À la fin de l'automne 1846, Louis Comollo entre au séminaire. Dès le premier jour, il se rapproche de Jean Bosco. Le lien de la sainte amitié qui les unit se resserrera toujours plus.
Pourrait-on pourtant imaginer deux natures plus différentes ? Jean débordant d'activité, toujours en quête de quelque bonne plaisanterie, doué de muscles d'acier et d'une santé de fer ; le paisible étudiant de Cinzano, replié sur lui-même, malingre et pâle, comment concilier ces contraires ?
C'est grâce à ces dissemblances, précisément, qu'ils se complètent à merveille. Jean communique à son ami quelque chose de son énergie brûlante, orientée ver le pratique, tandis que Louis Comollo, lui, est un modèle de persévérance dans la recherche du mieux et de profonde piété. Si jamais, après le vénérable don Cafasso, le séminaire de Chieri a abrité un saint, c'est bien Louis Comollo, pense-t-on partout.
Sans s'en douter, Louis devient l'ange gardien de son ami. Il lui signale délicatement ses fautes. S'il arrive qu'emporté par la fougue de son tempérament, Jean commette une espièglerie un tantinet blessante, un regard calme et grave de Louis suffit à lui faire comprendre et regretter son oubli.
Un soir que Jean, après avoir fait force partie de tarots avec ses confrères, se dirige, très échauffé, vers la chapelle :
— Tu ne ferais pas mieux de cesser, Jean ? lui demande tristement son ami.
— Que veux-tu dire ?
— Les tarots. Je crains qu'il ne te soit difficile de bien prier après une telle soirée.
— Tu as raison, avoue Jean.
Et il décide de ne plus toucher désormais à une carte.
Il est un point sur lequel Jean est incapable de rivaliser avec son ami. Louis est déjà, malgré sa jeunesse, un maître de l'ascèse. À table, il se contente du plus indispensable, un peu d'eau et de pain souvent, surtout pendant le carême. Jean prêche à son ami la modération :
— Tu exagères, Louis. Tant de privations nuisent à ta pauvre santé. Que pourras-tu faire, devenu prêtre, si dès maintenant tu épuises tes forces ?
— Je ne serai jamais ordonné prêtre, répond Louis gravement.
— Que veux-tu dire ? Douterais-tu de ta vocation ?
— Non, mais je ne crois pas que le bon Dieu me permette d'atteindre ce jour.
— Comment cela ? Comment penser à la mort par une si belle matinée de printemps ?
— Peu importe. J'ai le pressentiment de ma mort prochaine. Mais il faut que tu me promettes une chose : de prier tous les jours pour moi, quand le bon Dieu m'aura rappelé à lui.
— Je te le promets volontiers ; mais, si c'est toi qui me survis, tu me rendras le même service. Allons, maintenant changeons de conversation !
Quand il pense à Louis, l'abbé Bosco se reconnaît bien éloigné de la perfection. Que de progrès il lui reste à réaliser ! Il le constate surtout pendant les vacances.
Invité par le propriétaire Turco, le séminariste s'en va à la chasse et pousse un cri de victoire lorsqu'il met en joue et abat son premier lièvre. Mais il aperçoit soudain le calme regard de Louis fixé sur lui. Que dirait son ami s'il le voyait ainsi, sans soutane, en chapeau de paille et les manches retroussées ? « Est-ce bien convenable pour un futur prêtre ? »
Jean n'ira plus à la chasse.
Une autre fois, il assiste aux noces d'or de son oncle Matthieu, qui atteindra l'âge patriarcal de cent deux ans. Le banquet fini, on lui demande de jouer du violon. Jean s'excuse : il n'a pas son instrument. Qu'à cela ne tienne ! On lui en trouve un dans une maison voisine et le séminariste, après quelques tâtonnements, attaque des airs guillerets.
Il s'anime, il s'échauffe ; le violon s'emballe et s'emballe. Les couples se forment. La danse commence.
« Holà ! Parfait s'écrie le vieux tonton. Je voudrais bien, moi aussi, risquer un petit rigodon ! »
Garçons et filles tournevoltent et tourbillonnent. Soudain l'archet endiablé s'arrête. Jean dépose son instrument.
