Rêve d'Innocent III, Saint François d'Assise |
RITE EXPIATIS
LETTRE ENCYCLIQUE DE SA SAINTETÉ LE PAPE PIE XI
À l'occasion du septième centenaire de la mort de saint François d'Assise
(30 avril 1926)
AUX PATRIARCHES, PRIMATS, ARCHEVÊQUES, ÉVÊQUES ET AUTRES ORDINAIRES DE LIEU, EN PAIX ET COMMUNION AVEC LE SIÈGE APOSTOLIQUE.
PIE XI, PAPE.
VÉNÉRABLES FRÈRES, SALUT ET BÉNÉDICTION APOSTOLIQUE,
Purifiées suivant les rites du grand Jubilé donné en cette Ville sainte, nombre d'âmes se sont excitées à une vie plus parfaite. Aussi avons-Nous prorogé les bénéfices du Jubilé au monde entier jusqu'à la fin de la présente année. Mais Nous avons pensé que les immenses avantages qu'on en a retirés et qui restent à espérer trouveront en quelque sorte leur couronnement dans une solennelle commémoration qui se prépare en tout pays : Nous entendons le VIIe centenaire de l'anniversaire du jour où l'exil de cette terre se changea pour François d'Assise en la béatitude de la patrie céleste.
Dieu l'avait donné pour amender non seulement la société troublée de son temps, mais celle de tous les temps ; Notre dernier prédécesseur en avait donc fait le Patron céleste de l'Action catholique. Que Nos fils, dévoués à cette œuvre et fidèles à Nos précepte, unissent par conséquent leur voix à celle des nombreux fils de saint François, pour rappeler et glorifier ses actes, ses vertus, son esprit.
Rejetant le mensonger portrait que se font de l'homme séraphique les fauteurs modernes de l'erreur ou quelques mondains et mondaines raffinés, tous les chrétiens auront à cœur d'imiter et de revêtir cette forme de sainteté que-saint François avait choisie lui-même et qui est tout imbue de la chasteté et de la simplicité évangéliques.
Au cours de cette année séculaire, Nous voulons en effet que cérémonies sacrées, solennités publiques, discours ou panégyriques, montrent le Patriarche séraphique tel qu'il était, riche des dons de la nature comme de la grâce, et les unissant merveilleusement pour atteindre la perfection la plus absolue de lui-même et du prochain ; tel on doit aussi l'honorer — sans le modifier en rien — par les manifestations d'une véritable piété.
Il est téméraire de vouloir comparer entre eux les héros de la sainteté, maintenant les hôtes de la patrie céleste ; c'est le Saint-Esprit qui les a choisis, pour remplir en ce monde une mission déterminée ou répondre à des nécessités particulières ; ces comparaisons, du reste, nées le plus souvent de la passion et complètement vaines, font injure à Dieu, auteur de toute sainteté.
Et cependant on a de la peine à concevoir un saint qui ait jamais fait resplendir l'image et la vie évangéliques du Christ Notre-Seigneur avec une similitude plus parfaite et plus frappante que saint François. C'est pourquoi celui qui s'appelait le héraut du grand Roi était regardé, à juste titre, comme un autre Christ.
Aux hommes de son temps, de même qu'aux siècles à venir, il apparaît presque comme un Christ revivant parmi nous. Aussi est-il toujours vivant pour nous et il en sera de même pour toutes les générations futures.
Faut-il s'étonner alors que ses premiers disciples, en décrivant la vie ou les actes de leur Père et Législateur, l'aient jugé d'une grandeur et d'une perfection presque surhumaines ? que ceux de Nos prédécesseurs qui vécurent dans son intimité n'aient pas hésité à reconnaître sa providentielle et divine mission pour le salut des peuples et la défense de l'Église ?
Pourquoi, si longtemps après sa mort, la piété des catholiques envers l'homme séraphique et même l'admiration des non-catholiques s'enflamment-elles d'une nouvelle ardeur ? N'est-ce pas en raison de ce que l'image du Saint brille à notre époque avec non moins d'éclat qu'autrefois ? qu'on a le sentiment que sa force et sa vertu sont toujours nécessaires et toujours capables de donner aux peuples le salut ?
Son action réformatrice, en effet, s'adressait au genre humain dans son universalité et dans une mesure si large que, sans parler d'une ample restauration de la foi et de la pureté des mœurs, elle finit par adoucir la vie sociale, en y faisant pénétrer beaucoup plus intimement les
principes de la justice et de la charité évangéliques.
En raison de l'heureux et important événement qui se prépare, Nous ne pouvons mieux faire, Vénérables Frères, que de Nous adresser à vous, les messagers et les interprètes de Nos exhortations ; profitant de cette opportunité, Nous rappellerons les enseignements et les exemples les plus salutaires que nous offre la vie du Patriarche d'Assise ; ainsi revivra dans le peuple chrétien cet esprit franciscain, si pleinement conforme, du reste, aux paroles comme à l'esprit de l'Évangile.
Il Nous plaît, en effet, de rivaliser de piété avec Nos prédécesseurs immédiats, qui ne laissèrent jamais passer le retour séculaire des principales dates de son existence ou de ses œuvres sans les glorifier avec toute l'autorité du magistère apostolique et sans faire appel au concours des fidèles.
Nous avons un extrême plaisir à Nous rappeler — et tous ceux qui ont franchi l'âge de la jeunesse ne peuvent l'avoir oublié — que la dévotion des peuples envers saint François et ses institutions reçut partout une vive impulsion grâce à la lettre encyclique Auspicato, écrite par Léon XIII voici quarante-trois ans ; elle commémorait le VIIe centenaire de la naissance de l'homme d'Assise. Et puisque cette dévotion se traduisit par les manifestations multiples d'une éclatante piété, ainsi que par une heureuse rénovation des esprits, Nous avons la conviction que le prochain événement, d'une importance égale, ne peut avoir qu'un égal succès — et même bien supérieur, — si l'on en juge par l'époque que traverse la société chrétienne actuelle.
Qui ne voit, en effet, que le monde commence à faire plus de cas des biens spirituels et que les peuples, instruits par l'expérience du passé, comprennent qu'ils n'auront de paix et de sécurité qu'en revenant à Dieu et que déjà ils lèvent les yeux vers l'unique source du salut, l'Église catholique ? Et l'extension du Jubilé romain à l'univers entier, ainsi que Nous l'avons dit, ne concorde-t-elle pas heureusement avec ces fêtes séculaires, inséparables de l'esprit de pénitence et de charité ?
