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dimanche 21 juin 2020

Sur la croix


Saint Dominique et Saint François portant la Croix
Celui qui ne porte pas sa croix tous les jours, n'est pas digne de moi (Jésus-Christ).
La croix est le sommaire de l'Évangile et l'étendard du chrétien. Par la croix, Jésus-Christ a réparé la gloire de son Père, il a apaisé sa colère et a réconcilié le monde avec lui. Mais la croix par laquelle Jésus-Christ nous a rachetés, ne nous dispense pas de porter la nôtre ; au contraire, elle est pour nous un engagement indispensable à marcher sur les traces de notre divin Maître. Sa croix a sanctifié la nôtre, elle lui a donné du prix et l'a rendue méritoire du salut éternel. Sans la croix de Jésus-Christ, toutes nos peines, toutes nos souffrances n'auraient pu satisfaire à Dieu pour le moindre péché, et le ciel nous aurait toujours été fermé. Nous savons assez cela ; mais ce que nous ne savons pas, ou plutôt ce que nous ne pouvons nous résoudre à pratiquer, c'est que pour nous rendre la croix de Jésus-Christ salutaire, il faut renoncer à nous-mêmes, mourir à nous-mêmes, et cela tous les jours et continuellement. Sans cela nous ne sommes pas chrétiens ; J.-C. nous désavoue et nous renonce. Ses paroles sont formelles sur ce point. Pour peu que nous aimions Dieu, pour peu que nous nous aimions nous-mêmes, il n'y a plus à balancer.
Voyons donc en quoi consiste la nécessité de porter sa croix, et si cette nécessité est aussi dure qu'elle le semble à la nature.
La nécessité de porter sa croix consiste premièrement et principalement à éviter le péché et toutes les occasions du péché. La chose est juste; tout chrétien en convient, mais cela va loin dans la pratique. Le péché a ses attraits ; il a ses avantages temporels ; les occasions en sont fréquentes et même journalières ; elles nous sollicitent puissamment, et le commun des chrétiens qui s'y trouvent sans cesse exposés, ont besoin de se faire une violence continuelle pour n'y pas succomber.
Elle consiste, en second lieu, à mortifier ses passions, à modérer ses désirs, à tenir la chair assujettie à l'esprit, à veiller sur ses sens, à garder exactement toutes les avenues de son cœur. Car le foyer du péché est en nous-mêmes, et dans notre concupiscence. Nous sommes portés au mal ; nous ne l'ignorons pas, et une funeste expérience nous apprend qu'à moins d'une vigilance continuelle, nos chutes sont inévitables.
Elle consiste, en troisième lieu, à nous séparer d'esprit et de cœur de tous les objets terrestres, charnels, temporels, pour occuper notre pensée et notre affection des objets célestes, éternels ; ce qui demande que nous luttions sans cesse contre le poids de la nature corrompue, qui nous entraîne vers la terre. Si nous y prenons garde, nous nous surprendrons à chaque moment dans des pensées et des désirs qui nous attachent à la terre comme des animaux, et qui nous ramènent sans cesse aux besoins, au bien-être, aux commodités du corps, et aux moyens de nous les procurer. Le physique nous occupe plus que le moral, à moins que nous ne fassions de continuels efforts pour nous élever au-dessus de nous-mêmes.
Elle consiste, en quatrième lieu, à recevoir, comme autant de dispositions de la Providence, tous les événements fâcheux qui nous arrivent, soit par des causes naturelles, soit par la malice des hommes, soit par notre propre faute. Ces croix de Providence sont fréquentes ; plus Dieu nous aime, plus il nous en envoie, parce qu'elles tendent à nous détacher de la terre et à nous attacher à lui ; elles sont les plus propres à nous sanctifier, parce qu'elles ne sont pas de notre choix, et que, pour cette raison, elles en sont plus mortifiantes.
Elle consiste, en cinquième lieu, à embrasser toutes les épreuves, toutes les peines dont la vie spirituelle n'est qu'un tissu ; ceci regarde les âmes intérieures qui marchent plus spécialement sur les traces de Jésus-Christ. Ce divin Sauveur, en les adoptant pour ses épouses, les charge de sa croix, de la croix qu'il a lui-même portée ; croix formée de deux branches qui sont les souffrances et les humiliations intérieures et extérieures ; croix dont le démon, les hommes et Dieu lui-même s'accordent à les accabler ; croix intime et qui pénètre jusqu'au fond de l'âme ; croix auprès de laquelle toutes les croix précédentes ne sont rien ; croix, enfin, qui aboutit à l'extinction totale de l'amour-propre et au sacrifice de nos plus chers intérêts.
Cette dernière croix n'est le partage que d'un petit nombre d'âmes favorites : ce n'est pas une croix de nécessité, mais une croix d'amour ; c'est aussi pour cela qu'elle est plus pesante, parce que le motif de l'amour est incomparablement plus fort que celui du devoir. Il faut joindre à cette croix toutes celles que l'âme embrasse volontairement, comme les austérités, les vœux, l'état religieux.
Telles sont à peu près les croix auxquelles la vie du chrétien est plus ou moins sujette, et que les méchants partagent en partie avec les bons ; car ils ne sont pas moins exposés que les autres à toutes les croix de Providence, sans parler de celles qui leur sont propres, et qui sont la suite de leurs passions et de leurs crimes.
