mercredi 24 juin 2020

De la liberté des enfants de Dieu


Saint Jean de la Croix
C'est une chose qui paraît tenir du paradoxe, et qui est néanmoins vraie de la plus exacte vérité, que de tous ceux qui servent Dieu, ceux-là sont les plus libres et même les seuls vraiment libres, qui se laissent conduire en tout par l'esprit de Dieu, et que saint Paul appelle par cette raison les enfants de Dieu. C'eux, dit-il, qui sont conduits par l'esprit de Dieu, sont les enfants de Dieu. Les mondains qui vivent au gré de leurs désirs, qui ne se gênent sur rien, paraissent libres, et ne le sont pas. Ils deviennent bientôt esclaves de leurs passions, qui les tyrannisent avec la dernière violence. C'est une vérité à laquelle ils sont forcés eux-mêmes de rendre hommage, et quand ils ne l'avoueraient pas, leur conduite le dit assez ; car il n'est point d'homme livré à ses passions, qu'elles ne mènent beaucoup plus loin qu'il ne veut, qu'elles ne tiennent comme enchaîné, et qu'elles ne forcent, en quelque sorte, à faire ce qu'il condamne. Tel est l'empire d'une malheureuse habitude.
La plupart de ceux qui sont sincèrement chrétiens, mais faibles et lâches dans la pratique de leur devoir, ne sont pas libres non plus. Les occasions les entraînent ; ils cèdent à la moindre tentation ; le respect humain les subjugue ; ils veulent le bien, et mille obstacles les en détournent ; ils détestent le péché, et ils n'ont pas la force de s'en éloigner. Or, ce n'est pas être libre de ne pas faire le bien qu'on aime, et de faire le mal qu'on n'aime pas.
Les dévots qui se conduisent par leur propre esprit ne sont pas libres non plus. Ils croient l'être, parce qu'ils se sont fait un plan de dévotion à leur manière, et qu'ils suivent une certaine routine dont ils ne se départent pas. Mais au fond ils sont asservis à leur imagination, pleins d'inconstance, d'inquiétude, de bizarreries, de caprices ; ils cherchent la dévotion sensible et lorsqu'ils ne la trouvent pas, ce qui arrive très-souvent, ils sont mécontents de Dieu et d'eux-mêmes. De plus, ils sont pour l'ordinaire scrupuleux, indécis, et ils éprouvent continuellement en eux-mêmes des agitations qu'ils ne sauraient calmer. L'amour-propre les domine, et ils n'en sont pas moins les esclaves, que les mondains ne le sont de leurs passions.
Il faut donc dire ou qu'il n'y a point de véritable liberté dans le service de Dieu, ce qui est une erreur et une espèce de blasphème ; ou que cette liberté est le partage de ceux qui se donnent à Dieu de tout leur cœur, et qui s'assujettissent à suivre en tout les mouvements de la grâce.
Mais, dira-t-on, comment peut-on être libre, et être assujetti en tout à l'esprit de Dieu ? Ne sont-ce pas là des idées contradictoires ? Point du tout. La parfaite liberté de la créature raisonnable consiste dans cet assujettissement ; et plus elle est assujettie en ce sens, plus elle est libre.
Pour bien comprendre cette vérité, il faut remarquer, en premier lieu, que la liberté est la principale perfection de l'homme, et que cette perfection est d'autant plus excellente en lui, qu'il en use toujours conformément à la raison et aux vues de Dieu ; car une liberté qui n'aurait pas de règle, serait un vice et un libertinage.
Il faut remarquer, en second lieu, que la vraie liberté ne consiste pas dans le pouvoir de mal faire. Ce pouvoir est un défaut inhérent à la créature qui est essentiellement faillible, parce qu'elle est tirée du néant. Mais un tel pouvoir est si peu un appendice de la liberté, que Dieu, qui est souverainement libre, est dans l'impossibilité absolue de faire le mal. Il s'en suivrait donc que l'homme est plus libre que Dieu, si la liberté consistait dans le pouvoir de se livrer au bien ou au mal.
L'homme a ce malheureux pouvoir, et c'est en lui une imperfection radicale, qui peut le conduire à sa perte éternelle. Que faut-il donc qu'il fasse pour corriger cette imperfection de sa liberté, et pour approcher, autant qu'il lui est possible, de la liberté de Dieu ? Il faut qu'il prie Dieu de le diriger lui-même dans le choix de ses actions ; qu'il écoute au dedans de lui la voix de la grâce ; qu'il la suive, et qu'il s'y abandonne. Par ce moyen il veut ce que Dieu veut ; il fait ce que Dieu lui inspire de faire ; il se garantit de tout mauvais usage de sa liberté ; il s'élève, autant qu'il dépend de lui, à la perfection de la liberté divine ; la liberté de Dieu devient en quelque sorte la sienne, puisqu'il n'agit plus par son propre mouvement, mais par l'impression de la volonté de Dieu. Il est donc, par son assujettissement à Dieu, aussi parfaitement libre qu'il puisse être.
Mais cet assujettissement est bien gênant. D'où vient cette gêne ? De notre inclination au mal, de nos mauvaises habitudes, d'un certain esprit d'indépendance et d'orgueil, qui a causé la chute des anges et du premier homme. Qu'est-ce qui sent cette gêne et en murmure ? Est-ce la raison de l'homme ? Est-ce sa conscience ? Non, c'est sa nature corrompue, ce sont ses passions. Mais la raison humaine, qui est un écoulement et un rayon de la raison divine, ne se plaindra jamais de la nécessité où elle est de s'y soumettre et de s'y conformer ; la conscience, qui est cet instinct de droiture que Dieu a mis au fond de notre cœur, ne murmurera jamais contre un assujettissement qui est sa première loi, et elle ne donnera jamais l'odieux nom de gêne à la règle qui la dirige. Une gêne qui n'a lieu que pour nos passions effrénées, pour notre orgueil, pour notre amour-propre, est un frein salutaire, est un joug doux et agréable à la raison éclairée par la foi.
