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dimanche 30 janvier 2022

Don Bosco, à la fin de ses jours : Seigneur, restez avec moi, car il se fait tard et le jour baisse



— Mon cher Michel, tu sais que nos poches sont encore vides, dit don Bosco à son économe par une triste journée de février 1884. Il faut absolument que je retourne en France !
— absolument impossible, réplique don Rua. Vous pouvez à peine tenir debout. Vous devriez vous ménager !
— Va ! tu m'ennuies. Comment me ménager quand le bon Dieu me demande de travailler pour lui ? Non, n'insiste pas ! Prépare tout pour le voyage !
Le 1er mars, don Bosco prend le train pour Nice. Quelques jours après, il arrive à l'oratoire de Marseille. Mais en quel état ! Il a les jambes enflées ; son foie le fait terriblement souffrir ; avec cela, son asthme, des crachements de sang...
Dès le lendemain, le supérieur de la maison télégraphie au docteur Combal de l'université de Montpellier. Le docteur part aussitôt, voyage toute la nuit et examine le malade à fond au débarquer, le matin.
— Eh bien, cher maître, comment me trouvez-vous ? demande don Bosco, fort résigné.
— Mon cher don Bosco, soupire le médecin, je ne peux malheureusement rien vous annoncer de réjouissant. Vos forces sont épuisées. C'est comme avec un vieil habit qu'on a traîné sans arrêt tous les jours, la semaine et le dimanche : il est complètement usé. Le retaper, on ne peut l'espérer. Pour le faire durer encore quelque temps, un seul moyen, le suspendre dans l'armoire. Je veux dire qu'il n'existe pas d'autre remède pour vous que le repos absolu.
— Le repos absolu, répète don Bosco. L'unique ressource qui me soit impossible. Comment me reposer avec tant de travail ?
— Abandonnez-en la plus grande part à d'autres, et reposez-vous le plus possible. Je n'ai pas d'autre conseil à vous donner. Je vais pourtant vous prescrire un fortifiant.
— Merci, docteur. Quels sont vos honoraires ?
— Pas un sou. Mais, vous voudrez bien avoir l'amabilité d'accepter quelque chose pour vos œuvres.
Là-dessus le médecin donne à son client quatre cents francs.

