Été 1854, le tocsin sonne à toutes les églises de Turin. Quelque marchand ambulant a apporté le choléra dans la ville royale du Piémont. Bientôt tous les hospices sont combles ; couvents et hôtelleries se transforment en infirmeries. Les religieux tant honnis, Capucins, Camilliens, Dominicains et Oblats, sont à l'œuvre.
Don Bosco et don Victor Alasonatti, depuis quelque temps son auxiliaire à l'internat et à l'oratoire, assistent les malades dans le quartier particulièrement contaminé du Valdocco.
De temps en temps, le choléra redouble de violence. Dans une seule paroisse, il fauche cinq cents personnes en quelques semaines. Et ce n'est toujours pas la fin !
L'internat, où logent actuellement plus de cent jeunes gens, est terriblement menacé.
— Qu'allons-nous faire ? demandent-ils à don Bosco.
— Restez dans la grâce de Dieu. Recommandez-vous toujours à la protection de la Sainte Vierge, et le fléau vous épargnera. »
Le jour de l'Assomption, don Bosco exhorte les aînés à se dévouer. Il n'a pas besoin d'insister. Plus de quarante élèves, ouvriers, apprentis de commerce, répondent aussitôt à son appel. Don Bosco en a les larmes aux yeux. Ses disciples lui donnent parfois du souci ; vienne l'épreuve, ils se révèlent des héros. Ils sont dans les hôpitaux ; ils vont chercher les abandonnés dans leurs mansardes, leur rendent joyeusement les plus humbles services et passent bien des nuits blanches au chevet des malades.
La misère est indescriptible. Le plus nécessaire fait souvent défaut. L'oratoire donne sans compter, mais les réserves s'épuisent.
Un jour, Michel Rua vient demander à la mère de don Bosco un drap pour un malade qu'il a découvert dans un taudis. La brave femme fouille inutilement armoires et bahuts :
— Plus rien ici, dit-elle ; voilà encore une nappe quand même !
— Merci, maman Bosco, c'est toujours autant.
À peine Michel a-t-il tourné les talons que Jean Cagliero arrive :
— À l'hôtel du Cœur d'or, quelques malades étrangers complètement démunis sont couchés sur le sol nu. N'auriez-vous pas pour eux quelques draps de lit et du linge ?
— Il n'y a vraiment plus rien de reste, soupire maman Marguerite.
— Absolument plus rien ?
Après un instant de réflexion, maman Bosco court à l'église, enlève la nappe d'autel, tire de la sacristie un amict et un rochet, et donne le tout au garçon : « Notre-Seigneur me pardonnera de l'avoir volé. N'est-ce pas lui-même qui souffre en la personne des malades ? »
Le garçon emporte le ballot. En revenant, le soir, il ne se sent pas très bien. La tête lui tourne, il a des nausées. Maman Marguerite l'oblige à aller se coucher. Il s'y résigne à contrecœur :
— Et mon service de nuit ! Les malades m'attendent.
— Toi aussi tu es malade. Tu as une forte fièvre. Tu as la tête brûlante. Couche-toi et dors bien !
Ce n'est pas le choléra, mais une sorte de typhoïde qu'il a attrapée. Quatre nuits durant il est entre la vie et la mort. Maman Marguerite ne le quitte pour ainsi dire pas. Le médecin, très inquiet, conseille de lui donner l'extrême-onction.
— Voyons, Jean, que préfères-tu, lui demande don Bosco, vivre ou aller en paradis ?
— Allez en paradis.
— Et pourtant ce ne sera pas encore pour cette fois. La Sainte Vierge veut te guérir. Tu t'en tireras, tu prendras la soutane, tu seras prêtre, et un jour, bréviaire sous le bras, tu partiras bien loin, bien loin...
Le lendemain, la fièvre est tombée. Quelques jours plus tard, Jean quitte le lit et reprend son service près des cholériques. La mystérieuse parole du père lui reviendra souvent à la mémoire et il en verra un jour la miraculeuse réalisation.
L'épidémie tombant peu à peu en automne, don Bosco procure à ses chers samaritains une magnifique détente. Il les emmène aux Becchi faire les vendanges chez son frère Joseph.
Tout est bien changé au pays. Antoine est mort depuis cinq ans ; ce sont ses fils qui dirigent la métairie paternelle. Joseph est magnifiquement installé dans une autre ferme toute proche.