Personne n'ignore, Vénérables Frères, en quelle difficile et cruelle époque vécut saint François. La foi chrétienne, il est vrai, poussait alors de profondes racines dans le cœur des peuples ; on le voit non seulement à ces armées de soldats, mais à ces multitudes de citoyens de toute condition qui d'un saint élan coururent vers la Palestine pour libérer le tombeau du Christ. Et cependant le reptile de l'hérésie se glissait peu à peu dans le champ du Seigneur ; tantôt des hommes connus, tantôt des agents occultes s'entendaient à la propager ; faisant parade d'austérité, se couvrant des apparences de la vertu et d'une vie réglée, ils égaraient facilement les simples et les faibles ; ainsi couvaient dans les foules les feux de la haine et de la révolte. Imputant à l'Église de Dieu les souillures privées de quelques hommes, d'orgueilleux réformateurs se crurent chargés par Dieu de purifier l'Église ; mais rejetant bientôt les enseignements et l'autorité du Siège Apostolique, ils montrèrent clairement leurs desseins ; la plupart d'entre eux, on le sait, ne tardèrent pas à tomber dans la débauche et la luxure.
Bouleversant l'État, ils ébranlaient en même temps les fondements de la religion, de la propriété, de la famille et de la cité. On vit alors — ce qui depuis s'est répété bien des fois et en bien des lieux — la rébellion contre l'Église allant de pair avec l'insurrection contre l'État, et toutes deux se prêtant un mutuel appui.
D'autre part, bien que la foi catholique demeurât intacte ou ne fût pas entièrement obscurcie dans les âmes, l'esprit évangélique avait presque disparu et, au sein de la société, la charité chrétienne était à ce point refroidie qu'elle semblait prête à s'éteindre. Car, sans parler des discordes entre les partisans de l'Empire et ceux de l'Église, les cités italiennes s'entre-déchiraient dans des luttes intestines ; les unes, éprises de liberté politique, cherchaient à s'affranchir de toute suzeraineté ; d'autres, les plus puissantes, s'efforçaient de subjuguer les plus faibles ; enfin, dans une seule et même ville, les factions luttaient entre elles pour la conquête du pouvoir. Et partout c'était d'horribles massacres, des incendies, des pillages, des dévastations, des exils, des confiscations.
Rien de plus inique que le sort du plus grand nombre : des seigneurs aux clients, des majeurs aux mineurs, des maîtres aux paysans, une inégalité criante, indigne de la civilisation ; le menu peuple en proie, sans recours, à l'oppression et aux vexations des plus puissants. N'écoutant que l'égoïsme et l'intérêt, tous ceux qui n'appartenaient pas à la plèbe tout à fait misérable étaient dévorés d'une soif insatiable de richesses ; en dépit de quelques lois somptuaires, édictées çà et là, ils déployaient le luxe le plus insensé dans leurs vêtements, leurs festins, leurs plaisirs ; ils méprisaient la pauvreté et les pauvres ils avaient l'horreur des lépreux, alors si nombreux, et les abandonnaient une fois séquestrés.
Cette soif de richesses et de plaisirs, il faut l'avouer, n'épargnait même pas ceux qui auraient dû mener une vie plus religieuse ; nombreux étaient pourtant les clercs se distinguant par l'austérité de leurs mœurs. C'était, par suite, un usage que chacun ramassât et thésaurisât le plus de profits possible et de toutes choses possibles ; non seulement on extorquait l'argent par la violence ou des prêts usuraires, mais on vendait les charges publiques, les honneurs, les arrêts de la justice et jusqu'à l'impunité des coupables ; tels étaient les moyens qui faisaient ou grossissaient les fortunes.
L'Église pourtant ne se taisait pas ; elle ne renonçait pas non plus à punir ; mais quel avantage en espérer, quand des empereurs eux-mêmes donnaient publiquement les pires exemples, provoquaient les anathèmes du Siège Apostolique ou les bravaient impudemment ? Les institutions monastiques, il est vrai, avaient fait mûrir nombre de beaux fruits ; mais, étouffant sous les scories du siècle, elles devenaient moins aptes à lutter et à résister.
La fondation de nouveaux Ordres religieux avait bien pu venir en aide à la discipline ecclésiastique ; mais, pour remédier aux maux dont souffrait la société humaine, il fallait une effusion beaucoup plus abondante et de lumière et de charité.
C'est dans celte société, dont Nous venons d'esquisser les traits, que les desseins de la Providence firent paraître le Saint d'Assise, autant pour l'éclairer que pour la ramener à la pure doctrine évangélique. Il y brilla comme le soleil ; ainsi chantait Dante, et c'est la même pensée qu'exprime Thomas de Celano : « Il rayonna comme l'étoile qui brille dans l'obscurité de la nuit, comme l'aube qui s'étend sur les ténèbres. »
Jeune encore, doué d'une riche et ardente nature, il s'habillait somptueusement, dit-on, fréquentait d'aimables et licencieux compagnons, leur offrait des soupers raffinés et courait avec eux les rues de la ville au milieu de joyeux refrains ; on reconnaissait pourtant la pureté de ses mœurs, la réserve de ses discours, son mépris des richesses.
Mais, après sa captivité de Pérouse et les souffrances que lui valut une maladie, il s'aperçut non sans étonnement qu'il avait subi une transformation intérieure. Et cependant, comme pour échapper à la main de Dieu, il part pour la Pouille, en quête d'exploits héroïques. En route, un avertissement dont il ne peut méconnaître la divine origine lui prescrit de reprendre le chemin d'Assise ; là, il sera informé de ce qu'il doit faire. Après de longues et angoissantes incertitudes, une inspiration divine l'éclairé ; il venait également d'entendre, au milieu d'une cérémonie solennelle, ce passage de l'Évangile qui parie de la mission et du genre de vie des Apôtres, il comprend aussitôt qu'il doit vivre et servir le Christ, « en prenant le saint Évangile pour modèle ».
Dès lors, il s'unit au Christ intimement ; il s'applique à lui ressembler intégralement. « Toutes les pensées de l'homme de Dieu, aussi bien en public qu'en particulier, se tournaient ardemment vers la croix du Seigneur ; à peine eut-il entrepris sa lutte pour le Christ que les divers mystères de la croix resplendirent autour de lui. » Par la noblesse, par la générosité de son âme, il est vraiment le bon soldat, le chevalier du Christ. Il ne craint qu'une chose : que lui-même ou ses disciples diffèrent en un rien de son Seigneur ; non seulement il recourt volontiers au texte des Évangiles et le consulte comme un oracle, mais il est le seul à calquer la règle des Ordres qu'il fonde sur l'Évangile même, et la vie de ses religieux sur la vie apostolique. C'est pour cette raison qu'il écrit en tête de sa règle : « La règle et la vie des Frères Mineurs consistent à pratiquer fidèlement le saint Évangile de Notre-Seigneur Jésus-Christ. »
Voyons donc de plus près, Vénérables Frères, par quel magnifique exercice des vertus les plus parfaites saint François se prépare à servir les desseins de la divine miséricorde et se rend capable de travailler à l'amendement de la société.