Cette gêne, au reste, ne dure que jusqu'à ce que les passions soient amorties, l'amour-propre dompté, l'orgueil foulé aux pieds ; elle ne dure que jusqu'à ce que nos mauvais penchants soient changés par l'habitude en une inclination vers le bien, et que la voix de la grâce soit plus forte que celle de la nature. Ce moment heureux arrive, lorsqu'on a fait pendant quelque temps de généreux efforts sur soi-même, et qu'à l'aide de la grâce, on a acquis de l'empire sur les sens, sur l'imagination, sur les premiers mouvements déréglés qui s'élèvent en nous malgré nous.
Alors on se sent vraiment indépendant de tout ce qui n'est pas Dieu, et l'on jouit délicieusement de la liberté de ses enfants. On a pitié des misérables esclaves du monde ; on se félicite d'être affranchi de leurs chaînes. Tranquille sur le rivage, on les voit entraînés au gré des flots de cette mer d'iniquités, agités de mille vents contraires, et toujours sur le point d'être abîmés par la tempête. On jouit d'un calme profond, on est maître de ses désirs, on est maître de ses actions, parce que ce qu'on fait on veut le faire. Nul objet d'ambition, d'avarice, de volupté, ne nous tente, nul respect humain ne nous arrête ; les jugements des hommes, leurs critiques, leurs railleries, leurs mépris ne sont plus rien pour nous, et n'ont point la force de nous détourner de la voie droite. Les adversités, les souffrances, les humiliations, les croix de toute espèce n'ont plus rien d'affreux et de redoutable. En un mot, on est élevé au-dessus du monde, et de ses erreurs, et de ses attraits, et de ses terreurs. Qu'est-ce donc qu'être libre, si ce n'est pas là l'être ?
Il y a plus, on est libre à l'égard de soi-même ; on ne dépend plus de son imagination ni de l'inconstance de sa volonté ; on est ferme et inébranlable dans ses résolutions, fixe dans ses idées, décidé dans ses principes, réglé dans toutes ses actions. L'esprit de Dieu, que l'on suit fidèlement, communique son immutabilité à la créature si changeante par elle-même ; et, au milieu de tous les combats intérieurs qu'on éprouve, la volonté demeure stable comme un rocher. Ceci est une affaire d'expérience, dont il est impossible de juger par une autre voie. Mais les personnes qui sont véritablement à Dieu, même celles qui commencent, sont étonnées de la différence qui se trouve entre ce qu'elles sont et ce qu'elles étaient auparavant. Cette différence est exactement celle qu'il y a entre une mer calme, paisible et maîtresse en quelque sorte du mouvement de ses eaux, et une mer en furie, agitée de tous les vents. Quelle liberté plus grande que cette possession de soi-même, cet empire sur tous les mouvements de l'âme, à laquelle il échappe à peine, durant de très-courts instants, quelque chose d'indélibéré !
Y a-t-il quelque chose au-delà, et la liberté des enfants de Dieu s'étend-elle plus loin ? Oui. Ils sont libres à l'égard de Dieu même. Je veux dire que, quelque conduite que Dieu tienne à leur égard, soit qu'il les éprouve, soit qu'il les console, soit qu'il s'en approche, soit qu'il paraisse s'en éloigner, l'assiette de leur âme est toujours la même ; ils sont élevés au-dessus de toutes les vicissitudes de la vie spirituelle ; la surface de leur intérieur peut être agitée ; mais le fond jouit de la plus grande paix. Leur liberté à l'égard de Dieu consiste en ce que, voulant tout ce que Dieu veut, sans pencher ni d'un côté ni de l'autre, sans aucun retour sur leurs propres intérêts, ils ont consenti d'avance à tout ce qui leur arrive, ils ont confondu leur choix avec celui de Dieu, ils ont librement accepté tout ce qui leur vient de sa part ; en sorte qu'ils peuvent toujours dire, qu'en quelque état qu'ils soient, ils n'y sont pas malgré eux, qu'ils sont contents de tout, et qu'ils ont tout ce qu'ils souhaitent. Oui, lors même qu'ils sont investis et comme accablés de croix ; lorsqu'ils sont submergés dans un océan de peines ; lorsque le démon, les hommes et Dieu lui-même s'accordent à leur faire la guerre ; lorsqu'ils n'ont absolument aucun appui, ni extérieur, ni intérieur, ils sont contents, leur joie est entière et surabondante, selon l'expression de l'Apôtre, et ils se complaisent dans leur état au point qu'ils ne le changeraient pour aucun autre, et qu'ils ne se permettraient pas la plus légère démarche pour en sortir.
Telle et plus grande encore est la liberté des enfants de Dieu. Rien au monde ne peut leur arriver sur la terre contre leur gré ; ils ne désirent rien, ils ne regrettent rien ; rien ne les trouble, rien ne les affecte. Comparez cette situation, je ne dis pas seulement avec celle des mondains dans leurs joies, dans leurs chagrins, dans leurs projets, dans leurs craintes, dans leurs espérances ; mais avec celle des dévots ordinaires à qui leur amour-propre ne laisse jamais goûter une véritable paix ; et vous conviendrez qu'il n'est point de sacrifice qu'on ne doive faire pour parvenir à un état si éminent.

(Extrait du Manuel des âmes intérieures)


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