lundi 13 juillet 2020

Du cœur humain


Le cœur humain est impénétrable : qui le connaîtra ? (JÉRÉMIE)

Par le cœur humain, il faut entendre ce fonds de malignité, de perversité, d'amour-propre qui est en nous, et qui répand son venin sur toutes nos actions, même les meilleures ; car, il n'est presque pas une action que l'amour-propre ne souille, et dont il ne diminue la bonté.
Ce fonds pervers et corrompu est une suite du péché originel, qui a faussé la droiture primitive de notre cœur, et qui a concentré en nous-mêmes nos affections, dont la tendance naturelle devait être vers Dieu. Si nous y prenons garde, nous aimons tout par rapport à nous, nous jugeons de tout selon notre propre esprit, et relativement à nos intérêts ; au lieu que l'ordre demande que nous aimions tout, et que nous nous aimions nous-mêmes par rapport à Dieu, et que nous jugions de tout selon l'esprit de Dieu, et conformément aux intérêts de Dieu. Ce renversement de l'ordre est la source de nos vices, soit ceux de l'esprit, soit ceux du cœur ; il est le principe de nos péchés et la cause unique de notre perte éternelle.
Pour peu qu'on étudie les enfants, on voit en eux les premières semences de ce désordre, et le germe de toutes les passions. Ce germe se développe de jour en jour, et il a déjà fait bien du progrès avant que la raison et la religion puissent y apporter du remède. Ce qu'il y a de plus fâcheux, c'est que le propre de ce désordre est de nous aveugler sur nous-mêmes ; nous voyons très-bien les défauts des autres, mais nous ne voyons pas les nôtres ; nous nous fâchons contre ceux qui nous les font apercevoir, nous n'en voulons pas convenir ; et la principale peine que nous causent les fautes qui nous arrivent est un dépit secret de l'orgueil, irrité de l'aveu qu'il est forcé de s'en faire à lui-même. Toute notre application va à déguiser notre propre cœur à nous-mêmes et aux autres. Nous n'y réussissons pas toujours pour les autres qui ont intérêt à nous connaître, mais nous n'y réussissons que trop malheureusement pour nous-mêmes ; et la connaissance de soi, qui de toutes est la plus nécessaire et la plus rare, est celle qu'on cherche le moins à se procurer. On vit et l'on meurt sans s'être connu, sans avoir rien fait pour se connaître, et presque toujours après avoir travaillé toute sa vie à se rendre méconnaissable à soi-même. Quel mécompte lorsqu'il faudra paraître devant le Dieu de vérité, et se voir enfin tel que l'on est ! Il est trop tard alors ; il n'y a plus de ressource. On se connaît, mais pour son malheur et son désespoir éternels.
Il faut donc s'appliquer dès cette vie à se bien connaître, à se rendre justice à soi-même ; et, avant tout, il faut s'appliquer à se bien pénétrer non-seulement de l'importance, mais de la nécessité de cette connaissance, et en même temps de son extrême difficulté. Mais, comment s'y prendre, puisque dès l'enfance nous sommes plongés à cet égard dans de profondes ténèbres qui n'ont fait qu'augmenter avec l'âge ? Il faut recourir à celui qui seul nous connaît parfaitement, qui sonde les plus secrets replis de nos cœurs, qui a compté et suivi tous nos pas. Il faut implorer la lumière de sa grâce, et, à la faveur de cette lumière, étudier sans cesse toutes nos démarches et les motifs secrets qui nous font agir, nos penchants, nos affections, nos passions, celles surtout qui sont les plus délicates et les plus spirituelles. Il faut être inexorable à se condamner en toutes les choses où l'on se reconnaît coupable, et ne chercher jamais à s'excuser à ses propres yeux ni à ceux d'autrui.
Lorsqu'on est dans cette disposition de droiture et de sincérité, lorsqu'on reconnaît humblement devant Dieu son aveuglement sur soi-même, il nous éclaire infailliblement ; et, si nous savons bien user de ce premier rayon de lumière, chaque jour nous verrons de plus en plus clair dans notre cœur ; nous démêlerons jusqu'à nos défauts les plus imperceptibles ; les plus subtiles ruses de l'amour-propre n'échapperont pas à notre vue ; et, aidés du secours divin, nous poursuivrons sans relâche cet ennemi jusqu'à ce que nous l'ayons enfin banni de notre cœur.
