Un jour de novembre 1854, don Bosco se fait attendre au réfectoire. Le repas achevé sans lui, chacun retourne à son travail ; seuls don Victor Alasonatti et quelques clercs restent à discuter autour de la table.
— Pourquoi don Bosco n'arrive-t-il pas ? demande Dominique Tomatis. Nous devrions aller le chercher.
— Il n'aime pas être dérangé dans son travail, dit don Alasonatti. Je sais qu'il a de grands soucis.
— À notre sujet ? interroge Jean Cagliero, qui porte la soutane depuis un mois. Au sujet de l'oratoire ?
— Non, pour l'Église. Comme vous le savez, les libéraux ont l'intention de déposer à la Chambre un projet de loi qui dépossède de ses biens l'Église de Piémont-Sardaigne et supprime la plupart des couvents. Nul n'est plus peiné de cette injustice que notre Père, mais il n'est pas moins inquiet des malheurs qu'encourt notre roi s'il se prête à ces projets.
— Déposséder l'Église, fermer les couvents, belle façon de remercier les religieux de leur dévouement pendant le choléra ! s'écrie don Michel Rua.
Don Bosco arrive :
— Excusez mon retard, mes amis. J'espère que vous m'avez gardé une cuillerée de soupe ?
— Votre mère l'a tenue au chaud. J'y vais ! propose Félix Reviglio.
— Il me restait un peu de travail, continue don Bosco. J'ai écrit aujourd'hui à trois importants personnages, au pape, au roi et au bourreau.
Les abbés se mettent à rire en entendant ce singulier rapprochement. Que leur père écrive au pape, ce n'est pas très extraordinaire. Le bourreau, malgré sa profession, est un ami et un bienfaiteur de l'oratoire. Mais une lettre au roi ? Qu'est-ce que don Bosco peut avoir à écrire au roi ?
— Voici ma lettre pour le Roi. Veux-tu la copier au propre, Ange Savio ?
— Très volontiers, répond celui-ci, parent de Dominique.
— Bon ! la voici. Mais, commence par la lire tout haut ! Vous devez tous savoir ce qu'elle contient.
Ange Savio parcourt la lettre et lit, de plus en plus étonné :
— « J'ai eu la nuit dernière un songe étrange. Je me trouvais au milieu du chœur de l'oratoire quand, soudain, un messager portant la livrée écarlate des laquais de la cour arriva en criant : “Nouvelle importante !” “Quelle nouvelle ?” demandai-je. “Annoncez : Grand deuil à la cour ! Grand deuil à la cour !” Je voulais lui demander qui était mort, mais le cavalier s'en allait déjà. »
— Rien de plus ? demande Ange Savio.
— Non, c'est tout. Au roi d'y réfléchir ! Je vais manger. Voici Félix qui arrive avec la soupe. Merci, mon enfant !
Cinq jours plus tard, le songe se répète. Don Bosco entend de nouveau les sabots du coursier royal, mais, cette fois, le messager annonce : « Grands deuils à la cour ! Grands deuils à la cour ! »
Le lendemain, de sa propre écriture, don Bosco informe le roi de cette seconde vision et le prie d'écarter pareils malheurs en s'opposant au nouveau projet de loi.
« Cette loi attirera un grand malheur sur la cour », déclare-t-il tristement le soir.
Quelques jours après, arrive le marquis Dominique Fassati, bienfaiteur de l'oratoire :
— Qu'avez-vous fait ! dit-il à don Bosco. Vos lettres ont mis toute la cour en grand émoi. Le roi en est fort affecté, furieux. Vous savez pourtant quelle reconnaissance vous lui devez pour ses bonnes dispositions.
— Certes oui, je le sais ! répond tranquillement don Bosco. C'est précisément pourquoi j'estime de mon devoir de l'avertir. Je ne lui ai écrit que la pure vérité.
Le ministre de la Justice, Urbain Rattazzi, n'en dépose pas moins, le 28 novembre, le projet de loi pour la suppression des couvents, et le comte de Cavour, depuis deux ans chef du gouvernement, est absolument décidé à le faire passer. Vu la violente opposition des conservateurs, les libéraux soutiennent la loi par des arguties d'une mauvaise foi évidente.
