mercredi 9 septembre 2020

Sur le Crucifix



Saint Paul bornait pour lui toute la religion à la science du crucifix, et il avait certes raison. Le crucifix est l'abrégé de tout ce qu'un chrétien doit croire, et de ce qu'il doit pratiquer. Le crucifix nous fait connaître toute la malice du péché, l'excès encore plus grand de la miséricorde divine. Le crucifix est la plus grande preuve que Dieu, tout Dieu qu'il est, put nous donner de son amour, et le motif le plus fort qu'il put employer pour gagner notre cœur. Toutes les vertus se trouvent renfermées dans le crucifix, et il est la consommation des voies intérieures. Je vais dire un mot sur chacun de ces objets. La grâce en dira bien davantage aux âmes qui sont dévouées, ou qui veulent se dévouer à l'amour.
Le crucifix est l'abrégé de tout ce qu'un chrétien doit croire. La personne de celui qui souffre, Fils unique de Dieu, et conçu dans le sein de Marie par l'opération du Saint-Esprit, nous propose les deux grands mystères de la Trinité et de l'Incarnation. L'objet de ses souffrances nous instruit du mystère de la Rédemption et du péché originel. Le mystère de la prédestination, celui de la grâce, la volonté de Dieu de sauver tous les hommes, sont aussi renfermés dans la croix. Elle est la source de tous les sacrements, comme il me serait aisé de le montrer en détail, et tout le culte par lequel l'Église honore Dieu, se rapporte au sacrifice de la croix.
Le crucifix est l'abrégé de tout ce qu'un chrétien doit pratiquer. Toute la morale évangélique se réduit à porter sa croix, à se renoncer, à crucifier la chair et la convoitise, à s'immoler à la volonté de Dieu. Jésus-Christ n'a prescrit aucune loi, n'a donné aucun conseil dont l'accomplissement et le parfait modèle ne se trouve dans la croix. Elle est l'expression la plus vive et la plus frappante de toute la doctrine évangélique.
Le crucifix nous fait connaître toute la malice du péché. Quel plus grand mal, en effet, que celui qui a causé la mort d'un Dieu Homme ? Avant Jésus-Christ on pouvait se former une certaine idée de l'offense de Dieu ; mais cette idée était bien faible et bien imparfaite. Le supplice éternel de l'enfer, quoiqu'il passe toute intelligence créée, ne répond pas encore à la malice infinie du péché, car il peut le punir, mais il ne peut pas l'expier. Il ne fallait rien moins qu'une personne divine, pour réparer dignement par ses souffrances et ses humiliations l'injure faite à Dieu par le péché. C'est donc aux pieds de la croix qu'il faut apprendre à juger du péché, et à concevoir toute l'horreur qu'il mérite.
Le crucifix nous fait connaître encore l'excès de notre misère, excès tel qu'il nous était impossible d'y remédier par nous-mêmes. Tout le genre humain était perdu, perdu sans ressource, perdu pour l'éternité, privé à jamais de la possession du souverain bien, si Jésus-Christ par sa mort ne l'avait racheté, réconcilié avec Dieu, rétabli dans ses droits, Le seul péché d'origine suffisait pour cela ; mais combien de péchés actuels, incomparablement plus griefs, n'y avons nous pas ajouté ? Dans quel abîme de misère ne nous sommes-nous pas volontairement plongés ?
Le crucifix nous fait connaître l'excès encore plus grand de la miséricorde divine. Un abîme a attiré un autre abîme ; l'abîme de nos maux a été absorbé et englouti dans l'abîme infini de la miséricorde. Oh! que David a bien raison de dire que les miséricordes de Dieu sont au-dessus de toutes ses œuvres ! Tout ce que Dieu a fait dans l'ordre de la nature n'est rien en comparaison de ce qu'il a fait dans l'ordre de la grâce. La bonté du Tout-Puissant s'est infiniment sur passée elle-même en nous rachetant. Jamais, même dans le ciel, notre entendement n'atteindra à la grandeur incompréhensible de ce bienfait, que la foi nous met sous les yeux dans le crucifix.
Dieu, tout Dieu qu'il est, ne pourrait nous donner une plus grande preuve de son amour. Quelque preuve qu'il nous en donnât, il fallait qu'elle s'accordât avec les droits de sa justice, auxquels il ne pouvait pas renoncer. Il fallait donc que cette justice fût apaisée, mais par qui ? Qui pouvait la satisfaire, la venger, et en même temps épargner les coupables ? Oh ! invention admirable de l'amour divin ! Dieu transporte sur son propre Fils toutes nos iniquités ; il les punit en lui ; il se venge sur lui ; et ce Fils adorable consent de tout son cœur à être pour nous la victime de la colère céleste. Quel amour dans le Fils ? Qui peut y penser sans être ravi d'étonnement et pénétré de reconnaissance ? Si Dieu avait laissé à notre choix de lui proposer quelque remède à nos maux, aurions-nous imaginé celui là ? Et s'il s'était présenté à notre esprit, aurions-nous osé le proposer ? Un pareil moyen de salut ne pouvait être conçu que dans le cœur d'un Dieu qui nous aime infiniment.