S'il est aisé de concevoir sa passion d'évangélique pauvreté, il Nous semble bien difficile de la dépeindre.
On sait que par tempérament il était toujours prêt à secourir les miséreux ; comme l'atteste saint Bonaventure, il avait une telle bonté que, « déjà docile à la voix de l'Évangile », il s'était fait une loi de ne jamais refuser une aumône à un mendiant, surtout à ceux qui la demanderaient « pour l'amour de Dieu ». Mais la grâce mit le comble à ses dons naturels. Ayant un jour éconduit un pauvre, il est pris de remords et, cédant à l'inspiration de Dieu, il se met aussitôt à la recherche du malheureux, dont il soulage tendrement, abondamment la misère.
Peu après, escorté de jeunes gens et sortant d'un joyeux banquet, il courait la ville en chantant, quand brusquement il s'arrête, pris d'une sorte d'extase infiniment douce ; il revient à lui, ses compagnons lui demandent s'il pensait à prendre femme ; et lui de répliquer vivement qu'ils ont deviné juste, car il se propose d'en épouser une et plus noble, et plus riche, et plus belle qu'aucune autre ; il entendait par là soit la pauvreté, soit la religion s'appuyant essentiellement sur le culte de la pauvreté. Du Christ, en effet, lui qui pour nous se fit pauvre, de riche qu'il était, afin de nous enrichir de son indigence, il apprit cette divine science, que toutes les erreurs de la sagesse humaine ne parviendront pas à détruire et qui seule, par sa sainte nouveauté, peut tout restaurer. Car Jésus enseignait : Bienheureux les pauvres d'esprit : Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes, distribue le produit aux pauvres et tu auras un trésor dans le ciel ; puis viens et suis-moi. Et cette pauvreté, faite de l'abandon volontaire et généreux de toutes choses sur l'inspiration du Saint-Esprit, est en opposition absolue avec la pauvreté contrainte, morose, ostentatoire, de quelques philosophes anciens. Ce fut elle aussi que notre Saint appelait, avec autant de révérence que d'amour, sa reine, sa mère, son épouse. Saint Bonaventure dit à ce propos : « Personne n'a jamais désiré l'or, comme lui la pauvreté ; et personne n'a jamais gardé ses trésors avec plus de vigilance, comme lui cette perle évangélique. »
Dans la règle de son Ordre, saint François lui-même recommande et prescrit à ses religieux la stricte pratique de cette vertu ; il fait certainement bien voir alors en quelle estime, mais aussi en quel amour, il la tenait : « Telle est la grandeur de la plus profonde pauvreté ; c'est elle, mes très chers frères, qui vous institue les héritiers et les rois du royaume des cieux, qui vous prive de tout bien, mais vous enrichit des plus sublimes vertus. Telle est votre part... ; vous y attachant tout entiers, soyez résolus, pour le nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à ne jamais avoir d'autre bien sous le ciel. »
C'est pourquoi saint François aimait surtout la pauvreté, parce qu'il la voyait intimement associée à l'existence de la Mère de Dieu et, mieux encore, prise pour épouse par le Christ Jésus et clouée avec lui sur le bois de la croix ; mais depuis, oubliée des hommes, elle était pour le monde un objet d'amertume et d'importunité. La méditation de ces sujets lui faisait habituellement verser des torrents de larmes. Quel spectacle extraordinaire et bien digne d'émouvoir ! Par amour de la pauvreté, un homme consentant à passer pour fou auprès de ses anciens compagnons de fêtes et de bien d'autres encore ! Et que dire de ces générations, si éloignées de la compréhension et de la pratique de l'Évangile, celles mêmes de notre époque, et que saisit une admiration toujours plus profonde pour ce grand amant de la pauvreté ? Dante a certainement devancé la postérité en chantant les épousailles de saint François et de la Pauvreté, et dans ses vers on ne sait ce qu'il faut admirer le plus de la majesté et de l'élévation de la pensée ou de la douceur et du charme du rythme.
Mais la conception très haute et le généreux désir de la pauvreté qui remplissaient l'esprit et le cœur de saint François ne pouvaient se contenter du seul renoncement aux biens extérieurs. Car est-il possible de pratiquer et de professer une pauvreté véritable, à l'exemple du Christ Notre-Seigneur, sans se rendre pauvre d'esprit et se faire tout petit par la vertu de l'humilité ? Loyal envers ces deux vertus, le Saint ne les séparait jamais l'une de l'autre ; il les honorait également et voulait qu'on les honorât de même : « Sainte Reine de la Pauvreté, que Dieu te garde toi et ta sainte sœur l'Humilité... La sainte pauvreté confond toute cupidité, toute avarice, tous les soucis du siècle. La sainte humilité confond l'orgueil, et tout homme de ce monde et toutes choses de ce monde. » L'auteur de ce livre d'or, l'Imitation du Christ, dépeint saint François d'un mot : il l'appelle « l'humble » : « Ce que chacun de nous est à vos yeux (mon Dieu), voilà ce qu'il est, et rien de plus, comme le dit l'humble François. »
Son principal souci fut certainement de se comporter humblement, comme s'il avait été le moindre et le dernier de tous.