Joseph accueille avec un extrême plaisir toute cette bande de joyeux garçons ; il leur installe sous le toit de la paille pour dormir ; il leur fournit à boire et à manger, enchanté de ces lurons qui remplissent en chantant ses grandes cuves.
Au grand air les garçons surmenés retrouvent leurs forces, les joues pâles et tombées se rembourrent, et les plus taciturnes apprennent comment on rit aux Becchi !
Un matin, comme don bosco sort de la maison pour aller rejoindre sa troupe dans les vignes, un enfant d'une douzaine d'années l'aborde avec son père :
— C'est à moi que vous avez affaire ?
— Oui, monsieur l'abbé, répond l'homme. Je suis Charles Savio, forgeron à Mondonio, et voici mon fils Dominique. J'ai dû lui céder. Il voulait absolument venir aux Becchi pour vous parler.
Don Bosco examine l'enfant qui le regarde candidement de ses grands yeux brillants. Pour un peu, il croirait avoir devant lui son ami d'enfance, Louis Comollo.
Il fait entrer ses visiteurs, et Dominique lui raconte très ingénument qu'il apprend le latin à Châteauneuf, mais que son grand désir est d'aller continuer ses études à Turin, à l'oratoire.
— Voulez-vous bien m'y accepter ?
— Pourquoi pas ? Il me semble que tu es fait de bonne étoffe.
— De bonne étoffe ? reprend le petit. Alors ce sera vous le tailleur qui la travaillerez.
— Seulement, tu m'as l'air un peu faible de santé pour les études.
— Le bon Dieu m'aidera.
— Et que veux-tu faire, tes études finies ?
— Je voudrais être prêtre, si le bon Dieu m'en donne la grâce.
— Bel idéal ! Mais quelles sont tes aptitudes ? Nous allons tout de suite nous en rendre compte. Voici un livre ; va dans la chambre à côté en apprendre une page par cœur. Tâche d'y arriver dans une heure. Pendant ce temps-là, je vais parler avec ton père.
Dominique revient au bout de cinq minutes à peine :
— Si vous voulez me faire réciter ?
— Comment ? Tu sais déjà ta page par cœur ? Écoutons cela !
Dominique récite la page mot à mot, sans une hésitation.
— Tu as une merveilleuse mémoire ! constate don Bosco.
Cet exploit lui rappelle sa propre jeunesse.
— Oui, fait observer le père avec fierté, mon garçon apprend facilement. Il ne pense qu'à étudier. Il ne fera jamais un forgeron ; il n'en a pas la force, et puis, il est peut-être capable de mieux.
— C'est entendu, répond don Bosco. Viens à Turin à la Toussaint. Je t'accepte très volontiers.
L'enfant pousse un cri de joie et se jette sur la main du prêtre pour la baiser.
Dominique arrive avec son paquet à Turin au jour fixé. Don Bosco le mène à sa chambre, lui fait connaître le règlement et lui recommande d'être toujours docile à la volonté de ses maîtres.
« Je vous le promets », répond aussitôt Dominique. Son attention se porte alors sur une devise inscrite sur le mur : « Da mihi animas, cetera tolle. »
— Tu comprends ce que cela veut dire ? demande don Bosco.
— Donne-moi les âmes ; prends le reste !
— C'est la devise de saint François de Sale. Tu l'as bien traduite, mais, quand même, en comprends-tu bien le sens ?
— Certainement. Ici il n'est pas question d'argent, il s'agit des âmes. J'espère que la mienne aussi participera à cette entreprise.
Don Bosco admire cet enfant, qui lui rappelle de plus en plus son cher Louis Comollo. Il en a les cheveux noirs et ondulés, l'arcade sourcilière bien tracée, les yeux rayonnants de pureté, la bouche expressive, le noble ovale du visage.
De jour en jour, don Bosco apprécie mieux le trésor qui lui est confié.
Dominique Savio est vite habitué. La pauvreté et l'indigence règnent céans ; il n'empêche que les plus petites et les plus sombres chambrettes y resplendissent de joie.
