samedi 11 juillet 2020

De l'amour du prochain




Je vous donne un précepte nouveau : de vous aimer les uns les autres, comme je vous ai aimés. (Jésus-Christ.)
Le précepte de l'amour du prochain appartenant à la loi naturelle, et étant aussi ancien que le monde, en quel sens Jésus-Christ l'appelle-t-il un précepte nouveau ? En ce qu'il l'a renouvelé de la manière la plus authentique ; en ce que, non content de nous ordonner d'aimer le prochain comme nous-mêmes, il veut que nous l'aimions comme lui-même nous a aimés ; en ce qu'il nous a donné sur la croix le plus grand exemple de l'amour du prochain, qu'un Dieu fait homme pût donner ; enfin, en ce qu'il veut qu'à cette marque on reconnaisse ses vrais disciples.
En prenant notre nature, Jésus-Christ est devenu notre frère, et le chef du genre humain ; il nous a tous élevés en lui à l'adoption divine : en sorte que, dans le sens surnaturel, tous les chrétiens ne composent qu'une seule famille, dont Dieu est le père, dont Jésus-Christ est le premier-né ; nous partageons ses droits à l'héritage céleste ; nous participons aux mêmes grâces, aux mêmes sacrements ; nous mangeons tous à la même table, nous vivons du même pain ; nous sommes, en un mot, unis en Jésus-Christ et en son Église d'une façon toute spéciale. Ainsi, outre le rapport de proximité qui nous est commun avec tous les hommes, il y a entre tous les enfants de l'Église une liaison particulière, fondée sur leur union avec Jésus-Christ, et cimentée de son sang. C'est donc avec raison qu'il appelle nouveau le commandement qu'il donne à ses disciples de s'aimer mutuellement comme il les a aimés.
Or, comment Jésus-Christ nous a-t-il aimés ? Jusqu'à se faire victime de la justice divine pour nos péchés, jusqu'à donner sa vie et son âme pour nous racheter de la mort éternelle ; et cela lorsque nous étions tous ses ennemis par le péché originel, et quoiqu'il prévît que nous devions presque tous abuser de ses grâces, l'offenser grièvement, et nous faire même un titre de ses bontés pour l'outrager avec plus d'audace. Voilà ce que la conscience reproche plus ou moins à chacun de nous ; et néanmoins Jésus-Christ nous a aimés, il nous aime encore, et jusqu'à notre dernier soupir il sera toujours disposé à nous appliquer les mérites de son sang, et à nous réconcilier avec son Père par sa médiation.
Comprenons-nous à présent quelle étendue ont ces paroles : Aimez-vous les uns les autres, comme je vous ai aimés ?
Avons-nous une juste idée de nos obligations à cet égard ? Je dois aimer mes frères comme Jésus-Christ m'a aimé. Je dois partager avec eux non-seulement mes biens temporels, mais tous mes biens spirituels ; je dois prier pour eux comme pour moi-même, avec le même zèle pour leur salut que pour le mien, et le procurer de tout mon pouvoir par mes prières et mes bonnes œuvres, par mes discours, par mes exemples. Je dois être prêt à tout sacrifier, et à m'immoler moi-même pour le salut d'une âme. Je dois tout pardonner, tout oublier, tout souffrir de la part de mes frères, comme Jésus-Christ a tout souffert de ma part et m'a tout pardonné. Je dois, enfin, les aimer tous du même amour dont Jésus-Christ m'aime. Ô Dieu ! quelle charité régnerait parmi les chrétiens, si ce précepte était observé ! et, par une suite nécessaire, quelle sainteté ! Car il ne serait pas possible que les chrétiens s'aimassent de la sorte, sans tendre chacun selon son état à la plus haute perfection, sans s'y exciter, et s'en donner mutuellement l'exemple. Tous les désordres, tous les scandales, toutes les inimitiés, tous les péchés, en un mot, seraient bannis du christianisme. Elle régnait autrefois parmi les premiers fidèles, cette charité ; et ce que les païens en voyaient, ce qu'ils en pouvaient connaître, les ravissait d'admiration. Voyez, disaient-ils, comme ils s'aiment ! Aujourd'hui, loin d'aspirer à la charité chrétienne, la plupart n'ont pas même pour le prochain l'amour naturel que tout homme doit à un autre homme ; et les grands préceptes de la loi naturelle sont violés plus fréquemment peut-être, et d'une manière plus odieuse parmi nous, que chez les sauvages et les idolâtres. D'où vient cela ? C'est qu'on n'est plus chrétien que de nom ; qu'on en a même abjuré la profession extérieure et les devoirs essentiels, et que dans le cœur on est plus méchant que les païens. Ceci n'est point une exagération, et la chose doit être ainsi. Un mauvais chrétien doit porter la corruption et la malice plus loin qu'un païen, parce qu'en abusant des lumières de la foi et des grâces surnaturelles, il se dispose à abuser plus criminellement des lumières de la raison.