C'est pour cette raison que, dès les débuts de son amendement, il éprouvait un ardent besoin d'être en butte aux moqueries et aux risées des hommes ; bien que Fondateur, Père et Législateur des Frères Mineurs, il prit pour maître et directeur un de ses religieux et lui obéissait en tout ; dès qu'il le put, sans se laisser vaincre par les prières et les larmes de ses religieux, il abdiqua la direction de son Ordre, « afin d'observer ta vertu de la sainte humilité » et demeurer, « à partir de cet instant, soumis jusqu'à la mort, et se conduire plus humblement qu'aucun autre ». Les cardinaux ou les notables de la ville lui offrirent souvent une large et somptueuse hospitalité ; il la refusa constamment. Des hommes en général il avait une profonde estime et leur en donnait toutes sortes de témoignages. Il se mettait, « pour ainsi dire, au nombre des pécheurs », Car, à ses propres yeux, il était le plus grand des pécheurs ; on l'entendait répéter que, si un scélérat avait reçu de Dieu les mêmes grâces que lui-même, il serait devenu dix fois plus parfait ; que du reste il fallait attribuer à Dieu, qui en était l'unique Auteur, tout ce qu'on trouvait de louable et de bien en lui. C'est pour cette raison qu'il dissimulait de son mieux les privilèges et les grâces qui auraient pu lui valoir l'estime et la louange des hommes, notamment les stigmates du Seigneur Jésus, imprimés dans sa chair par la main divine. Si jamais, en particulier ou en public, il recevait quelque louange, non seulement il se jugeait et se confessait digne de mépris et d'insultes, mais il éprouvait un chagrin inouï, allant jusqu'aux gémissements et aux larmes. Ne sait-on pas que le sentiment de son indignité le conduisit à refuser le sacerdoce ?
Ce fut sur l'humilité qu'il voulut fonder et maintenir l'Ordre des Frères Mineurs. Dans ses exhortations, pleines d'une admirable sagesse, il enseignait constamment à ses religieux qu'on ne doit tirer vanité d'aucune chose, encore moins de ses vertus ou des grâces célestes ; mais ses exhortations allaient jusqu'aux supplications, quand il s'adressait aux Frères que leurs propres devoirs exposaient aux dangers de l'orgueil ou de la vanité, par exemple les prédicateurs, les Frères instruits dans les arts ou les lettres, les supérieurs des communautés ou des provinces. Il serait long de tout dire ; rappelons au moins ce trait : saint François avait emprunté aux exemples et aux paroles du Christ l'humilité et il en voulait faire le signe particulier de son Ordre ; car ses Frères, « il voulut qu'on les appelât Mineurs et les supérieurs de l'Ordre Ministres ; il se servait ainsi des termes mêmes de l'Évangile, qu'il avait promis d'observer, et ses disciples devaient apprendre par ces seuls noms qu'ils s'étaient mis à l'école de l'humble Christ pour apprendre l'humilité ».
Nous avons vu que l'homme séraphique, en vertu de la pauvreté absolue, telle qu'il la concevait, se faisait si petit et si humble que, tout en dirigeant son Ordre, il obéissait avec une simplicité naïve à l'un de ses religieux — pour ne pas dire à tous ; quiconque, en effet, ne se renonce pas à lui-même et ne sacrifie pas entièrement sa volonté, on n'en peut certainement dire qu'il se soit dépouillé de tout ni qu'il puisse devenir humble. C'est pour cette raison que notre Saint consacra et remit toute sa liberté de vouloir — le don le plus élevé que le Créateur ait fait à l'homme — au Vicaire de Jésus-Christ par un vœu spécial d'obéissance.
Quelle absurdité, quelle incompréhension de l'homme d'Assise chez certains habitués de l'erreur ou des préjugés ! Ils inventent ou façonnent un saint François — le croirait-on ? — impatient de la discipline ecclésiastique, indifférent aux doctrines de la foi et précurseur même de cette fausse liberté de tout faire qui se prône depuis le commencement du siècle dernier et qui, dans l'Église comme dans l'État, a causé tant de désordres. Par ses exemples magnifiques, attestant son indissoluble union à la hiérarchie de l'Église, au Siège Apostolique, à la doctrine du Christ, le héraut du grand Roi donne une leçon que tous les catholiques et non-catholiques devraient entendre. Comme nous l'apprennent les écrits contemporains les plus dignes de foi, « il vénérait les prêtres et portait la plus vive affection à l'état ecclésiastique tout entier »... ; « Lui, l'homme catholique et tout apostolique, il exhortait volontiers ses auditeurs à garder une foi inviolable envers l'Église romaine ; invoquant la dignité du Sacrement divin, réalisé par le ministère des prêtres, il leur recommandait d'avoir une extrême révérence pour l'ordre sacerdotal. Il leur enseignait encore à respecter souverainement les maîtres de la loi divine et toute la hiérarchie ecclésiastique. » Ce qu'il enseignait aux fidèles du haut de la chaire, il l'inculquait à ses Frères avec encore plus d'énergie ; à maintes reprises — il le fit encore dans son testament, et mourant il ne cessait de les y exhorter, — il leur recommandait une humble soumission aux prélats et au clergé ; dans l'exercice du saint ministère, il voulait qu'ils agissent à leur égard en enfants de paix.
Mais il y a plus : dès qu'il eut composé et rédigé la règle spéciale de son Ordre, le patriarche séraphique s'empressa, accompagné de ses onze premiers disciples, de la présenter à l'approbation d'Innocent III. Profondément touché par les paroles et la vue de cet homme si pauvre et si humble, mû aussi par une inspiration divine, le Pontife d'immortelle mémoire embrassa tendrement François, sanctionna de son autorité apostolique la règle présentée et y ajouta, pour les nouveaux ouvriers, le droit de prêcher la pénitence ; l'histoire nous apprend que cette règle, légèrement modifiée, reçut d'Honorius III, à la demande de saint François, une nouvelle confirmation.