Si notre cœur peut résister à tant d'amour, quelle dureté ! quelle malice ! quelle ingratitude ! Dieu frappe son propre Fils pour nous retirer de l'enfer, et nous ouvrir le paradis ; il décharge sur lui sa colère, et nous fait grâce ; il nous adopte dans ce Fils pour ses enfants ; il nous donne droit à son héritage ; il nous prodigue tous les secours surnaturels pour y parvenir. Et que nous demande-t-il ? Que nous l'aimions, que nous le servions, que nous lui obéissions. Et nous ne l'aimons pas ! Et nous regardons son service comme un joug insupportable ! Et nous violons ses commandements ! Et tous les crimes, tous les scandales règnent aujourd'hui dans le christianisme avec autant et plus de licence que chez les païens ! Et l'irréligion est portée à un tel point que Jésus-Christ et sa croix sont devenus un objet de mépris, de raillerie et d'horreur ! L'incompréhensibilité de ce mystère d'amour est précisément la raison pour laquelle on le rejette. Conçoit-on un tel excès d'impiété ? Conçoit-on jusqu'à quel point l'amour méprisé, insulté, outragé, doit être irrité contre tant de chrétiens apostats, secrets ou déclarés ? Ah ! quel motif pour les bonnes âmes d'aimer Dieu de tout leur cœur, et de le dédommager, par leur dévouement, de tant d'outrages !
De quelles vertus le crucifix ne nous offre-t-il pas le modèle ? Amour de Dieu, confiance en Dieu, abandon à ses volontés les plus rigoureuses ; patience inaltérable, charité pour le prochain, pardon des injures, amour des ennemis, humilité, pauvreté, renoncement entier à soi-même ; vertus portées au comble de la perfection, exercées dans les circonstances les plus difficiles, et pratiquées avec un courage, une générosité dignes d'un Homme-Dieu. Plaignons-nous après cela que la vertu nous coûte ; disputons à Dieu des bagatelles ; reprochons-lui qu'il exige trop. Un coup d'œil sur le crucifix nous fera rougir de nos plaintes et de notre lâcheté. Qu'avons-nous souffert, que souffrirons-nous jamais pour notre salut, qui approche tant soit peu des souffrances et des humiliations de Jésus-Christ ? Il était Dieu, dit-on, et je ne suis qu'une faible créature. Il était Dieu ; cela est vrai : aussi a-t-il souffert tout ce que pouvait souffrir la nature humaine unie à la nature divine. Si l'union hypostatique communiquait à l'humanité sainte une force infinie, les souffrances y ont été proportionnées ; et la justice de Dieu l'a chargée sans aucun ménagement de tout le poids qu'elle pouvait porter. C'est un principe de foi que Dieu ne permet jamais que nous soyons éprouvés au delà de nos forces. Tout faibles que nous sommes, nous pouvons toujours porter les épreuves qu'il nous envoie, parce que la mesure du secours égale et surpasse même toujours la mesure des maux. Ainsi nous avons tort d'alléguer notre faiblesse, et de penser que l'exemple du Sauveur ne soit pas fait pour nous.
Enfin, le crucifix est la consommation des voies intérieures. Il nous montre Jésus-Christ prêtre et victime, Jésus s'immolant lui-même à la gloire de son Père, s'immolant volontairement, et se dévouant à sa justice. Peu d'âmes chéries de Dieu sont appelées à cet état de victime, et de ressemblance expresse avec Jésus crucifié. Mais celles qui ont lieu de croire que Dieu les destine à cet honneur, doivent regarder comme leur partage les souffrances et les humiliations du Sauveur ; elles doivent planter sa croix dans leur cœur ; ou plutôt elles doivent le laisser la planter et l'enfoncer lui-même. Jésus soumis et obéissant jusqu'à la mort, doit être leur modèle, leur consolation, leur force. Si quelquefois leurs peines leur semblent excessives, si le courage leur manque, si elles sont tentées d'accuser Dieu d'une injuste rigueur, qu'elles arrêtent leurs regards sur le crucifix. Jésus en croix répondra à tout ; et elles sortiront d'auprès de lui dans le désir de souffrir encore davantage.
Que le crucifix soit donc notre grand livre, non de nos yeux seulement, mais de notre cœur ! Prions Jésus de nous apprendre à y lire, et de nous en développer tous les secrets, non pour les contempler simplement dans l'oraison, mais pour les pratiquer dans tout le cours de notre vie. Entrons dans la voie intérieure par un dévouement absolu et sans réserve à la volonté de Dieu ; livrons-nous au-dedans à son esprit et à sa grâce. Faisons de grand cœur dans l'occasion tous les sacrifices qu'il exigera de nous ; prions-le de prendre et de nous arracher de force ce que nous n'aurions pas le courage de lui donner. En un mot, laissons-nous réduire à l'état de Jésus-Christ expirant sur la croix, dans les douleurs, dans les opprobres, l'abandon apparent de son Père, réunissant en son âme et en son corps tous les maux d'une victime de la justice divine, et de la fureur des passions humaines.


(Extrait du Manuel des âmes intérieures)


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