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lundi 22 juin 2020

De la consommation en la Grâce, par le R.-P. Jean-Joseph Surin


Extrait du CATÉCHISME SPIRITUEL DE LA PERFECTION CHRÉTIENNE, TOME I, Composé par le R. P. J. J. SURIN, de la Compagnie de Jésus :


La conversion de Saint Paul, Actes des Apôtres (Comtesse de Segur)


De la consommation en la Grâce



Qu'entendez-vous par cette consommation ?

J'entends le plus haut degré de perfection, auquel l'homme étant arrivé, on peut dire qu'il est consommé en vertu, affermi dans la pratique du bien, et comme confirmé en grâce.


En quoi consiste cette consommation ?

Outre les grâces dont nous venons de parler, qui sont propres de cet état ; ce qui en fait le caractère, c'est la fermeté, la facilité au bien, et la liberté.


Quelle est cette fermeté ?

C'est un établissement dans la vertu si solide, qu'il paraît être inébranlable : il se fait par un long exercice, par la force des saintes habitudes et par les secours de la grâce ; de la même manière que les hommes, à force de s'exercer dans les professions particulières qu'ils ont embrassées dès leur jeunesse, s'y perfectionnent si solidement, qu'ils n'y trouvent rien de difficile, et qu'ils semblent être nés à ces sortes de professions. Cette fermeté est particulièrement opposée à l'inconstance et à la faiblesse humaine, dont on n'est bien affranchi que dans l'état que nous décrivons.
C'est par cet endroit que le Fils de Dieu fait l'éloge de son saint Précurseur, lorsqu'il dit aux Juifs : Qu'êtes-vous allé voir dans le désert ? Un roseau que le vent agite ? comme s'il disait que la plupart des hommes, bien différents de Jean-Baptiste, sont comme des roseaux qui plient à tout vent ; qu'ils oublient bientôt leurs saintes résolutions ; qu'ils pratiquent quelque temps la vertu, et qu'ils l'abandonnent ensuite, non seulement par leur infidélité à la grâce, et parce qu'ils font des chutes, mais encore par inconstance et par pure légèreté. La consommation en la grâce met l'homme à l'abri de cette inconstance.


En quoi est-ce que la fermeté de cet état doit paraître ?

En trois points principaux, qui embrassent toute la perfection, et sur lesquels nous devons être invariables. Le premier est le dessein d'être à Dieu par préférence, de se donner à lui sans réserve, et de persévérer dans son service avec un attachement inviolable. Le second est l'exécution de ce dessein, laquelle consiste à donner toute son attention à Dieu, à tout ce qui concerne le service de Dieu, et surtout aux maximes qui regardent l'abnégation, la victoire de soi-même, et l'innocence de la vie. Il faut se remplir de ces maximes, y fixer son estime et son goût, jusqu'à n'avoir d'inclination et de mouvement que pour les pratiques de perfection. Le troisième est la continuation non seulement dans un genre de vie conforme aux conseils évangéliques, comme est celui des Religieux et de plusieurs personnes du siècle consacrées à la dévotion, mais encore dans la ferveur, qui est une disposition de l'âme à faire toujours ce qu'il y a de plus parfait et de plus agréable à Dieu.
Pour être affermi dans cet état de ferveur, outre l'idée du bien parfait, qu'on doit toujours avoir présente ; outre l'application continuelle à mettre cette idée en pratique, il faut encore une sainte ardeur et une certaine vivacité qui tienne l'esprit toujours attentif et en disposition d'agir : à peu près comme les soldats qui sont en faction, auxquels on ne permet jamais de s'endormir, ni de se distraire. Dans cette vigilance infatigable consiste proprement la ferveur, qui est l'effet d'une grande grâce et d'une fidèle correspondance ; et la consommation dont nous parlons, est l'affermissement de l'âme dans cette vigilance continuelle ; non à force de combattre, comme font les commençants, mais par inclination, par état, et par la facilité que donne l'habitude contractée.


Est-ce que les personnes ainsi consommées n'ont plus de peine à pratiquer la vertu ?

Elles n'en ont plus du côté de leur volonté, qui se tourne aisément au bien par la force des saintes habitudes qu'elles ont acquises : il leur en coûteront bien plus d'abandonner le genre de vie qu'elles ont embrassé, qu'il ne leur en coûte de le soutenir. Cependant elles sentent toujours la peine qui vient de la difficulté des choses qu'elles entreprennent ; mais comme c'est une peine qu'elles sont bien aises d'avoir, elles aiment à la souffrir, et il leur fâcherait d'en être délivrées. Voilà comment les souffrances se changent en joies et en délices, et comment s'accomplit cette parole de Notre Seigneur : Mon joug est doux, et mon fardeau est léger (Matth., 11, 10).


En quoi consiste la facilité au bien, qui est le second effet de la consommation en la grâce ?