Gémissons sur ces affreux désordres, nous que Dieu appelle spécialement à son amour et à l'amour du prochain. Reconnaissons que l'amour-propre, source de tout péché, est l'ennemi de l'amour de Dieu et de l'amour du prochain ; que, tant qu'il en restera en nous quelque vestige, nous n'aimerons jamais nos frères comme Jésus-Christ nous recommande de les aimer. L'amour-propre nous concentre en nous-mêmes, et nous rend exclusifs ; il nous fait regarder le prochain comme étranger, non-seulement à l'égard des choses temporelles, mais même à l'égard des spirituelles : en sorte que l'esprit de propriété, l'intérêt personnel, la jalousie, l'envie se glissent dans notre dévotion, et qu'il nous semble quelquefois que le bien spirituel du prochain diminue le nôtre.
De plus, ce même amour-propre nous occasionne mille fautes contre la charité. Il nous rend délicats, ombrageux, soupçonneux, rigides et excessifs sur nos droits, aisés à offenser ; il entretient dans nos cœurs une certaine malignité, une joie secrète des petites mortifications qui arrivent au prochain ; du froid, de l'éloignement, de l'indifférence, de l'injustice dans nos jugements ; de la critique, de la partialité dans nos discours et nos procédés ; de l'indisposition, de la rancune, de l'aigreur contre certaines personnes, et quantité d'imperfections très-préjudiciables à la charité.
Je tiens pour impossible qu'une personne qui n'est pas intérieure parvienne au parfait accomplissement du précepte de l'amour du prochain, parce que pour cela il faut tellement mourir à son propre esprit et à sa propre volonté, qu'on soit conduit en tout par l'esprit, et animé par la charité de Jésus-Christ. D'ailleurs les occasions de blesser cette charité, du moins légèrement, se présentent sans cesse ; l'amour-propre, pour peu qu'il en reste, agit continuellement sur le cœur ; il séduit et corrompt notre jugement, il altère nos affections, et cela d'une manière imperceptible. Or, dans les personnes qui ne sont pas intérieures, quelque pieuses, quelque saintes qu'on les suppose d'ailleurs, il y a toujours un fond d'amour-propre qu'elles ne connaissent pas, et qui les rend aveugles et injustes à l'égard du prochain. J'ajoute qu'en bien des rencontres les devoirs de la charité sont si délicats et si subtils, que sans une lumière surnaturelle on ne saurait les distinguer clairement, et les apprécier au juste ; si difficiles à remplir, qu'il est besoin pour cela d'une vertu bien au-dessus du commun. Enfin, qu'ils exigent quelquefois des sacrifices qu'on ne peut faire qu'autant qu'on est dans la voie d'une mort entière à soi-même.
Oui, l'amour du prochain, en un sens très véritable, est plus pénible à la nature que l'amour de Dieu ; quoiqu'il soit vrai qu'on ne peut séparer ces deux amours. Aussi le prochain est-il l'objet de presque toutes les fautes que se reprochent les personnes dévotes ; et combien en commettent-elles qu'elles n'aperçoivent pas, dont elles ne se doutent pas, et dont elles auraient bien de la peine à convenir !
Heureuses donc les âmes qui ont embrassé la vie intérieure, et qui se sont parfaitement données à Dieu pour accomplir, sous la direction de sa grâce, les deux préceptes de l'amour de Dieu et du prochain ! Elles ne sont point exposées à se tromper, comme les autres, sur la matière de la charité, où l'amour-propre nous fait illusion, et où les plus habiles ont souvent beaucoup de peine à prononcer. Elles n'ont qu'à écouter Dieu au fond de leur cœur avec droiture, le priant de les diriger dans leurs démarches ; Dieu ne leur manquera jamais, si, comme je le suppose, elles sont toujours résolues à sacrifier leurs plus chers intérêts à ceux de la charité : il leur apprendra jusqu'où elles doivent aller, et où elles peuvent s'arrêter. Il leur dévoilera les dispositions les plus intimes de leur cœur, et leur montrera tout ce qui blesse en elles jusqu'à l'ombre de la charité. Il ne souffrira jamais, sans le leur reprocher, qu'elles parlent, qu'elles agissent, qu'elles fassent même un geste, un sourire, avec réflexion et malignité ; il arrêtera tous leurs jugements intérieurs, tous leurs soupçons, toutes leurs imaginations ; il fera mourir toutes les inclinations et les aversions naturelles, toutes les prétentions, les délicatesses, les sensibilités ; il étouffera les ressentiments, les aigreurs, les joies malignes.
Au même temps qu'il détruira tous les défauts contraires à la charité, il établira dans leur cœur les grands principes de l'amour du prochain, tel qu'il a été en Jésus-Christ. Cet Homme-Dieu s'exprimera lui-même en elles, et les remplira de ses sentiments, de sa générosité, de son zèle, de sa douceur, de sa tendresse, de sa miséricorde. Il aimera le prochain en elles, parce qu'étant maître absolu de leur cœur, il en règlera, il en produira même tous les mouvements, toutes les affections.
Mais, pour en venir là, il est visible qu'il faut se renoncer continuellement soi-même, se tenir toujours dans la dépendance de la grâce, toujours uni à Dieu par l'oraison, toujours attentif et fidèle à ses inspirations. L'observation exacte des deux grands préceptes de la loi évangélique mérite bien sans doute qu'on s'assujettisse pour elle à tout ce que la vie intérieure peut avoir de gênant et de pénible pour la nature.


(Extrait du Manuel des âmes intérieures)


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