Dans l'esprit du patriarche séraphique, la règle et la vie des Frères Mineurs sont d'observer « le saint Évangile de Notre-Seigneur Jésus-Christ » « en vivant dans l'obéissance, sans biens personnels, et dans la chasteté », non point suivant leur gré ou leur caprice, mais suivant la volonté des Pontifes romains canoniquement élus. Tous ceux qui veulent « embrasser ce genre de vie..., que les ministres... les examinent attentivement sous le rapport de la foi catholique et des sacrements ecclésiastiques ; qu'ils s'enquièrent s'ils croient toutes ces vérités et s'ils sont résolus à les confesser fidèlement et les observer fermement jusqu'à la fin » ; que ceux qui entrent dans l'Ordre ne s'en éloignent à aucun prix, « conformément à la volonté du Pape, notre Maître ». Aux clercs il prescrit de célébrer l'office divin « suivant les règles de la Sainte Église Romaine » ; aux Frères, en général, de ne point prêcher dans le diocèse d'un évoque sans l'autorisation de ce dernier, et de ne point pénétrer dans les couvents de religieuses, pour cause de ministère, sans une permission spéciale du Siège Apostolique. On ne sent pas une moindre révérence et une moindre soumission envers le Siège Apostolique dans ces paroles de saint François, à propos de la demande d'un cardinal protecteur : « Au nom de l'obéissance j'enjoins aux ministres de demander au Pape, notre Maitre, un des cardinaux de la Sainte Église Romaine comme gouverneur, protecteur et correcteur de notre Fraternité, afin que, toujours humblement soumis à notre Sainte Église Romaine, inébranlable dans la foi, nous observions le saint Évangile de Notre-Seigneur Jésus-Christ, ainsi que nous l'avons fermement promis. »
Nous ne pouvons taire non plus « cette beauté et cette pureté de la modestie » qu' « il aimait par-dessus tout », Nous voulons dire cette chasteté du corps et de l'esprit qu'il maintenait et défendait par les plus rigoureuses mortifications. Dans sa jeunesse, alors qu'il vivait au milieu des fêtes et des élégances, nous l'avons vu repousser avec horreur l'immoralité, môme du langage. Mais, dès qu'il eut renoncé aux vains, plaisirs du siècle, il s'appliqua énergiquement à dompter, ses passions. Si jamais il lui arrivait d'être ému par quelque mouvement de la chair, il se roulait sans hésiter dans les épines ou bien, en plein hiver, se plongeait dans l'eau glacée. Notre Saint, on ne l'ignore pas, s'efforçait de ramener les hommes aux règles de la vie évangélique ; constamment il les exhortait « à aimer et craindre Dieu et faire pénitence de leurs péchés » ; mais son exemple inspirait à tous le désir de la pénitence. Revêtu d'un cilice et d'une tunique aussi pauvre que grossière, il marchait pieds nus, dormait la tête appuyée sur une pierre ou quelque morceau de bois, ne prenait de nourriture que juste pour ne point mourir, la mélangeant le plus souvent à de l'eau ou de la cendre pour lui donner un mauvais goût ; il passait môme à jeun la plus grande partie de l'année. Malade ou à peu près bien portant, il traitait son corps — qu'il comparait à une bête de somme — avec une impitoyable rigueur ; à la moindre apparence de révolte, il le châtiait doublement ; dans les derniers temps de sa vie, alors qu'il était une si fidèle image du Christ que les stigmates le clouaient en quelque sorte à la croix et que la maladie le torturait de souffrances multiples, il n'accorda même pas quelque adoucissement ou quelque repos à son corps.
Il ne fut pas moins attentif à rendre l'austérité de la pénitence familière à ses religieux ; il leur donna pourtant l'ordre — et sur ce point « les actes et les paroles de ce père très saint étaient en désaccord » — d'éviter les privations et les mortifications exagérées.
N'est-il pas évident que chez lui tout dérivait d'une même source, d'un même principe, celui de la divine charité ? Ainsi que l'écrit Thomas de Celano, « il brûlait de l'amour divin... il s'appliquait toujours aux tâches les plus ardues, et le cœur dilaté, marchant dans la voie des commandements divins, il visait aux sommets de la perfection. » Citons encore saint Bonaventure : « Tel un charbon ardent, il semblait tout entier consumé par la flamme de l'amour divin. » Combien versaient des larmes en le voyant « parvenu si tôt à un tel enivrement de l'amour divin » ! Cette divine charité refluait largement sur le prochain, sur les pauvres, et notamment sur les plus misérables de tous, sur les lépreux ; dans sa jeunesse, il avait de ces derniers une horreur instinctive ; triomphant de ses répugnances, il les entoura d'une tendresse spéciale ; avec son Ordre tout entier, il se mit à leur service et leur voua ses soins. Mais entre ses disciples il ne voulait pas que régnât une moindre charité fraternelle ; c'est ainsi que la famille franciscaine « s'éleva comme un noble monument de charité ; des pierres vivantes, recueillies dans toutes les parties du monde, s'y trouvaient assemblées pour édifier une demeure au Saint-Esprit ».
Nous Nous sommes plu, Vénérables Frères, à Nous attarder dans cette sorte de contemplation des vertus les plus hautes. De nos jours, en effet, parmi ceux qu'infecte la peste du laïcisme, il en est plusieurs qui dépouillent volontiers nos héros des splendeurs et des gloires de la véritable sainteté ; ils les rabaissent, en ne voyant en eux que des hommes supérieurs, sans autre foi qu'une vague religiosité ; s'ils les vantent, s'ils les exaltent, c'est uniquement pour avoir bien mérité de la science ou des arts, des œuvres de bienfaisance ou de leur patrie, voire du genre humain tout entier. Et Nous Nous demandons ce que l'admiration d'un saint François de ce genre, diminué de moitié, si l'on peut dire, et même contrefait, peut rapporter à ses plus récents amateurs, eux qui ne rêvent que luxe et richesses, qui, raffinés, élégants, fréquentent les places publiques, les danses, les théâtres, qui se vautrent dans des plaisirs immondes ou qui méconnaissent, s'ils ne les rejettent, les enseignements du Christ et de l'Église. À eux s'applique on ne peut mieux cette parole : « Celui que charment les mérites d'un saint, une même observation du service de Dieu doit le charmer également. Qu'il l'imite, s'il le loue ; mais il n'a point le droit de le louer s'il se refuse à l'imiter ; que celui donc qui admire les mérites des saints se rende lui-même admirable par la sainteté de sa vie. »
Telles furent les énergiques vertus dont saint François se munit pour remplir sa mission de réforme et de salut auprès de ses contemporains, en même temps que secourir l'Église universelle. À Saint-Damien, où il avait l'habitude de prier, au milieu des soupirs et des gémissements, il avait par trois fois entendu cette voix d'en haut : « Va, François, restaure ma maison qui s'écroule. » Le sens de cet avertissement lui échappait, car dans sa profonde humilité, il se jugeait absolument incapable de grandes choses. Innocent III comprît mieux les desseins de la divine miséricorde, quand une vision céleste lui eut montré François soutenant de ses épaules l'Église de Latran prête à s'effondrer.
Ainsi donc, après avoir fondé deux Ordres, l'un d'hommes, l'autre de femmes, voués à la perfection évangélique, le Patriarche séraphique se hâta de parcourir les villes italiennes, soit par lui-même, soit par ses premiers disciples ; avec une éloquence brève, mais ardente, il annonçait et prêchait la pénitence aux peuples ; et dans ce ministère, où il joignait l'exemple au précepte, il obtint des succès incroyables. En quelque lieu que l'entraînât sa mission apostolique, le clergé et le peuple allaient processionnellement à sa rencontre, au son des cloches, chantant des cantiques et portant des branches d'olivier ; les fidèles de tout âge, de tout sexe, de tout rang, l'escortaient ; de jour ou de nuit on entourait la maison qui l'abritait, afin de le voir à sa sortie, le toucher, lui parler, l'entendre ; personne ne pouvait résister à ses exhortations, pas même ceux qui avaient vieilli dans le vice et le déshonneur. Tantôt Ton voyait des chrétiens, même d'âge mûr, renoncer en masse à tous leurs biens, pour se vouer à l'existence évangélique ; tantôt des populations entières de l'Italie revenaient au bien et se mettaient à l'école de saint François. Ses fils spirituels se multipliaient à tel point, partout régnait une telle ardeur à le suivre, que le Patriarche séraphique lui-même dût souvent détourner des époux de leur intention de quitter le monde ou les empêcher d'abandonner l'état de mariage et la vie domestique.
