lundi 17 janvier 2022

Don Bosco et le « Grigio »



Jean Cagliero profite du calme du dimanche matin, les enfants de l'internat étant sortis, pour exercer sur son cher violon un passage particulièrement difficile. Cet artiste de quinze ans est tellement à son affaire qu'il remarque à peine l'arrivée en trombe de Joseph Buzzetti dans la chambre :
— Tu ne pourrais pas arrêter ta musique un instant ? J'ai quelque chose à te dire.
— Qu'est-ce qui brûle ? demande Jean sans déposer son archet.
— Laisse enfin ton crincrin et écoute un peu ! Je viens de voir entrer dans la chambre de don Bosco deux hommes qui ne m'ont pas l'air sûrs du tout.
— Comment cela ?
— Je ne sais pas, mais j'ai l'impression qu'il y a du danger. Je ne saurais te dire au juste pourquoi, mais je crois que nous ferions bien d'ouvrir l'œil.
— De quoi ont-ils l'air tes messieurs ? reprend Jean enfin attentif.
— Certainement pas de bons catholiques. Ce sont peut-être des francs-maçons, des libéraux ou des Vaudois. Tu sais bien que tous ces gens en veulent à don Bosco, depuis qu'il est entré en campagne contre eux avec ses Lectures catholiques. Mais, pas tant de questions ! Viens ! Don Bosco a peut-être besoin de nous.
Jean range son violon, les deux amis vont vite se poster devant la porte de leur Père, l'oreille tendue.
La conversation n'a rien d'inquiétant au début. Les deux visiteurs comblent d'éloges Jean Bosco :
— Votre oratoire est une œuvre humanitaire splendide et qu'il convient de soutenir. Nous sommes immédiatement prêts à vous donner quatre mille lires.
— Quatre mille lires ? fait don Bosco. Une belle somme ! À quelles conditions, s'il vous plaît ?
— Oh, il est presque inutile d'en parler. Voici les billets. Prenez-les. Il y en aura d'autres ! Vous allez seulement nous promettre de renoncer à la diffusion de vos brochures.
— C'est là que vous vouliez en venir ? Non. Rien à faire ! Reprenez votre argent. Je n'en ai pas besoin.
Les deux visiteurs abattent alors le masque de la politesse.
— Vous ne voulez pas ? C'est nous faire une injure. Sachez que vous pourriez bien ne pas revenir vivant chez vous, quand vous ne sortirez.
— Vous me menacez ? Vous semblez, messieurs, vous faire une idée entièrement fausse du prêtre catholique. Nul ne m'achète ni ne m'effraie !
— Vous verrez les conséquences de votre orgueil. Nous saurons vous réduire au silence !
— Tant que je serai en vie, je ne me tairai pas. Et maintenant, veuillez partir.
Don Bosco ouvre brusquement la porte :
— Joseph, reconduis ces messieurs, et prends garde qu'ils ne trébuchent dans l'escalier : ils sont un peu énervés.
Les compères s'en vont, cramoisis. Don Bosco saisit Jean Cagliero par l'oreille :
— Alors, les amis, vous avez écouté ?
— Cette visite ne nous disait rien de bon et nous tenions à être là pour un coup de main au besoin.
— Avec ces deux pantins, je m'en serais tiré tout seul.
— Je vous en prie, monsieur l'abbé, soyez prudent. On peut s'attendre à tout de la part de ces fanatiques. Je vous en prie, ne sortez pas, quand il fait noir, sans être accompagné.
— J'accepte pour vous tranquilliser.

Quelques jours plus tard, à la fin du dîner, deux hommes viennent chercher don Bosco pour un mourant : « J'y vais ! »
Mais Jean Cagliero le retient par la manche et lui chuchote :
— Monsieur l'abbé, rappelez-vous votre promesse.
— Ah oui ! C'est vrai. L'un de vous veut-il m'accompagner ? Toi peut-être, Joseph ?
— Avec plaisir !
Le jeune maçon prend sa casquette :
— Vous venez aussi ? demande-t-il à Ciglinti et à Gravano, deux excellents pugilistes.

