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mercredi 17 juin 2020

De la violence qu'il faut se faire à soi-même




Depuis les jours de Jean-Baptiste, dit Jésus Christ, le royaume des cieux souffre violence, et ceux qui se font violence le ravissent. Si Jésus-Christ a rendu en un sens la voie du ciel plus facile par l'effusion abondante de ses grâces, et par l'esprit d'amour qu'il a répandu sur ses disciples ; d'un autre côté, il a rendu cette voie plus étroite, parce qu'il est venu mettre la loi à sa perfection, et qu'il exige plus que Dieu n'exigeait sous la loi de nature et sous celle de Moïse. Ainsi depuis le moment que Jean-Baptiste a annoncé la venue du Sauveur, le royaume des cieux ne s'obtient que par la violence qu'on se fait à soi-même ; il faut le ravir et l'emporter, pour ainsi dire, d'assaut. Cette parole est dure à la nature, parce que c'est elle qu'il faut combattre, et cela quelquefois jusqu'au sang, sans trêve ni repos. Si le service de Dieu ne consistait que dans une certaine routine de dévotion, compatible avec une vie douce et commode, avec les recherches de l'amour-propre, et une secrète complaisance en soi-même, le nombre des Saints, c'est-à-dire des vrais chrétiens, des véritables amateurs de l'Évangile, ne serait pas si rare, et notre condition serait à tous égards plus heureuse que celle des Juifs, à qui Dieu prescrivait tant de pratiques extérieures, dont la loi de grâce nous a affranchis.
Mais à ces pratiques extérieures, Jésus-Christ en a substitué d'intérieures, qui sont sans comparaison plus pénibles. Il n'est pas venu, dit-il, apporter la paix, mais le glaive. Il met ce glaive à la main de ses serviteurs, et il veut qu'ils s'en servent contre eux-mêmes pour circoncire leur cœur, pour retrancher sans pitié tous les penchants de la nature corrompue, pour se donner la mort, et ne laisser en eux aucun vestige du vieil Adam.
Que cela est dur, encore une fois, et difficile à entendre ! Tant qu'il ne s'agit que de faire quelques prières réglées, de visiter les églises, de pratiquer les œuvres de charité, on trouve assez de personnes qui embrassent le parti de la dévotion. Un directeur qui n'en demande pas davantage est écouté ; c'est un homme de Dieu, c'est un saint. Mais parle-t-il de se corriger de certains défauts, de vaincre le respect humain, de réformer son humeur, de tenir en bride tous les sentiments naturels, et de suivre en tout l'esprit de la grâce, il n'est plus écouté ; il exagère, il outre les choses.
Il est certain toutefois que c'est en cela que consiste l'esprit du christianisme ; qu'un vrai chrétien se regarde comme son plus grand ennemi ; qu'il se fait une guerre continuelle ; qu'il ne s'épargne sur rien, et qu'il met tout son progrès dans les victoires qu'il remporte contre lui-même.
Lorsque l'on commence à se donner à Dieu, il nous traite d'abord avec beaucoup de douceur pour nous gagner ; il répand dans l'âme une paix, une joie ineffables ; il nous fait trouver du goût à la retraite, au recueillement, aux exercices de piété ; il nous facilite la pratique de la vertu ; rien ne coûte, on se croit capable de tout.
Mais dès qu'il s'est une fois bien assuré d'une âme, il ne tarde point à l'éclairer sur ses défauts ; il lève par degré le voile qui les lui cachait, et il lui inspire une forte volonté de les combattre. De ce moment elle se tourne contre elle-même ; elle entreprend la défaite de son amour-propre, elle le poursuit sans relâche partout où elle l'aperçoit ; et, à la faveur de la lumière, où ne l'aperçoit-elle pas ? Elle ne voit en elle que misères, qu'imperfections, que recherches de soi-même, qu'attache à son propre sens ; sa dévotion même lui paraît pleine de défauts. Elle croyait aimer Dieu, et elle trouve qu'elle rapporte à soi l'amour qu'elle a pour Dieu ; qu'elle s'approprie ses dons ; qu'elle le sert dans cette vue, qu'elle s'en estime davantage, et qu'elle conçoit un secret mépris des autres qui n'ont pas reçu les mêmes grâces.
Dieu lui montre tout cela successivement ; car si tout lui était montré à la fois, elle ne pourrait en soutenir la vue, et elle tomberait dans le découragement. Mais le peu qu'elle en découvre suffit pour lui faire connaître qu'elle n'est pas encore entrée dans le chemin de la perfection, et qu'elle a bien des combats à se livrer avant d'arriver au terme.
Si elle est courageuse et fidèle, que fait-elle alors ? Elle s'humilie sans se désespérer ; elle met en Dieu sa confiance, et elle le conjure de la seconder dans la guerre qu'elle va entreprendre. Ensuite elle se met bien avant dans l'esprit et dans le cœur cette maxime du livre de l'Imitation : Vous ne profiterez qu'à mesure que vous vous ferez violence ; maxime qui contient le plus pur esprit de l'Évangile, et sur laquelle se sont gouvernés tous les Saints.
À leur exemple, elle déclare la guerre à la nature, à son esprit, à son cœur, à son caractère ; et, pour ne rien donner ici l'imagination, et à une ardeur indiscrète, elle prie Dieu de la diriger dans cette guerre, de l'éclairer à mesure sur les ennemis qu'elle doit combattre, de ne lui rien passer, mais de l'avertir de tout ce qui se passe en elle, afin qu'elle y mette ordre avec le secours de la grâce. Elle forme la généreuse résolution de se contrarier en tout, et de ne rien souffrir en elle qui puisse blesser la sainteté infinie de Dieu.