Don Bosco prêche la gaieté autour de lui. S'il voit un enfant marcher la tête baissée : « Qu'est-ce qui t'ennuie ? demande-t-il aussitôt. Si tu as commis un péché, remets-toi vite la conscience en ordre ; autrement, change-moi cette mine-là ! »
Le nouvel arrivé admire l'ascendant de l'abbé sur ses enfants. L'un d'eux s'est-il oublié dans la journée et querellé avec un autre, don Bosco l'appelle le soir et lui demande :
— Eh bien, mon enfant, comment cela va-t-il ?
— Très bien.
— Vraiment ? Il n'y a rien en toi qui ne va pas très bien ?
L'enfant baisse la tête et dit :
— Si. Quand pourrais-je me confesser ?
— Va te préparer à la chapelle, je t'y rejoins dans un instant.
Dominique se demande souvent quelle est la recette de don Bosco pour soumettre à une discipline parfaite tant de jeunes gens, presque toujours sortis d'un milieu lamentable. « Il a sûrement une baguette magique, se dit-il, et je vois ce qu'elle est : celle de son affection pour nous. »
Dominique a raison. Le secret de l'éducation pour don Bosco, c'est la bonté. Lorsqu'un de ses pupilles a commis une faute, un seul mot aimable suffit presque toujours pour le ramener dans la bonne voie. Don Bosco ne recourt aux punitions qu'en tout dernier lieu, fort rarement, et lorsqu'il doit user de ce procédé, la bonté encore n'en est pas absente. Les châtiments corporels sont formellement interdits.
Dominique goûte surtout le petit mot du soir, qui clôt la journée. L'affaire de quelques minutes à peine, mais les paroles de don Bosco vont droit au cœur et s'achèvent toujours par un paternel « bonne nuit! ».
Un soir, don Bosco rappelle à son auditoire l'obligation pour chacun de se sanctifier et explique comment il est à la fois difficile et bien plus facile qu'on ne le pense généralement de tendre à la perfection tous les jours. Ce soir-là, Dominique n'arrive pas à s'endormir. Le lendemain, il vient trouver don Bosco dans sa chambre :
— Que faut-il faire pour devenir un saint ?
— Et toi, qu'en penses-tu ? Que crois-tu nécessaire ?
— Je pourrais rester des jours entiers sans rien manger, ou presque ?
— Non.
— Dois-je me fabriquer une discipline pour me flageller ?
— Non.
— Renoncer aux récréations ? Ne plus jouer avec mes camarades ?
— Non.
— Que faire donc pour aller au ciel ? demande Dominique à bout d'imagination. Dieu veut pourtant qu'on fasse pénitence ?
— La pénitence pour toi, c'est l'obéissance.
— Sans doute, mais je devrais quand même y ajouter de temps en temps quelque chose. On lit cela dans toutes les vies de saints.
— Naturellement, tu dois faire quelque chose de spécial aussi. Par exemple, supporter patiemment la faim et la soif, la chaleur et le froid.
— Mais, tout cela, il faut toujours que je l'endure.
— Oui, mais tout cela n'est vertu que si tu le supportes pour l'amour de Dieu. Voilà le chemin de la perfection ! Ce n'est pas compliqué, c'est même très simple.
— Et absolument rien de particulier ?
— C'est déjà une chose très particulière pour un enfant de douze ans d'accomplir consciencieusement ses obligations quotidiennes et de s'exercer à la patience. C'est pour lui le chemin direct du ciel.
Quelques jours après l'arrivée de Dominique à l'oratoire, on y célèbre une fête magnifique, le jour de la proclamation du Dogme de l'Immaculée Conception par le pape Pie IX, le 8 décembre 1854. À Rome, dans le fracas des canons et le vacarme des cloches, retentit l'exultante acclamation du peuple chrétien : « Vive l'Immaculée Conception ! »
Le même jour, Dominique Savio, agenouillé devant l'autel de la Sainte Vierge, répète plusieurs fois cette prière : « Marie, je vous donne mon cœur ; faites qu'il soit toujours vôtre. Jésus et Marie, soyez toujours mes amis ; mais, de grâce, faites-moi mourir plutôt que d'avoir le malheur de commettre un seul péché ! »
(Don Bosco, l'Apôtre des Jeunes, G. Hünermann)
Reportez-vous à Le songe de Don Bosco, Don Bosco et le Grigio, Don Bosco et le jeune condamné à la potence, La sainte amitié qui amena Jean Bosco séminariste, à la perfection chrétienne.
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