— Eh bien, quoi ? Tu ne joues plus ?
— Je pense que c'est assez pour aujourd'hui. »
Jean vient de revoir le regard réprobateur de son ami : « Jean, tu veux devenir prêtre et tu fais danser la jeunesse comme un violoneux ? »
Arrivé chez lui, Jean prend son violon, souvenir pourtant de son ancien patron Robert le tailleur, et l'écrase sous ses talons. Un geste de folie, dira-t-on, mais Jean Bosco n'est pas pour les demi-mesures.
C'est encore sa nature qui l'a emporté. On a fort à faire avec un tempérament pareil.
Durant les vacances de 1838, Jean est en visite chez Louis, au village de Cinzano. Les deux amis de promènent sur les coteaux du célèbre pays vignoble.
— Ce n'est guère la peine de faire les vendanges cette année, constate Jean tristement. Le phylloxera a presque tout détruit. Pauvres paysans ! Ils se seront donné bien du mal pour rien.
— C'est la main de Dieu ! répond Louis. Il prend et il donne, comme il l'entend.
— C'est aussi ce que dit ma mère. Espérons que la récolte sera meilleure l'année prochaine et nous donnera du bon vin.
— Tu en boiras.
— Toi aussi ! Ne voudrais-tu encore boire que de l'eau ?
— Je compte goûter un vin bien meilleur.
— Qu'est-ce que tu veux dire ?
— Ne me le demande pas. Dieu seul sait ce qui arrivera.
Jean s'arrête :
— Serait-ce toujours le pressentiment de ta mort ?
— Ah, Jean, soupire Louis. Depuis quelque temps j'éprouve une telle soif des biens célestes qu'il me paraît impossible de vivre longtemps désormais.
Jean voudrait dire quelque chose, mais il reste muet sous le regard de son ami, rayonnant d'une lumière qui ne semble pas de ce monde.
Après la Toussaint, les deux amis se retrouvent au séminaire. Louis est encore plus réservé, plus replié sur lui-même qu'auparavant, bien que visiblement rempli d'une grande joie intérieure. Comme durant les trimestres précédents, il se montre consciencieux en tout ; toujours appliqué à l'étude, il prend part avidement aux argumentations. Sur sa table de travail, un billet résume tout son programme de vie : « Il accomplit beaucoup celui qui fait peu, mais qui fait ce qu'il doit faire. Il n'accomplit rien celui qui fait beaucoup, mais néglige ce qu'il doit faire. »
Durant le carême de 1839, les séminaristes ont leur retraite annuelle, prêchée par le pieux et docte don Borel.
L'abbé Bosco va lui parler. Il l'interroge sur ce qu'il doit faire pour conserver la grâce de l'élection. « C'est par le recueillement intérieur et la communion fréquente, lui répond don Borel, qu'on arrive à la perfection et qu'on se prépare véritablement au sacerdoce. »
Mais aucun des séminaristes ne profite mieux de ces saints jours que Luis Comollo ; les derniers, il le sent, de sa vie.
Le matin du 25 mars, fête de l'Annonciation, Louis rencontre son ami en se rendant à la chapelle. C'est encore le « grand silence », et Jean s'étonne d'autant plus de l'entendre chuchoter :
— Je ne me sens pas bien.
— Qu'est-ce que tu as ?
Louis est affreusement pâle et ses grands yeux doux son plus graves que jamais.
— Je m'effraie de paraître bientôt devant le tribunal de Dieu.
— Quelles lugubres pensées pour le jour de la belle fête de l'Annonciation ! L'ange te dit; à toi aussi : « Ne crains rien ; tu as trouvé grâce devant Dieu. »
Jean a de la peine à se recueillir pour prier. À chaque instant il regarde son ami, immobile à genoux, la tête entre les mains. Peu de temps avant l'élévation, Louis tombe évanoui.
— Qu'est-ce que tu as ? demande encore Jean, lorsque Louis, dehors, rouvre les yeux.