Don Bosco ne suspend pas la vieille défroque dans l'armoire. Jamais encore il ne s'arrête. À la mi-avril, il reparaît à Rome pour s'occuper de la construction du Sacré-Cœur. Une grande loterie ferait bien l'affaire pour en couvrir les frais immenses.
Le 9 mai, Léon XIII le reçoit en audience. Le pape s'effraie en le voyant :
— Vous devriez vous ménager, mon cher don Bosco, si vous voulez prolonger vos jours et retrouver vos forces. Votre vie ne vous appartient pas, mais à l'Église. Elle appartient à la congrégation que vous avez fondée. Si j'étais malade, je suis certain que vous feriez votre possible pour me conserver. Veuillez donc faire de même pour vous. Prenez soin de votre santé ! Le Saint-Père le veut, le pape l'ordonne !
— Je vous promets, par obéissance, de suivre votre désir.
Le pape accorde volontiers à don Bosco tous les privilèges sollicités pour la Société salésienne.
— Je suis tout à fait pour les Salésiens, lui dit le pape au cours de l'audience. Je me considère comme votre premier collaborateur. Qui est votre ennemi est l'ennemi de Dieu. Avec de tout petits moyens, vous avez réalisé des entreprises gigantesques. Dieu lui-même protège, dirige et soutient votre congrégation. Dites cela, écrivez-le, prêchez-le. C'est le secret qui permet à votre institut de triompher de toutes les difficultés et de tous ses ennemis.
— Comment pourrais-je vous remercier, Saint-Père !
— Soyez, en mon nom, un bon père pour vos enfants. Dites-leur que je les aime et les bénis de tout cœur.
Don Bosco quitte le Vatican, profondément ému. Le pape a comblé ses désirs. Au Sacré-Cœur une autre bonne nouvelle l'attend : le maire de Rome a autorisé la loterie. On va pouvoir continuer les travaux.
Le 14 octobre, le nouvel archevêque de Turin, le cardinal Alimonda, vient rendre visite à don Bosco chez lui :
— J'ai, dit-il, un message à vous transmettre ; je ne sais si vous allez en être satisfait. Le Saint-Père, inquiet de votre santé, voudrait que vous acceptiez un remplaçant avec droit de succession, pour vous soulager d'une partie au moins de votre tâche. Vous pouvez le désigner vous-même : Rome agréera certainement sans difficulté votre proposition.
— Le Saint-Père est bien bon pour le pauvre don Bosco. J'ai l'air d'un paysan sur ses vieux jours, qui doit transmettre l'héritage à un des ses fils. Mais le Saint-Père a raison, et je m'incline docilement devant sa volonté.
— Mais alors, vous devriez décidément vous accorder un peu de repos, sinon tout est inutile, reprend le cardinal d'une voix inquiète. Vous me faites pitié !
— C'est vrai, le bon frère l'âne ne marche plus si bien, avoue don Bosco avec bonhomie. Il se fait vieux, il est bien las, il a mal partout, mais il arrivera encore à traîner quelques sacs au moulin.
Le 24 octobre, don Bosco rassemble les membres du chapitre pour leur communiquer le désir du Saint-Père. Il se désigne pour successeur son fidèle don Rua, qui appartient à l'oratoire depuis son enfance. Les Salésiens acceptent gravement cette décision : leur bon Père n'en a plus pour longtemps. Don Rua le remercie en termes émus de cette marque de confiance et promet de poursuivre dans le même esprit la grande œuvre commencée.
Cette année mémorable de 1884 s'achève par une joie particulière. Le Saint-Père partage les missions de Patagonie. Il érige la région nord en vicariat apostolique qu'il confie à don Cagliero, et la partie sud, y compris la Terre de Feu, en préfecture apostolique avec le zélé don Joseph Fagnano pour supérieur.
Le 7 décembre, don Cagliero reçoit, à Turin, la consécration épiscopale des mains du cardinal Alimonda. Les premières personnes que le nouveau prélat reçoit dans la sacristie à l'issue de la cérémonie sont sa vieille mère, âgée de quatre-vingts ans, et son paternel ami, don Bosco.
Le vieux prêtre veut s'agenouiller pour baiser l'anneau de l'évêque, mais celui-ci l'en empêche et le presse dans ses bras :
— Vous souvenez-vous encore, cher père, de ce que vous me dîtes, il y a trente ans, quand j'étais gravement malade et que les médecins avaient perdu tout espoir de me sauver : « Tu vas guéri, mon cher Jean, et tu revêtiras la soutane ; puis tu prendras ton bréviaire et tu t'en iras bien loin, bien loin. » Votre prédiction s'est merveilleusement accomplie. Que de fois j'y ai pensé au cours de mes randonnées à travers les pampas et de mes nuits dans le grand silence des gorges de la Cordillère.
— Oui, je sais ! répond don Bosco. Et je me souviens aussi bien du petit enfant de chœur qui me demandait, il y a bien, bien longtemps, dans la sacristie de Châteauneuf, de l'accepter à l'oratoire de Turin. Tu as toujours été ma joie, mon cher Jean ?
— Tout ce que je suis, tout ce que j'ai pu faire de bien, je le dois uniquement à votre paternelle bonté, réplique l'évêque.
— Non, après Dieu, c'est à ta chère mère surtout que tu le dois, mon fils. Si elle n'avait pas toujours porté avec honneur son anneau de mariage, tu ne porterais pas aujourd'hui l'anneau épiscopal.

Avant le prochain départ de Mgr Cagliero et d'un nouveau contingent de missionnaires, l'oratoire subit une grave catastrophe. Le 24 janvier 1885, pendant le repas de midi, on entend tout à coup crier : « Au feu ! Au feu ! » Un incendie s'est déclaré dans l'atelier de reliure et envahit bientôt quelques ateliers voisins.
— Les dégâts s'élèveront à cent mille lires, calcule don Rua, le nouveau supérieur, lorsque les flammes sont éteintes.
— C'est une lourde perte, soupire don Bosco, resté seul au réfectoire pendant que tout le monde courait vers le lieu du sinistre. Le Seigneur a donné, le Seigneur a pris. Il est le Seigneur en tout.
Il lui est très pénible de ne pas pouvoir accompagner jusqu'à Marseille ses missionnaires partants. Il leur dit adieu en pleurant.
— Sans doute ne nous reverrons-nous pas sur cette terre, ajoute-t-il en prenant Mgr Cagliero dans ses bras.
— J'espère que si, répond le prélat. Je reviendrai au plus tard en juin 1891, pour fêter avec vous votre jubilé sacerdotal.
— À la volonté de Dieu ! Les journaux ont déjà annoncé ma mort plusieurs fois. Il y a quelques semaines, ils m'ont fait mourir à Buenos Aires ; puis, ce fut à Marseille ; hier, c'était à Pavie ; aujourd'hui c'est à Turin même ! Tant que je pourrai entendre les marchands de journaux annoncer ma mort, il n'y aura pas de mal. Mais, comme le bon Dieu voudra, mon cher Jean.