Au reste, Dieu, qui est infiniment sage, ne nous donne que par degrés la connaissance de nous-mêmes ; il ne nous montre pas à la fois toutes nos misères : cette vue nous désespèrerait, et nous n'aurions pas la force de la porter ; mais il nous découvre d'abord ce qu'il y a de plus grossier, et à mesure que nous nous corrigeons, il nous fait voir des défauts plus subtils et plus délicats ; il en vient enfin jusqu'aux moindres atomes. Cela dure toute la vie : trop heureux encore si nous parvenons avant la mort à la pleine connaissance et à l'entière guérison de nos maux ! Cette grâce ne s'accorde qu'aux âmes les plus saintes, les plus fidèles, les plus généreuses à ne se rien pardonner.
Le point capital est donc de marcher toujours à la faveur de la lumière divine ; d'être bien convaincu que, pour peu qu'on s'en écarte, on s'égarera ; de se défier de son propre esprit, de son propre jugement, de ses réflexions, et de se conduire en tout par l'esprit de Dieu ; d'attendre son jugement, et de tenir le nôtre suspendu jusqu'à ce qu'il l'applique et le dirige. Oh ! que cette pratique est rare, et qu'elle demande une grande fidélité à mourir à soi-même ! Mais aussi que d'erreurs on évite, que de fautes on s'épargne, que de progrès on fait dans la perfection !
Que d'erreurs on évite ! Il est certain que tous les jugements que nous portons de nous-mêmes sur les choses de Dieu sont souvent fautifs ; que nous nous trompons en ce qui regarde la nature de la sainteté et les moyens d'y parvenir ; que nous sommes incapables de prononcer sur nos actions, sur nos motifs, sur nos dispositions, ainsi que sur les actions et les dispositions du prochain ; qu'en lui comme en nous, nous condamnons ou nous approuvons mal à propos, à la légère et sans connaissance de cause. Et comme nos jugements, par rapport à ces objets, sont les principes de notre conduite, dans quels écarts ne se précipite-t-on pas, lorsqu'on prend pour guide son propre esprit ! On se fait des idées de sainteté à sa manière ; on s'en entête, et l'on ne veut plus rien écouter. On se juge, on juge les autres selon ces idées, et l'on donne dans des travers dont on est le seul à ne se pas apercevoir.
Que de fautes on s'épargne ! Toutes nos fautes viennent de ce qu'on quitte l'esprit de Dieu pour suivre son propre esprit. On n'y prend pas assez garde au commencement ; on ne se défie pas assez de soi-même, on ne consulte pas toujours Dieu avec humilité ; on s'appuie sur son propre esprit, il prend insensiblement la place de l'esprit de Dieu ; on ne s'en aperçoit pas : on en vient jusqu'à se séduire et tomber dans l'illusion ; on croit suivre la lumière divine, et l'on suit son imagination, ses passions ; l'aveuglement augmente chaque jour : les plus sages conseils ne sauraient nous ramener, on n'est plus même en état de les entendre. Je ne crains pas de le dire : avec les meilleures vues du monde, avec les intentions les plus droites, on se trouve sans cesse exposé à commettre des fautes considérables, si l'on n'est véritablement intérieur, et toujours attentif à ne point se laisser surprendre par l'amour-propre.
Il n'y a qu'un seul moyen d'avancer : c'est de ne jamais se conduire par soi-même, de prendre toujours Dieu pour guide, de se renoncer en tout, de mourir en tout au jugement propre, à la volonté propre. Quelque chemin qu'on ait fait, du moment qu'on se reprend, on recule en arrière. Plus on avance, plus la lumière divine devient nécessaire, et si le plus grand Saint qui soit sur la terre se croyait un seul instant en état de se guider lui-même, à cet instant il serait dans le plus grand danger de se perdre.
Puisqu'il nous est donc impossible de connaître notre propre cœur ; puisque l'amour-propre peut toujours nous séduire et nous aveugler ; puisque l'orgueil, principe de tout péché, est d'autant plus à craindre que nous sommes plus avancés dans les voies de Dieu, ne comptons jamais sur nous-mêmes ; tenons-nous toujours sous la main de Dieu ; prions-le de nous éclairer sans cesse. La vraie connaissance de nous-mêmes consiste à croire que, quelque élevés que nous soyons dans la perfection, nous sommes toujours incapables par nous-mêmes de bien penser, de bien juger, de bien agir ; et capables au contraire de tomber dans les plus grands péchés et de nous perdre sans ressource, si nous nous détournons de Dieu le moins du monde. Quiconque se connaît de la sorte et se conduit en conséquence, ne s'égarera pas. Or, pour se connaître et se conduire ainsi, il faut être intérieur, adonné au recueillement, à l'oraison, à l'exercice de la présence de Dieu.


(Extrait du Manuel des âmes intérieures)


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