Elle consiste dans une douce pente et dans une situation d'esprit, qui dispose l'âme à l'égard des pratiques de vertu, comme les inclinations naturelles à l'égard des objets sensibles. Ces personnes ont, par la vertu de la grâce et par la force de l'habitude, le même penchant à aimer Dieu, et tout ce qui appartient à son service, que les autres, hommes à aimer leurs enfants et leur propre vie : elles regardent comme une chose impossible, d'agir de propos délibéré contre la volonté de Dieu. C'est la disposition où était saint Bernard, quand il disait : Mon Dieu, lorsque je vois votre volonté en quelque chose, je ne sais comment je pourrais être capable de ne pas m'y conformer.


D'où vient cette grande facilité ?

De la grâce qui, après s'être établie en l'homme, et intimement unie à lui, le perfectionne entièrement, l'élève à un ordre surnaturel et divin, et fait en lui l'office d'une seconde nature, qui porte son cœur à Dieu, et dispose sa volonté au bien d'une manière particulière. Tout ce qu'il y a de plus difficile, se fait alors aisément ; et ce reste de concupiscence et de corruption de la nature, dont on ne saurait se défaire en cette vie, est comme relégué par la grâce, bien loin de la volonté, et mis hors d'état de nuire ; ainsi que les serpents qui, amortis par le froid et par la gelée, se tiennent cachés et sans mouvements, comme s'ils n'avoient point de vie.


Comment est-ce donc que les personnes de cette élévation offensent Dieu, et se confessent ?

Elles apportent au Sacrement les fautes qu'elles commettent, qui sont très-légères, et faites avec peu de réflexion : car il est difficile de comprendre comment des fautes commises de propos délibéré, qui supposent quelque volonté de déplaire à Dieu, pourraient compatir avec la grâce de cet état, et se trouver dans des personnes qui regardent Dieu comme leur époux, et que Dieu regarde comme ses épouses.
Cette résidence constante du Saint-Esprit, laquelle rend aux personnes dont nous parlons, la pratique du bien comme naturelle, à force de la leur faciliter, a donné occasion à quelques mystiques d'user d'une expression assez extraordinaire, et de dire que ces âmes ont Dieu substantié en leur fond ; ce qui ne signifie autre chose, si ce n'est que Dieu par son Esprit-Saint, a pris possession de ces âmes ; qu'il s'est uni intimement à elles, et qu'ensuite de leur fidèle correspondance il s'est rendu le principe de leurs actions, de la manière que nous l'avons expliqué en parlant de l'union divine. Mais ce sont là des mystères que nous ne comprendrons bien que dans le Ciel.


Quel est l'effet de cette facilité ?

C'est de disposer le cœur de telle manière, qu'on se fasse un plaisir de tout ce qu'il y a de plus difficile dans le service de Dieu, et qu'on ne croit pas pouvoir vivre sans les jeûnes, les mortifications, l'Oraison, la Communion et les autres saints exercices.


N'arrive-t-il jamais que les âmes consommées en grâce, après avoir longtemps pratiqué la vertu avec facilité, éprouvent les révoltes de la nature et les attaques du démon ?

Dieu, pour les éprouver et pour les perfectionner davantage, permet quelquefois que leurs passions se soulèvent, et que l'ennemi du salut les porte au mal par de vives impressions. Mais c'est afin que ces tentations du démon, et ces révoltes de la nature, les rendent plus humbles, et les établissent plus solidement dans la vertu : comme nous voyons que certains arbres et certaines plantes se fortifient à la gelée, et jettent de plus profondes racines.
Et quoique les âmes ainsi éprouvées ne s'aperçoivent pas du dessein que Dieu a sur elles, parce qu'elles ne sont occupées que du danger de leur état ; elles ne laissent pas de tirer de grands avantages de ces épreuves.
Cette conduite de Dieu n'est pas ordinaire ; elle ne regarde que peu de personnes, parmi lesquelles il y en a que Dieu laisse dans les peines et les tentations jusqu'à la mort, et qui craignent toujours de se perdre. Cependant au milieu de leurs combats et de leurs rudes épreuves, il leur échappe quelquefois des paroles si pleines de l'esprit de Dieu ; et quand il faut agir pour lui, elles le font avec tant de forces et de générosité, qu'il est aisé de juger quelles ne cèdent en rien à ceux que Dieu traite avec douceur, et qu'elles ne sont ni moins fidèles, ni moins consommées en vertu.
Il est vrai qu'il est difficile d'accorder les peines continuelles avec l'état des noces spirituelles, que les Mystiques, après l'avoir éprouvé, ont appelé une espèce de Paradis. C'est pourquoi il faut dire qu'il y a plus d'une sorte de consommation en grâce ; que le mariage spirituel est ordinairement la récompense des grandes épreuves ; et que lorsqu'il plaît à Dieu d'accorder cette insigne faveur avec des peines extrêmes, il en use ainsi, pour faire comprendre à ses serviteurs que la vie présente se passe dans une vicissitude continuelle de biens et de maux ; qu'ils doivent se regarder comme des pèlerins et des voyageurs sur la terre ; et que nul n'est assuré de son salut, que celui à qui Dieu en a fait une révélation particulière, comme il est arrivé à quelques Saints.