Accablé de tant de souffrance, don Bosco ne semble plus vivre que par un incessant miracle. Une bronchite l'étouffe, la tête lui fait toujours mal, les yeux lui brûlent. Il passe des nuits blanches sur son fauteuil, dans le corridor, devant la porte de sa chambre.
Il se remet pourtant en route pour la France en mai 1885, et, de nouveau, les miracles accompagnent ses pas. Les malades recouvrent la santé ; les désespérés, le courage et l'espoir. Il revient encore une fois, les mains pleines, et bientôt il ne reste plus trace de l'incendie.
Don Bosco apprécie beaucoup le bonheur de pouvoir rester à l'oratoire. Le vieil homme malade y revit parmi cette jeunesse. Au milieu de se enfants il oublie ses souffrances ; de leur côté, les écoliers n'ont pas de plus grand plaisir que de le voir entrer dans la salle d'étude.
Don Bosco a toujours quelque chose pour eux dans ses poches, le plus souvent un sac de noix. Un jour de janvier 1886, les enfants se pressent à grands cris autour de lui, mais le petit sac n'est qu'à moitié plein :
— Ne soyez pas trop généreux, lui souffle l'abbé Festa. N'y allez pas trop vite, autrement il n'y en aura pas pour tout le monde. Vous avez soixante-quatre garçons ici.
— Laisse-moi faire ! répond don Bosco, en commençant la distribution à pleines mains.
La provision ne diminue pas. Le dernier servi, le sac est toujours à moitié plein.
— Comment cela se fait-il ? demande l'abbé émerveillé.
— Je ne sais pas, répond don Bosco. Je ne sais vraiment pas. Sans doute le bon Dieu a-t-il voulu me montrer qu'il distribue dans la mesure où l'on donne. Il faut l'en remercier !
Don Bosco semble se remettre encore une fois de ses misères, à tel point qu'au printemps de 1886, il entreprend un voyage en Espagne, où ses religieux et ses enfants le réclament depuis longtemps.

Le 13 mai de l'année suivante, Léon XIII le reçoit pour sa dernière audience. Dès qu'il l'aperçoit sur le seuil de la salle, le pape s'avance vers lui, lui présente lui-même un siège sans lui donner le temps de s'agenouiller et lui installe lui-même une couverture d'hermine sur les genoux.
— Je viens de la recevoir, lui dit-il. Vous en avez l'étrenne.
— Je suis vieux, Saint-Père, articule faiblement don Bosco. J'ai soixante-douze ans. Ce voyage est mon dernier. Je voulais revoir encore une fois Votre Sainteté et lui demander sa bénédiction. Mon vœu est satisfait. Il ne me reste donc plus qu'à dire : « Seigneur, laissez maintenant votre serviteur partir en paix, selon votre parole, car mes yeux ont vu votre salut. »
— Oh ! se récrie le pape, j'ai six ans de plus que vous. Tant que vous n'entendrez pas annoncer la mort de Léon XIII, vous pouvez être tranquille.
— Non, non, je suis à la fin de mes jours, s'obstine à dire don Bosco en hochant la tête.
Le lendemain a lieu la consécration de l'église du Sacré-Cœur. Les yeux humides de joie, don Bosco célèbre la sainte messe dans la magnifique basilique. C'est, lui semble-t-il, l'achèvement et le couronnement de son œuvre terrestre.
Vers la fin de l'année, ses forces déclinent de plus en plus. Cloué sur son grand fauteuil de cuir, il n'est qu'un faisceau de douleurs. La mort est sur son seuil, mais il ne la craint pas, cette messagère de Dieu qui va l'accueillir, après tant de soucis et d'épreuves, dans la paix éternelle. Ses lèvres ne cessent de murmurer : Seigneur, restez avec moi ; car il se fait tard et le jour baisse. »

(Don Bosco, l'Apôtre des Jeunes, G. Hünermann)


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