— Une petite sortie ? Pourquoi pas ? font-ils d'un air entendu.
— Oh, inutile que ces jeunes gens vous accompagnent, font observer les étrangers à don Bosco.
— Pourquoi non ? Cela va leur faire du bien de prendre l'air un peu. Ils ne nous dérangeront pas.
Don Bosco comprend bientôt qu'on l'a attiré dans un piège. Le voilà avec des individus attablés autour d'un plat de châtaignes grillées :
— Ah, don Bosco, s'écrie l'un d'eux, asseyez-vous et goûtez à ces marrons !
— Je crois qu'un malade m'attend...
— Oh, ça ne presse guère. Veuillez vous servir.
— Merci, je sors de table.
— Vous ne refuserez tout de même pas un verre de vin. Buvez ! le meilleur asti que vous ayez jamais goûté !
— Je ne bois jamais entre les repas.
L'aventure devient de plus en plus louche.
— C'est une injure, continue l'un des compères. Prenez ! C'est du fameux !
— Oui, oui, vous allez boire à notre santé, braille toute la troupe.
— Je vous ai déjà dit que je boirai rien maintenant.
— Alors, nous allons vous y forcer !
Deux énergumènes saisissent don Bosco par les épaules ; un troisième lui approche un verre de la bouche.
— Non, les amis, pas de ça ! Si vous voulez que je boive, lâchez-moi !
— Bon, pourquoi pas tout de suite ?
À peine les chenapans ont-ils lâché prise que don Bosco les repousse d'un geste vigoureux et ouvre la porte devant laquelle ses compagnons sont aux aguets.
— Qu'y a-t-il ? demande Joseph Buzzetti en bondissant dans la chambre avec ses camarades. On ne vous a rien fait, monsieur l'abbé ?
— Oh, une petite blague seulement, dit un des assaillants, penaud. On voulait lui faire prendre un verre, mais s'il n'en veut pas, n'en parlons plus !
— Allez-vous enfin me conduire au malade, s'écrie don Bosco.
— Au malade ? Oui, naturellement.
— Est-ce que nous vous accompagnons ? demande Ciglinti.
— Non, attendez en bas !
Don Bosco monte l'escalier. Dans une chambre mal éclairée un homme geint et gémit sur son lit.
— Eh bien, mon ami, vous voulez vous confesser ?
— Non, pas aujourd'hui... je suis trop mal... Oh, ces douleurs !...
— Puisque je suis ici...
Mais chut ! En un tour de main don Bosco arrache les couvertures du faux malade, un des deux hommes qui sont venus le chercher. Pendant que le prêtre insistait pour voir le malade, le gredin s'est fourré au lit, tout habillé, tout botté.
« Quelle idiotie ! » s'écrie don Bosco, et, empoignant son comédien, d'un seul geste il le plante debout.
« Je suis sûr que ces bandits voulaient m'empoisonner, explique-t-il à ses défenseurs en revenant. J'ai bien fait de vous prendre avec moi. Tout seul, je ne serais peut-être pas venu à bout de ces fripouilles. »