Toutefois, les nouveaux messagers de la pénitence avaient une mission encore plus importante : celle de ramener la paix non seulement entre les individus, mais entre les familles, les cités, les provinces que des discordes perpétuelles ne cessaient de troubler et d'ensanglanter. C'est grâce à l'éloquence de ces hommes simples — éloquence plus puissante que celle des lettrés — qu'Assise, Arezzo, Bologne et bien d'autres villes retrouvèrent une heureuse et parfaite concorde, quelquefois sanctionnée par des pactes solennels.
Pacification et réforme des mœurs eurent dans le Tiers-Ordre un auxiliaire immensément utile.
Ordre religieux, le Tiers-Ordre l'était en effet ; mais, par une nouveauté sans précédent, les membres ne prononçaient aucun vœu ; l'institution n'avait d'autre but que d'offrir et de donner à tous, hommes ou femmes vivant dans le siècle, les moyens d'observer la loi divine et de suivre les voies de la perfection chrétienne.
Énumérons les principaux chapitres de la règle imposée à la nouvelle confrérie : on ne doit admettre que ceux qui professent la foi catholique et une respectueuse obéissance envers l'Église ; les membres des deux sexes peuvent entrer dans l'Ordre et, après un an d'épreuve, embrasser la règle, mais les époux ne le pourront qu'après un consentement réciproque ; les vêtements doivent être convenables, mais pauvres, et les femmes doivent modérer leur goût pour la toilette ; les Tertiaires ne doivent pas prendre part à des banquets et spectacles inconvenants ou à des danses ; de l'abstinence et du jeûne ; de la confession à faire et de la communion à recevoir trois fois par an, après s'être réconcilié avec son entourage et avoir restitué à leurs possesseurs les biens illégitimement détenus ; à moins d'autorisation spéciale des Frères ministres, ne point porter les armes, si ce n'est pour la défense de l'Église Romaine, de la foi chrétienne, de sa patrie ; de la récitation des heures canoniales et autres prières ; du testament à faire, suivant les formes légales, dans les trois mois qui suivent l'admission dans l'Ordre ; de la paix à rétablir au plus vite entre les Tertiaires ou avec les étrangers ; de la conduite à tenir par les membres, si leurs droits ou privilèges sont jamais attaqués ou violés ; ne jamais s'engager par serment solennel, hors le cas d'une nécessité urgente et reconnue par le Saint-Siège. À ces règles s'en ajoutaient quelques autres de non moindre importance : de l'assistance à la messe et des assemblées à tenir périodiquement ; de l'offrande à faire par chacun, suivant ses moyens, pour venir en aide aux moins fortunés, notamment aux malades, et pour assurer aux membres des funérailles convenables ; comment les Tertiaires doivent se visiter les uns les autres en cas de maladie et se reprendre en cas de faute ou d'obstination dans une faute ; ne point refuser les fonctions ou devoirs qui sont imposés et ne pas les remplir négligemment ; du règlement des différends.
Par cet exposé, Nous avons voulu montrer que saint François par son apostolat infatigable, par celui de ses religieux et par l'institution du Tiers-Ordre, jetait les fondements d'une société nouvelle, c'est-à-dire la transformait presque entièrement suivant le modèle évangélique. Malgré leur importance, Nous omettons les points de la règle qui touchent à la liturgie et à la formation spirituelle de l'âme ; mais ce qui précède démontre avec évidence qu'elle mit en vigueur un ordre nouveau de vie publique et privée : par là, non seulement la société civile devenait une sorte d'union fraternelle, cimentée par les devoirs de la sanctification, mais les droits des pauvres et des faibles se trouvaient également protégés contre les riches et les grands, sans que l'ordre ou la justice en fussent nullement lésés. Les Tertiaires étant assimilés au clergé, il en résultait cette heureuse conséquence que les exemptions et les immunités dont jouissait le clergé se trouvaient échoir aux membres de la nouvelle confrérie. C'est ainsi que dès l'origine, les Tertiaires ne prêtèrent plus le serment solennel, dit de vassalité, et ne prirent plus les armes en cas d'appel ou de guerre projetée ; car, à la loi dite féodale, ils pouvaient opposer la loi du Tiers-Ordre, et à l'obligation servile qu'on leur objectait, répondre par les libertés qui leur étaient acquises.
Ils eurent tout d'abord grandement à souffrir de ceux qui avaient le plus vif intérêt à ramener et rétablir l'ancien ordre de choses : par contre, ils furent soutenus et défendus par Honorius III et Grégoire IX, qui usèrent des châtiments, même les plus durs, pour briser toute hostilité. Une évolution des plus salutaires se fit ainsi dans la société ; la nouvelle institution dont saint François était le Père et le Législateur rétablit la pureté des mœurs, en suscitant le zèle de la pénitence ; du reste, elle s'étendit et s'accrut largement ; non seulement des Papes, des cardinaux, des évêques, mais des rois et des princes régnants, dont quelques-uns brillèrent des gloires de la sainteté, prirent avec ferveur les insignes du Tiers-Ordre et se pénétrèrent de la doctrine évangélique avec l'esprit franciscain. L'estime et la glorification des vertus les plus délicates furent remises en honneur dans les cités ; bref, « la face de la terre » se trouva renouvelée.
Saint François était « l'homme catholique et tout apostolique ». Sans cesser de travailler, avec un succès merveilleux, à l'amendement des chrétiens, il s'occupait de ramener les infidèles à la foi et aux commandements du Christ ; il voulut de môme que ses religieux s'y appliquassent de toutes leurs forces. Nous n'avons pas à rappeler un fait bien connu : très désireux de répandre l'Évangile et de gagner le martyre, saint François passa en Égypte avec quelques disciples ; avec autant de courage que d'audace, il vint se présenter au sultan lui-même. Et tous les Frères Mineurs qui, au début et pour ainsi dire au printemps de leur Ordre, furent massacrés comme missionnaires en Syrie et dans l'Afrique du Nord, l'Église ne les a-t-elle pas inscrits dans ses fastes, en leur accordant les suprêmes honneurs ? Au cours des siècles et en répandant largement leur sang, les nombreux fils de saint François remplirent si bien cet apostolat que les Pontifes Romains leur confièrent l'évangélisation de plusieurs régions infidèles.