En quoi consiste la liberté, qui est le troisième effet de la consommation en la grâce ?

Elle ne consiste point à n'être pas si exact et si retenu qu'auparavant, mais à l'être sans gène et sans contrainte, et à faire ce qu'on fait d'une manière aisée, et qui n'a rien de la timidité scrupuleuse et de la retenue gênante des commençants. Outre cela, les personnes consommées en vertu, peuvent faire innocemment, et même avec mérite, des choses dont elles s'abstenaient autrefois avec grand soin et qu'elles n'auraient pu faire sans danger et sans quelque préjudice de leur perfection. En certaines occasions elles parlent d'elles-mêmes, et des grâces que Dieu leur a faites, comme saint Paul, qui disait, qu'il avait plus travaillé que tous les autres Apôtres. Elles accordent à leur corps des soulagements qu'elles lui refusaient autrefois ; et en cela elles ne font rien contre l'humilité et la mortification, parce qu'elles n'ont que Dieu en vue, qu'elles lui rapportent tout, comme à l'auteur de tout bien, et que dans les soulagements qu'elles prennent, elles n'ont égard qu'aux affaires dont elles sont chargées pour sa gloire, et nullement à leur propre satisfaction.
Il ne faut pas s'étonner que ces personnes soient ennemies de la contrainte et qu'elles fassent tout ce qu'elles veulent ; elles ne veulent que le bien, et c'est le Saint-Esprit qui les meut et qui les conduit en toutes choses ; elles ont une aversion très-grande pour le péché et pour toute sorte d'imperfection : elles ont la liberté de faire le mal ; mais elles la regardent comme un dur esclavage, et une honteuse nécessité. Saint Augustin n'a-t-il pas dit : Aimez, et faites ce que vous voudrez ? Les François d'assise, les Xaviers, et plusieurs autres solidement établis dans cet amour, allaient, venaient et volaient partout où l'Esprit de Dieu les portait, comme les animaux que vit le Prophète Ézéchiel.
Les hommes de ce caractère ne voient rien de grand que Dieu ; tout le reste leur paraît petit : ils ne sont point sujets aux craintes et aux désirs qui agirent les autres hommes : ils parlent aux Princes et aux Rois avec une merveilleuse intrépidité, et ils osent dire quelquefois ce que d'autres n'oseraient penser : témoin les reproches de Jean Baptiste à Hérode, d'Élie à Achab. C'est l'Esprit du Seigneur qui
inspire cette hardiesse aux hommes consommés en grâce. Comme ils sont élevés à un ordre surnaturel et divin, ils ne se ressentent point des faiblesses de la nature : comme ils sont établis en Dieu, qui n'a point de bornes, ils jouissent de toute l'étendue qu'ils trouvent dans cet Être infini : et c:est ainsi que s'accomplit cette vérité : Où est l'Esprit du Seigneur, là est la liberté (1 Cor.) ; au lieu que la gêne et la contrainte sont le partage de ceux qui se cherchent eux-mêmes, et qui suivent les inclinations de la nature.


Par quelle voie peut-on arriver à cette consommation ?

Il y en a deux. L'une est extraordinaire ; et c'est un don spécial, par lequel Dieu confirme l'homme en grâce : ce don fut accordé aux Apôtres, lorsque le Saint-Esprit descendit sur eux ; et à saint Paul, au moment de sa conversion. L'autre est plus ordinaire, et c'est le long exercice et la pratique constante des vertus. L'homme après avoir passé par les grands travaux, par les affreuses nuits, et par les terribles épreuves qu'on rencontre dans la voie de la perfection, parvient enfin avec le secours de la grâce, à l'état que nous venons de décrire.


Y a-t-il en cette vie quelque état où l'on puisse avoir une sûreté entière ?

Il n'y en a aucun. Quelque riche qu'on soit en vertu et en mérite ; quelque facilité au bien, et quelque liberté qu'on ait acquise, on a toujours sujet de craindre ; On doit toujours veiller sur soi, pour s'éloigner de tout ce qui est mal. On a beau dompter l'amour-propre, et combattre les inclinations de la nature corrompue, on ne les détruit jamais bien en cette vie ; ce sont des ennemis toujours attentifs aux occasions de recommencer la guerre, et toujours capables de perdre un homme, qui se laissant éblouir par ses progrès dans la vertu, oublierait que tout bien vient de la grâce, et qu'il a toujours un principe de mal dans son propre fond.
On doit donc toujours craindre l'orgueil et le relâchement, quelque saint que l'on puisse être. Il est vrai qu'en certains états où Dieu se communique aux âmes d'une manière sublime, et en même temps très-amoureuse, cette crainte n'est pas sensible, et qu'elle compatit avec une entière confiance, et avec une parfaite paix ; ce qui suffit pour justifier ce que nous venons de dire, que l'homme de bien peut être heureux avant la mort, lorsqu'il est consommé en grâce : et en effet cet état est un avant-goût du Paradis.


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