Examinons à présent si cette nécessité de porter sa croix est aussi dure qu'elle le paraît à la nature. Sur cela, je dis d'abord, en général, qu'il n'y a point et qu'il ne peut y avoir sur la terre de véritable bonheur hors de la voie de la croix ; je dis qu'il en coûte plus pour se damner que pour se sauver ; que les méchants ont, en un sens, plus à souffrir que les bons, et qu'ils souffrent sans consolation, sans espérance ; qu'ils sont dans un trouble, dans une agitation continuelle, toujours obligés de se fuir eux-mêmes, d'éviter leurs propres regards, toujours condamnés par les reproches secrets de leur conscience. Quand il n'y aurait que cette seule raison de porter sa croix en chrétien, pour se soustraire aux remords qui déchirent le libertin et l'impie, il n'en faudrait pas davantage pour disculper de dureté la doctrine de l'Évangile. Mais reprenons en particulier chaque espèce de croix, et voyons les adoucissements que la grâce y attache.
La première croix consiste à éviter le péché et toutes les occasions du péché. Cela est pénible pour la nature, et il en coûte souvent bien des sacrifices. Mais n'en coûte-t-il rien à la conscience et à la raison pour offenser Dieu ? Ne paye-t-on pas bien cher un moment de plaisir, suivi de repentirs inévitables, lorsqu'on a encore de la religion ? Quelle plus douce paix, au contraire, que la paix de la conscience ? N'est-elle pas préférable à un instant d'ivresse ? Quelle joie de s'être vaincu soi-même et d'avoir résisté à une tentation où l'on était près de succomber ! Avec quelle satisfaction et quelle confiance on s'approche de Dieu, on s'unit à lui par la prière et la participation des sacrements, tandis que celui qui se sent coupable, n'ose paraître devant lui, et que les devoirs de piété sont pour lui une gêne et un supplice !
La seconde croix consiste dans la mortification des passions. Mais n'est-il pas plus pénible de s'y livrer que de les dompter ? Toutes les passions ne sont-elles pas autant de tyrans et de bourreaux ! N'excitent-elles pas dans l'âme une faim insatiable ? On apaise cette faim par intervalles ; mais ne renaît-elle pas avec une nouvelle violence ? L'ambitieux, l'avare, le voluptueux, lors même que rien ne s'oppose à leurs désirs, ce qui n'arrive presque jamais, sont-ils heureux, peuvent-ils l'être ? Les suites des passions ne sont-elles pas presque toujours affreuses, même selon le monde ? Comparez en toute manière, soit du côté de la religion, soit du côté de la vie présente, l'état d'un homme esclave de ses passions, avec celui d'un chrétien qui leur fait la guerre et qui vient à bout de les assujettir, et vous avouerez que l'Évangile, en nous ordonnant cette guerre, travaille pour notre bonheur, même temporel.
La troisième croix est la séparation violente de l'âme avec elle-même, de sa partie basse et animale avec la partie supérieure et spirituelle. Cette séparation est très-pénible, parce que le corps nous ramène sans cesse à lui. Mais est-il rien de plus assujettissant que ce misérable corps ? Est-il jamais content ? À mesure qu'on lui accorde une chose, n'en demande-t-il pas une autre ? Et l'attention continuelle à le flatter, à écarter de lui tout ce qui le blesse, n'est-elle pas un tourment ? Est-il, au contraire, un empire plus digne de l'homme et plus agréable pour lui, que celui de maîtriser son corps, de le réduire à se contenter du nécessaire, de l'endurcir au travail et à la peine, de n'être presque point occupé de lui, et de pouvoir donner toute son attention aux choses dont la religion, dont notre condition, dont la société nous font un devoir ?
Les croix de Providence, qui sont la quatrième espèce, sont inévitables. Les méchants n'y sont pas moins exposés que les bons. Mais par leur résignation, leur patience, leur soumission à la volonté de Dieu, les bons chrétiens adoucissent tout ce que ces croix ont d'amer ; la religion leur fournit des motifs et des moyens de les porter en paix et même avec joie. Il n'en est pas ainsi des autres qui se livrent à la tristesse, à l'accablement, au désespoir, et qui, par leur disposition intérieure, rendent ces croix infiniment plus pesantes qu'elles ne sont.
Enfin, les croix spirituelles, les croix de pure épreuve, étant, comme je l'ai dit, des croix d'amour, sont les délices des âmes qui les portent. Elles les ont acceptées par choix ; loin de demander à Dieu d'en être délivrées, elles le prient sans cesse d'y en ajouter de nouvelles, s'écriant avec un grand Saint : Encore plus, Seigneur, encore plus ; elles veulent y mourir attachées comme leur Sauveur. Ces croix, qui sont les plus terribles, sont aussi celles qu'on porte avec plus de courage, avec plus d'amour, avec plus de paix intérieure, avec plus de force et de soutien d'en-haut ; et elles aboutissent toujours dans l'autre vie, et souvent dans celle-ci, à un bonheur ineffable. Il faut en croire ici les Saints sur leur expérience. Or, ils n'ont pas deux langages à ce sujet, et on ne les soupçonnera pas d'avoir conspiré à nous tromper.
Il est donc vrai, incontestablement vrai, que le bonheur, même présent et temporel du chrétien, est dans la croix, et qu'au contraire on se rend malheureux dès ici-bas par la fuite des croix, et la recherche de tout ce qui peut contenter la nature.


(Extrait du Manuel des âmes intérieures)


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