La voilà donc devenue soldat de Jésus-Christ, la voilà enrôlée sous ses étendards. Jusqu'alors Dieu l'avait préparée et disposée, mais à ce moment elle se revêt de ses armes de la foi, et elle entre dans le champ de bataille.
Combien durera ce combat ? Il durera tant qu'il restera un ennemi à vaincre, tant que la nature conservera un souffle de vie, tant que le vieil Adam ne sera pas détruit. Un bon chrétien ne met jamais les armes bas, et tout n'est pas encore fini pour lui, lorsqu'il a combattu jusqu'à l'extinction de ses forces. Que veut dire cela ? Que peut-il lui rester à faire quand il est épuisé par ses propres victoires, et qu'il a poussé la violence contre lui-même aussi loin qu'elle pouvait aller ? Il ne lui reste plus rien à faire, mais il lui reste à souffrir l'action de Dieu, qui désormais veut faire seul ce qui est au-dessus des forces de l'homme.
La sainteté se commence par nos efforts soutenus de la grâce, et elle s'achève et se consomme par l'opération divine. L'homme élève l'édifice tant qu'il peut ; mais, parce qu'il y a de l'humain dans cet édifice, Dieu renverse tout l'ouvrage de l'homme, et il y substitue le sien, où la créature n'a d'autre part que de le laisser faire. Elle n'agit plus, mais elle pâtit, parce que c'est sur elle que Dieu opère ; elle ne se fait plus violence, mais elle la souffre ; et cet état purement passif est incomparablement plus pénible. Tant que l'âme agit, elle se sent de la force, et sa propre action la soutient. Or, dans ce sentiment de sa force, il entre toujours quelque peu d'amour-propre ; et elle s'attribue quelque part de la victoire, parce qu'en effet elle y a contribué.
Mais, lorsque Dieu agit seul, toute faculté d'agir est ôtée à l'âme ; elle voit bien ce que Dieu fait en elle, mais elle ne peut le seconder ; et elle n'a garde de s'attribuer rien, puisqu'elle n'y a nulle part. D'ailleurs toute l'opération de Dieu consiste alors à détruire, à renverser, à dépouiller l'âme et à la réduire à une parfaite nudité, et il n'exige d'elle d'autre correspondance, sinon qu'elle se laisse comme enlever sans regret tous les dons, toutes les grâces, toutes les vertus dont Dieu l'avait ornée, et qu'elle s'était appropriés.
Oh ! que cette destruction, cet anéantissement de la créature est une œuvre grande et difficile ! Que de combats il faut se livrer pendant une longue suite d'années ! Et, quand on croit que tout est fini , que de nouveaux assauts bien plus terribles il faut essuyer de la part de Dieu qui agit sur sa créature en maître souverain , et qui exerce sur elle tout le domaine qu'elle lui a cédé par le don de sa liberté ! Quel courage ne faut-il pas pour entreprendre et pousser jusqu'au bout la guerre contre soi-même ! Mais quel courage incomparablement plus grand, pour soutenir la guerre que fait ensuite Dieu lui-même, et pour se laisser écraser sous les coups de sa main toute-puissante.
Ô mon Dieu ! je commence à connaître quelle violence doit se faire et éprouver celui que vous appelez à la perfection de votre Évangile. Mais, grâces vous en soient rendues , cette vue ne m'effraye point. Si je comptais sur moi, j'abandonnerais tout, ne me sentant capable de rien. Mais je ne compte que sur vous seul, et je puis tout en celui qui me fortifie. Vous avez commencé l'œuvre, j'espère que vous la continuerez et que vous l'achèverez. Je n'y veux d'autre part que celle de vous seconder tant que je pourrai, et ensuite de vous laisser faire seul tout ce qu'il vous plaira,


(Extrait du Manuel des âmes intérieures)


Reportez-vous à Sur la croix, Sur la sainteté, Avis important pour ceux qui ont des peines d'esprit, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Sur la vie nouvelle en Jésus-Christ, De l'activité naturelle, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De la vie parfaite, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De la Mortification, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Remèdes à l'amour-propre, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Des tentations et des illusions, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Sur la vaine curiosité, De la nourriture du corps, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Des Habits, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Des moyens de parvenir à la vraie et solide vertu, Idée de la vraie Vertu, De la vraie et solide dévotion, Degrés des vertus qu'on se propose d'acquérir, Pour bien faire l'oraison et pour en tirer le fruit qu'on a lieu d'en attendre, En quelque état que vous soyez, rendez respectable, par vos sentiments et votre conduite, votre titre de Chrétienne, Qu'il est très-utile d'ajouter quelques pénitences à l'examen particulier, Conseils pour la lecture spirituelle, En quoi consiste l'exercice de la présence de Dieu, De la doctrine de Jésus-Christ, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Instruction sur la Grâce, Des Conseils Évangéliques, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Le Paradis de la Terre, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Ordre de la vie spirituelle pour les Directeurs, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, et Des maladies de l'âme, par le R.-P. Jean-Joseph Surin.