Ce n'est pas l'unique guet-apens auquel il échappe.
Une autre fois, on vient encore le demander, très tard, pour un malade. Il ne se fait pas prier. Quatre forts gaillards le suivent et viennent se planter devant la porte du malade ; mais ils entendent tourner la clef à l'intérieur.
À peine don Bosco est-il entré que la lampe s'éteint et les chenapans se précipitent sur lui à coups de matraques. Don Bosco saisit une chaise pour se garer. Ses acolytes n'hésitent pas longtemps. D'un coup d'épaule Jacques fait sauter les gonds de la porte et tous quatre se précipitent dans la chambre. En un rien de temps ils ont dégagé don Bosco et le ramènent en sûreté.
— vous êtes blessé ? demande Joseph Buzzetti.
— Ce n'est rien, répond don Bosco. Le pouce gauche écrasé. L'ongle va probablement se détacher.
Désormais ses jeunes gens ne le lâchent plus des yeux. Il s'en trouve toujours quelques-uns à proximité dès qu'arrive une visite suspecte. En plusieurs circonstances ils le sauvent d'un véritable péril. Parfois pourtant don Bosco préfère sortir seul pour ne pas les priver de repos ; le ciel avise alors à sa protection par un moyen étonnant.
Un soir, comme il revient à l'oratoire, un énorme chien-loup au poil gris bondit vers lui dans l'ombre.
— Que me veux-tu, ma brave bête ? lui demande don Bosco qui n'a jamais eu peur d'un chien. Il se penche sur l'animal et lui caresse la fourrure. Le molosse gambade autour de lui an aboyant, cherche à lui lécher les mains et le visage, et le suit jusqu'à la maison.
— Qu'est-ce que cet animal ? demandent quelques petits curieux.
— Une bête magnifique, n'est-ce pas ? Nous avons déjà lié amitié.
— Comment s'appelle-t-il ?
— Ma foi, il ne s'est pas présenté. Appelons-le « Grigio » — « le Gris » — si cela vous plaît.
— Grigio ! Oui, c'est un beau nom ! Faut-il aller voir à la cuisine s'il y a quelque chose pour lui ? »
Grigio est bientôt gratifié d'un os magnifique, mais il le réserve pour plus tard et s'en va dans le pré gambader avec les enfants en liesse jusqu'à l'heure du souper.
« Allons ! Grigio, va-t-en ! » Don Bosco lui passe encore une fois la main autour des oreilles : « N'oublie pas ton os ! »
À partir de ce jour don Bosco le retrouve toujours dans les rues solitaires du Valdocco. Soudain Grigio émerge de l'ombre et ne le quitte plus jusqu'au portail de la maison. Souvent il le sauve de justesse. Il semble flairer tous les dangers qui le menacent.
Un soir, à la tombée de la nuit, don Bosco s'apprête à sortir. Le chien, couché devant la porte, bondit et le fait reculer : « Qu'est-ce qui te prend, Grigio ? Laisse-moi passer. » Grigio, entêté, se jette sur lui dès qu'il tente de faire un pas vers la rue.
Don Bosco se résigne et fait demi-tour. Une demi-heure plus tard, un des es garçons lui raconte qu'il a vu quelques individus louches à l'affût, bien armés, derrière un buisson. Il a même pu surprendre leur conversation : ils attendaient don Bosco pour l'attaquer.
Comment Grigio s'acquitte de ses fonctions ? Nous allons le voir !
Un soir encore, don Bosco revenant d'administrer un malade s'aperçoit qu'un homme le suit avec un gros gourdin. Il a beau accélérer le pas, le malandrin est toujours sur ses talons.
« Avec un, je m'en tirerai, songe-t-il », lorsque sortent d'une ruelle voisine quelques sinistres individus pour lui barrer le chemin. Au même moment son poursuiveur se précipite sur lui, l'assommoir levé. Don Bosco se jette de côté et lui administre au creux de l'estomac un coup de coude si magistral que l'apache s'écroule en gémissant. Les autres arrivent à la rescousse. Don Bosco se voit perdu quand apparaît Grigio. Le mâtin se jette furieusement sur les bandits et culbute à terre les deux premiers, tandis que les autres détalent au plus vite.
« Bien travaillé, Grigio ! dit don Bosco. Il était temps ! »
Les apaches apeurés s'esquivent clopin-clopant. Grigio accompagne don Bosco jusque chez lui.
Une autre fois, par un soir humide et sombre de novembre, deux malandrins poursuivent don Bosco dans une ruelle qui va de la Consolata au Valdocco. Avant qu'il ait pu les distancer, un homme surgit de l'ombre d'un porche et lui jette une couverture sur la tête. Don Bosco essaie de se déprendre de cette cagoule, mais un autre se précipite sur lui avec un long poignard.
« Frappe ! crie le premier. Nous le tenons ! »
Grigio bondit, le jette à terre et enfonce immédiatement ses crocs dans le bras du compagnon prêt à frapper. Celui-ci laisse tomber son poignard pour se dégager, mais Grigio le roule dans la poussière. Le premier réussit à se relever, mais le chien le renverse de nouveau.
— Pour l'amour du ciel, sauvez-moi de cet animal ! » halète le malheureux. Vous voyez bien qu'il va me dévorer !
— Et vous ? Que vouliez-vous me faire ?
— Ah, monsieur, nous allons tout vous avouer. Pour de pauvres bougres, mille lires c'est une belle somme !
— Ainsi, pour mille lires vous étiez décidés à tuer un homme. C'est bien ce que tu veux dire, n'est-ce pas ?
— Oui, oui, oui ! Mais rappelez votre chien !
— Promettez-vous de me laisser tranquille désormais ?
— Par la Madone, c'est promis !
— Alors, ici, Grigio ! Tu as fait ton devoir. Laisse-les partir. Sois gentil. Approche. Ici !
Un dernier grognement inquiétant encore, et le chien vient lécher la main de son ami, tandis que les bandits mal en point déguerpissent en tremblant.

Comme s'il craignait d'arriver trop tard, Grigio rôde désormais tous les soirs devant la porte de l'oratoire, accompagne don Bosco dans ses sorties et le ramène.
Un jour, après l'avoir longtemps attendu inutilement devant la porte du marquis Dominique Fassati, Grigio revient, l'oreille basse, à l'oratoire. Les garçons, en train de jouer dans la neige, l'accueillent avec des hourras, mais essaient inutilement de le congédier à l'heure du souper.
— D'où vient Grigio ? demande don Bosco à table.
— Nous n'avons pas pu le faire partir. Il ne veut pas s'en aller.
Grigio, pendant ce temps, se faufile entre les tables jusqu'à don Bosco, lui pose son museau sur les genoux et le regarde d'un air étrange.
— Tu veux manger quelque chose, Grigio ? »
Grigio ne flaire même pas le morceau de pain qui lui est présenté.
— Oh, petite goule fine, tu voudrais de la viande ?
Tu sais bien que don Bosco n'en a pas. Si tu ne veux pas de ça, tu n'as qu'à partir.
Puis, tout à coup don bosco se ravise : « Ah, j'y suis ! Tu es triste parce que tu ne m'as pas rencontré aujourd'hui ! Ce n'est pas ma faute : le marquis m'a ramené dans sa voiture ! »
Grigio se met alors à aboyer joyeusement comme s'il avait parfaitement compris et s'en va content.
« C'est vraiment curieux, dit don Bosco. J'ai souvent cherché à savoir d'où vient Grigio, à qui il appartient. Impossible d'y arriver. C’est le bon Dieu qui me l'a envoyé, je crois, pour me protéger et me garder. »
Pendant plus d'une année, Grigio continue ainsi ses bons offices. Les attentats contre don Bosco ayant alors cessé, il disparaît. On ne l'a plus revu à Turin.

(Don Bosco, l'Apôtre des Jeunes, G. Hünermann)


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