En dépit des sept siècles écoulés, personne ne s'étonnera donc que le souvenir des multiples bienfaits venus de cet homme ait jamais pu être détruit ni même effacé. Mais il y a plus : sa vie et ses actes que les voix du ciel, comme l'a dit Dante, chanteraient encore mieux que celles de la terre, les siècles se les transmettent, pleins d'une admiration incessamment renouvelée ; ce n'est plus seulement dans le monde catholique que le Patriarche séraphique brille du glorieux éclat de la sainteté, car l'univers entier connaît maintenant le nom d'Assise et, dans sa patrie, il a les honneurs d'un véritable culte national. Peu de temps après sa mort, à la demande des peuples, de nombreux temples furent dressés à son nom, merveilles de style et de décoration ; des artistes consommés rivalisaient à qui rendrait avec la plus magnifique fidélité l'image de saint François, à qui reproduirait le mieux par la peinture ou la sculpture, sur le bronze ou les mosaïques, les principales scènes de sa vie ; à Sainte-Marie des Anges, dans cette plaine d'où « pauvre et humble, mais riche », il fit son entrée au ciel, ainsi qu'auprès de son glorieux tombeau sur le flanc d'Assise, les étrangers accourent, isolés ou en troupe, autant pour vénérer la mémoire de ce grand homme, au meilleur profit de leur âme, que pour contempler les monuments d'un art éternel.
Comme nous l'avons vu, panégyriste incomparable, Dante Alighieri a chanté le Saint d'Assise ; mais dans la suite des temps, les littératures italiennes ou étrangères n'ont point manqué d'illustres représentants pour le célébrer.
C'est de nos jours pourtant que les questions franciscaines ont été surtout l'objet d'études scientifiques approfondies ; des hommes de talent ont produit de nombreux ouvrages en diverses langues ou des œuvres d'art de grande valeur ; une immense admiration pour saint François, bien que pas toujours d'un sens très juste, s'est emparée des contemporains.
Les uns se plaisent à considérer l'aptitude naturelle de son esprit à traduire les émotions de l'âme sous une forme poétique, et cet hymne, le plus ancien monument de la langue naissante de sa patrie, fait les délices des savants modernes ; d'autres admirent en lui l'amant de la nature, et non pas seulement l'homme délicieusement ému devant la majesté des objets inanimés, l'éclat des astres, les charmes des montagnes et des vallées de l'Ombrie, les beautés des animaux, mais celui dont la voix — tel Adam innocent dans le paradis terrestre — se faisait obéir des animaux, auxquels il se sentait lié par une sorte de fraternité ; d'autres louent en lui le patriote, car notre Italie, son heureuse et glorieuse mère, a joui, plus qu'aucune autre nation, de ses nombreux bienfaits ; d'autres enfin goûtent plus spécialement l'amour singulier qui le mettait en communion avec le genre humain tout entier.
Ces divers traits sont exacts, mais ce sont les moindres : il faut même les bien entendre. Quiconque leur accorde trop d'importance ou n'y voit qu'un motif d'excuser sa mollesse, d'étayer les inventions de son esprit, de flatter ses goûts, celui-là défigure le véritable saint François.
C'est, en effet, dans la -totalité des vertus héroïques que nous avons esquissées, dans l'austérité de sa vie et sa prédication de la pénitence, dans son effort multiple et laborieux pour réformer la société, que saint François se montre tout entier, et non pas tant pour être admiré que pour être imité du peuple chrétien ; lui, le héraut du grand Roi, il n'avait d'autre but que de communiquer aux hommes la sainteté évangélique et l'amour de la croix ; il se souciait fort peu d'en faire des amis des fleurs, des oiseaux, des agneaux, des poissons ou des lièvres. Que s'il témoigne une tendre affection envers les créatures, s'il leur donne, « quelque petites qu'elles soient », les « noms de frère et de sœur » — affection du reste nullement illégitime, quand elle n'a rien d'excessif, — c'était uniquement en raison de son amour pour Dieu ; il était porté à aimer les choses qu'il « savait... avoir le même principe que lui » et dans lesquelles il reconnaissait la bonté de Dieu ; car « il suivait partout le Bien-Aimé à la trace de ses pas imprimés sur les choses ; il se faisait de tout une échelle pour atteindre son trône ».
Quant au reste, pourquoi les Italiens ne seraient-ils pas fiers d'un Italien qui, dans la liturgie ecclésiastique elle-même, est appelé ce « la lumière de sa patrie » ? Pourquoi les nommes dévoués aux intérêts populaires ne loueraient-ils pas la charité de François envers tous les hommes, notamment les plus pauvres ? Mais qu'on évite néanmoins de se laisser entraîner par un amour-propre national exagéré et de donner en exemple de ce nationalisme brûlant et exclusif « l'homme catholique », car ce serait l'amoindrir ; qu'on n'aille pas non plus voir en lui l'auteur et le précurseur de théories erronées dont il était on ne peut plus éloigné. Beaucoup s'arrêtent complaisamment à ces qualités secondaires chez le Saint d'Assise ; ils n'en éprouvent pas moins pour lui une certaine affection, et c'est avec une sorte de piété qu'ils s'appliquent à l'organisation des solennités séculaires ; ils méritent donc Nos louanges ; mais plaise à Dieu qu'ils puisent dans cet heureux événement un plus vif désir de mieux connaître la véritable image du grand imitateur du Christ et, à son exemple, de rechercher des grâces toujours plus hautes !