— Ah ! ce n'est rien ! Seulement une petite faiblesse passagère. Je me sens déjà mieux. Retournons à la chapelle ; je voudrais communier. »
Louis se traîne encore deux jours ; puis, il faut le mettre à l'infirmerie. C'est le Mercredi saint. La fièvre continue de monter. Jean le veille toutes les nuits ; il lui rafraîchit les tempes brûlantes, il lui donne à boire et prie de tout son cœur pour sa guérison.
Le matin de Pâques, le malade reçoit l'extrême-onction. Après la sainte communion, une joie merveilleuse illumine son pâle visage.
— Jean, prononce-t-il d'une voix faible, nous allons nous séparer pour quelque temps. Dieu le veut ainsi. Tu m'as toujours aidé. Merci de tout ce que tu as fait pour moi. Que Dieu te le rende ! N'oublie pas que tu m'as promis de prier pour moi tant que tu vivras.
— Je te le promets.
— Alors, c'est bien !
À l'aube du 2 avril, Louis s'en va tranquillement en son éternité, à l'âge de vingt et un ans.
Jean en est terriblement bouleversé. Après bien des nuits blanches, il ne retrouve guère le sommeil : il s'entretient toujours en esprit avec l'absent.
Dans la nuit qui suit la sépulture de Louis, Jean s'éveille brusquement, épouvante. Il lui semble entendre un étrange tumulte. Comme un ouragan déchaîné, comme un tonnerre lointain, comme une tempête mugissante.
Non, ce n'est pas un rêve. Les autres séminaristes se redressent aussi sur leurs lits, écoutent, atterrés, le vacarme inexplicable. « C'est un orage, dit l'un. — Un tremblement de terre », pense un autre.
Alors, la porte du dortoir s'ouvre à grand fracas ; un jet de lumière intense éclaire jusqu'au dernier coin de la salle, en même temps qu'une voix retentit, à la fois grave et joyeuse, étrange et parfaitement reconnaissable, celle du mort : « Jean, je suis sauvé ! »
Un dernier grondement de tonnerre extraordinaire ; le bruit s'éloigne ; la lumière s'éteint. Les ténèbres et le silence de la nuit.
Les condisciples de Bosco se pressent autour de son lit et lui demandent, encore tremblants : « Qu'est-ce que c'était, Jean ? »
Un bon moment incapable de parler, Jean explique, haletant : « Nous avions décidé, Louis et moi, que celui qui mourrait le premier enverrait à l'autre un message de l'éternité. »
Dans les jours qui suivent, Jean, malgré sa robuste constitution, tombe malade. Il reste plusieurs semaines entre la vie et la mort. Le médecin désespère ; le supérieur lui donne l'extrême-onction.
Ce jour même, maman Marguerite arrive à l'improviste au séminaire.
— C'est toi, maman ? murmure le malade. tu viens me voir ? Tu savais que...
— Non, mon enfant, je ne savais rien de ta maladie. Je voulais simplement t'apporter quelques petites choses, un pain de millet et une bouteille de vin de chez nous. Ce pain, tu n'en pourras malheureusement pas manger : il est bien trop lourd pour toi.
Tu l'as fait cuire toi-même ?
— Bien sûr, mon enfant.
— Alors, laisse-le-moi. Si quelque chose peut me faire du bine, c'est certainement du pain et du vin de chez nous.
Après le départ de sa mère, Jean demande à son ami Garigliano, qui le soigne :
— Donne-moi une tranche du pain.
— Tu ne pourras pas le supporter.
— Du pain de chez nous ! C'est maman qui l'a fait ; comment pourrait-il me faire du mal ?
À la grande surprise de Guillaume, Jean mange la tranche de pain, en demande une seconde, puis une troisième, avale là-dessus un verre de vin, dévore une quatrième tranche de pain et même une cinquième, et retombe enfin, épuisé, sur son lit.
Il ne se réveille qu'au bout de quarante-huit heures. La fièvre a disparu. Jean regarde de ses yeux clairs les amis qui l'entourent : « Je me sens très bien. Le pain et le vin de maman m'ont rendu la santé. Sortez ! Je me lève. »
Jean est affaibli pour longtemps ; mais, peu à peu, les forces lui reviennent : il retrouve toute sa vigueur.
(Don Bosco, l'Apôtre des Jeunes, G. Hünermann)
Reportez-vous à Don Bosco et le jeune condamné à la potence.
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