« L'Église n'a pas le droit de posséder, déclare le rapporteur. Les biens de l'Église appartiennent aux pauvres. Si la nation est pauvre, elle peut légitimement s'en emparer. »
Après des débats mouvementés, au cours desquels le comte Solaro della Margherita qualifie cette loi d'escroquerie monstrueuse, l'affaire est ajournée.
Mais au début de l'année suivante les rêves de don Bosco se réalisent. Le 12 janvier, Marie-Thérèse, mère de Victor-Emmanuel II, meurt après une courte maladie. Don Bosco perd en elle une insigne bienfaitrice. Le roi est accablé de tristesse et le sommeil le fuit.
Ce premier deuil à peine passé, Adélaïde, épouse du roi, meurt en mettant au monde un fils. Encore quelques semaines, et le prince Ferdinand de Savoie, frère du roi, la suit au tombeau.
Malgré tous ces avertissements du Ciel, la Chambre décide, le 2 mars 1855, d'adopter la loi Rattazzi.
Une quatrième fois, la mort frappe à la porte du roi. Elle lui ravit, le 17 mai, son plus jeune fils. Comment faire la sourde oreille à de pareils coups ? Mais le sénat, cinq jours plus tard, vote de justesse la loi, malgré l'offre de Mgr di Calabiana, évêque de Casale, près d'un million de lires au gouvernement contre l'abandon du projet de spoliation.
Le dernier mot est désormais au roi, dit don Bosco le lendemain à ses jeunes gens. De sa signature dépend la fermeture d'une foule de couvents. Mais je crains que le Ciel ne fasse s'abattre un nouveau malheur sur sa Maison.
— Ne serait-il pas bon d'écrire au roi ? demande Jean Cagliero.
— Si. Veux-tu t'en charger, Ange ?
— Volontiers. Dites-moi ce que je dois écrire.
— Majesté, dicte don Bosco, hier j'assistai à un entretien de plusieurs personnes parmi lesquelles se trouvait don Bosco. La conversation porta sur les événements du jour et, par conséquent, sur la loi Rattazzi récemment passée au sénat. S'il m'était possible de parler au roi, déclara don Bosco, Majesté, lui dirais-je, gardez-vous de signer cette loi pour ne point attirer sur vous et sur votre famille une grande calamité. — C'est ce dont je me fais un devoir de vous informer comme fidèle et obéissant sujet de Votre Majesté. Signé : Aange Savio, de Châteauneuf d'Asti.
À la lecture de cette lettre, Victor-Emmanuel pâlit. Les avertissements du Ciel l'ont trop fortement frappé ; quatre deuils en quelques mois, sa mère, son épouse, son frère et son fils.
« Que ce don Bosco me laisse donc en paix ! » murmure-t-il d'une voix tremblante.
Lorsqu'on soumet à sa signature, peu après, le texte de la loi, il demande quelques jours de réflexion. Il en profite pour consulter plusieurs théologiens, docteurs en droit ecclésiastique, en leur faisant connaître les avertissements de don Bosco et leur accablante réalisation. Ces ecclésiastiques, au lieu de défendre les droits de l'Église selon leur devoir, lui répondent obséquieusement : « Que Votre Majesté ne s'inquiète nullement des messages de don bosco ! Le temps des révélations est passé ! Prophéties et menaces ne méritent plus aucun crédit ! »
Le roi Victor-Emmanuel prend alors la plume et signe cette loi, qui supprime trois cent trente-quatre établissements religieux et arrache à leurs foyers plus de cinq mille religieux et religieuses.
Au demeurant, le monarque n'en veut pas à don Bosco de ses prémonitions ; souvent il le cite comme un saint. Mais ce qui est fait est fait. Derrière les religieux expulsés se ferment les portes de leurs couvents. Tous leurs biens, dont ils ont usé pendant des siècles au service de Dieu et des pauvres, passent à l'État. L'ambitieux comte de Cavour est arrivé à ses fins.
(Don Bosco, l'Apôtre des Jeunes, G. Hünermann)
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