Nous éprouvons cependant une grande joie, Vénérables Frères, en voyant tous les hommes de bien s'unir pour glorifier la mémoire du très saint Patriarche. En l'honneur du VIIe centenaire de sa mort, partout s'organisent des solennités religieuses ou publiques, et surtout dans les régions où il vécut, tout ennoblies maintenant par les souvenirs de sa présence, de son éclatante sainteté et de ses glorieux miracles. Dans ce mouvement, il Nous est extrêmement agréable de vous voir à la tête de votre clergé et de vos fidèles. Dès maintenant, par la pensée, presque de Nos yeux, Nous pouvons contempler la foule des pèlerins ; ils vont voir et vénérer ou bien Assise et les sanctuaires voisins de la verte Ombrie, ou bien les escarpements de l'Alverne, ou bien encore les pentes sacrées qui dominent la vallée de Rieti. De la pieuse salutation de ces lieux où l'on dirait que François respire toujours, offrant ses vertus en exemple, ils ne peuvent que rentrer chez eux plus largement imprégnés de l'esprit franciscain. Car — pour emprunter les paroles de Léon XIII — « les solennités qui se préparent en l'honneur de saint François seront d'autant plus agréables à celui qui en est l'objet qu'elles seront plus fructueuses pour ceux-là mêmes qui les célèbrent. Mais le fruit le plus durable et le moins capable de se flétrir, le voici : que les hommes qui admirent son éminente vertu lui empruntent quelque ressemblance et s'appliquent à devenir meilleurs en l'imitant ». On dira peut-être que, pour restaurer la société chrétienne, il nous faudrait un autre François. Mais que, pleins d'un zèle nouveau, les hommes prennent ce grand saint pour maître et deviennent plus pieux et plus saints ; qu'ils imitent les exemples de sa vie, quand il était « le miroir delà vertu, la voie du bien, la règle des mœurs » ; que tous ils les reproduisent dans leur conduite ; ne serait-ce pas déjà suffisant pour guérir ou détruire les vices du temps présent ?
Mais qu'avant tout l'image admirable de leur Père et Législateur soit présente à l'esprit de ses nombreux enfants des trois Ordres. « Répandus par toute la terre — comme l'écrivait Grégoire IX à la bienheureuse Agnès, fille du roi de Bohême, — ils rendent chaque jour un hommage multiple au Tout-Puissant. » Aux religieux du Premier Ordre, c'est-à-dire à tous ceux que couvre l'appellation de Franciscains, Nous donnons de bien vives félicitations ; après les persécutions et les spoliations les plus indignes, tel que l'or passé au creuset, ils reprennent chaque jour un éclat de plus en plus conforme à leur ancienne splendeur ; nous souhaitons aussi de toute notre âme que, par l'exemple de leur pénitence et de leur humilité, ils dénoncent en quelque sorte plus énergiquement cette concupiscence de la chair et cet orgueil de la vie si largement répandus. C'est à eux de rappeler la société aux préceptes de la vie évangélique : ils y parviendront d'autant plus aisément qu'ils observeront plus scrupuleusement cette très sainte Règle que le fondateur appelait « le livre de vie, l'espoir du salut, la moelle de l'Évangile, la voie de la perfection, la clé du paradis, le pacte de l'alliance éternelle ». Que du haut du ciel le Patriarche séraphique ne cesse de contempler et de protéger cette vigne mystique qu'il a plantée de ses propres mains ; qu'il nourrisse et fortifie sa multiple postérité de la pure sève de la charité fraternelle : ne formant plus qu' « un seul cœur et une seule âme », tous ses fils travailleront avec le zèle le plus ardent à la régénération de la famille chrétienne.
Quant aux vierges sacrées du Second Ordre, elles qui participent à la « vie angélique qui resplendit en sainte Claire » et qui, tels des lis, s'élèvent dans les jardins du Seigneur, qu'elles continuent à exhaler le parfum le plus pur et charmer le regard de Dieu par des âmes blanches comme neige. Que, grâce à leurs prières, les pécheurs fassent de plus en plus appel à la clémence du Christ Notre-Seigneur et que l'Église notre Mère éprouve d'innombrables joies en voyant tous ces enfants recouvrer la faveur divine et l'espoir du salut.
Et pour finir, nous en appelons aux Tertiaires, soit qu'ils forment des communautés régulières, soit qu'ils vivent dans le siècle. Par leur apostolat ils s'efforceront, eux aussi, de hâter les progrès spirituels du peuple chrétien. Grégoire IX les nommait les soldats du Christ et de nouveaux Macchabées ; qu'ils se montrent dignes de leurs origines, et leur apostolat peut aujourd'hui encore grandement contribuer au salut commun ; ils se sont multipliés par toute la terre, et il suffit que, formés à l'image de François, leur Père, ils donnent l'exemple de l'innocence et de l'intégrité des mœurs.
Le bien vif désir que Nos prédécesseurs Léon XIII, dans sa lettre Auspicato, et Benoit XV, dans sa lettre Sacra propediem, exprimaient aux évoques de l'univers catholique, à Notre tour, Vénérables Frères, Nous en attendons l'accomplissement de votre zèle pastoral : Nous désirons en effet que vous favorisiez de toute façon le Tiers-Ordre franciscain ; enseignez à vos fidèles par vous-mêmes ou par des prêtres ayant la culture et les aptitudes nécessaires à la prédication le but de cet Ordre séculier d'hommes et de femmes, l'estime qu'il mérite, combien il est aisé d'y être admis et d'en observer les lois très saintes, de quels trésors d'indulgences et de privilèges jouissent les Tertiaires et enfin de quelle utilité personnelle et sociale est le Tiers-Ordre. Que ceux qui n'ont pas encore donné leur adhésion la donnent celte année même, sur vos conseils, et qu'ils entrent dans celte magnifique milice ; ceux qui, en raison de leur âge, ne peuvent encore se faire inscrire, se feront admettre comme postulants ; de la sorte, les enfants eux-mêmes se formeront à cette sainte discipline.
En Nous offrant l'occasion de célébrer tant d'événements salutaires, Dieu semble vouloir, dans sa bonté, que Notre Pontificat ne s'achève point sans que le catholicisme recueille les fruits les plus heureux. Ces solennités séculaires en l'honneur de saint François, qui durant sa vie raffermit la maison du Seigneur et dans ses jours consolida le temple, nous les voyons donc se préparer avec une joie extrême ; joie d'autant plus vive que, dès Notre jeunesse, Nous avons entouré ce Saint d'une profonde vénération, comme Notre Patron, et que Nous avons compté parmi ses fils, puisque Nous avons autrefois reçu les insignes du Tiers-Ordre. Puisse donc cette année, le VIIe centenaire de la mort du Père séraphique, apporter au monde catholique, ainsi qu'à Notre patrie, de tels bienfaits, grâce à l'intercession de saint François ; qu'elle en devienne à jamais mémorable dans l'histoire de l'Église.
En attendant, comme gage des faveurs célestes et en témoignage de Notre bienveillance paternelle, Nous vous accordons du fond du cœur, à vous, Vénérables Frères, à votre clergé et vos fidèles, la Bénédiction apostolique en le Seigneur.
Donné à Rome, près Saint-Pierre, le 30 avril 1926, de notre Pontificat la cinquième année.
PIE XI, PAPE.
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