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lundi 22 janvier 2018

La terre se couvrit de ronces et d'épines



Extrait de "Histoire de Satan" de l'Abbé Lecanu :


La tour de Babel (Gustave Doré)
La terre se couvrit de ronces et d'épines ; les animaux, qui avaient été jusque-là des serviteurs dociles, devinrent étrangers ou ennemis, le sol avare de ses richesses ; il fallut désormais les lui arracher à la peine des bras, à la sueur du front ; la mort entra dans le monde avec son affreux cortège de maux et de douleurs. Et, pour comble, l'homme lui-même était changé, il ne se reconnut plus, il eut honte, il s'enfuit, il était nu ; et Dieu l'assujettit pour une grande part à la domination de cet ennemi qu'il lui avait préféré. Il mit dans sa nature le germe de toutes les concupiscences, lui laissa la raison, pour éclairer ses voies ; la conscience, pour l'avertir de ses fautes, afin d'établir au dedans de lui des appétits et des résistances, c'est-à-dire une lutte, un combat pénible et perpétuel.
Et toute la race humaine fut ainsi dégradée pour toute la durée des siècles, par communication de la faute du premier père.
Dogme incompréhensible, inconciliable, ce semble, avec la justice et la bonté de Dieu ; mais d'une vérité si manifeste, qu'il ne reste encore ici qu'un seul parti à prendre : celui de s'incliner et d'adorer des jugements impénétrables.
Le bien et le mal existent mélangés dans toute la nature et par tout l'univers, dans de telles proportions, que le mal domine, et que le bien paraît accidentel. Or il n'est pas possible que le monde soit sorti en cet état des mains d'un créateur intelligent, bon et juste. Tous les systèmes inventés par l'esprit humain pour expliquer une telle anomalie ont échoué contre la raison. Dieu n'a pu former le monde tel qu'il est.
D'autant plus qu'après avoir montré une souveraine puissance et une souveraine sagesse dans l'ensemble de son œuvre, il pourrait être convaincu d'une souveraine injustice dans les détails ; il suffit d'en citer un seul : l'innocent, le juste, souffre et périt ; l'enfant, par exemple, qui n'a pas demandé à naître, qui aspire à vivre et qui languit, souffre et meurt avant d'avoir accompli un seul acte bon ou mauvais. On le comprendrait de la plante insensible qui végète, on le comprend plus difficilement de l'animal sans raison qui vit, mais pas du tout de l'être raisonnable, qui a conscience de ses droits et de sa valeur.
C'est surtout dans l'homme que le renversement d'ordre est le plus saisissable et le plus inexplicable, si on fait abstraction d'une faute et d'une dégradation originelle.
Composé de deux substances, l'une vile, grossière, de la nature de la boue, qui n'a rien en propre que la forme et l'étendue ; l'autre intelligente, de nature angélique, appelée à la contemplation du bien, du beau, du vrai, dont les aspirations tendent à s'élever vers son auteur ; or, c'est celle-ci, la seule noble et sainte, qui est assujettie à l'autre, à celle qui n'a pas même conscience de soi ; de telle sorte que la première servira comme une vile esclave les appétits brutaux et les passions résultant de l'organisation de la seconde, et qu'elle appliquera par un constant labeur ses plus nobles et ses plus sublimes facultés à fouiller la terre comme les animaux, pour lui chercher sa pâture ; avec cette différence en plus, que les animaux y trouvent la leur toute préparée, tandis qu'elle n'y trouvera que des éléments qu'il faudra préparer. Toutes les pensées des hommes depuis six mille ans gravitent vers ce seul objet, la nourriture et le vêtement, et ils appellent heureux, celui qui a le plus de nourriture et de vêtement, quoiqu'il en faille juste la même quantité à chacun. Quelle humiliante dégradation : quel renversement d'ordre !
L'homme a voulu goûter à l'aliment défendu, il est condamné à manger pour vivre ; il a voulu atteindre à la beauté divine, seul de tous les êtres vivants il est condamné à se vêtir ; il a voulu connaître le mal, le mal le pénètre, l'accable et le dégrade.
Telle est la première œuvre satanique ; telle est la punition divine.
L'ange rebelle, coupable de ces maux et dont le nom céleste n'est pas connu, s'appelle, dans le langage humain, Satan, c'est-à-dire le séducteur ; il s'appelle le démon, c'est-à-dire le génie du mal ; il s'appelle Bélial, c'est-à-dire le pervers et le révolté.
Son rôle dans le monde consiste à se faire l'instigateur du mal, en inspirant les mauvaises pensées, en fomentant les passions du corps et les cupidités de l'âme, les animosités, les divisions, les haines, le sot orgueil, le dégoût de la vie, le penchant au vol et à l'homicide.
Il se pose comme un nuage entre l'intelligence humaine et la lumière divine, pour produire l'obscurité, ou comme un fanal trompeur, pour égarer. Il promet tous les biens, et ne laisse que les hontes et le remords. Il appelle et convie, sous prétexte de secourir et d'aider, mais s'écarte, insulte et rit du mal qu'il a fait.
Il se tient sur les confins de la création, pour augmenter autant qu'il est en lui les maux, les fléaux, les calamités.
Sur les confins de la nature, pour s'emparer de l'intelligence qui veut en étudier les secrets, la tromper, l'égarer, en substituant la fausse science à la science, les illusions aux merveilles.
Le moindre germe étranger qui se trouve déposé dans la société avec ou sans son concours, il se l'approprie, le féconde, le développe, afin de lui faire produire les révolutions, les crimes, les bouleversements, les guerres, les hérésies, les déchirements sociaux.
Singe de Dieu, il veut avoir aussi ses autels, ses adorateurs, ses apôtres, et opérer des miracles à sa façon.
Telle est l'œuvre que nous allons lui voir accomplir avec une persévérance qui n'appartient qu'à lui, qui dure depuis la chute de l'homme, et qui durera jusqu'à la fin du monde.
Cependant le Créateur ne laissa pas son œuvre à la merci du séducteur : il promit à l'homme un Réparateur de l'iniquité, il annonça à Satan un vengeur de sa perfidie : « Je mettrai, lui dit-il, des inimitiés entre la femme et toi, entre ta race et la sienne ; elle t'écrasera la tête, et ton suprême effort sera de chercher à lui mordre le talon. » Cette parole divine ne devait s'accomplir qu'à une époque éloignée ; mais rien ne pouvait forcer le souverain Maître à différer ou à rapprocher l'accomplissement, ni l'empêcher au moment qu'il avait choisi.
Le premier triomphe de Satan, après celui qu'il avait remporté dans le paradis terrestre, fut d'allumer la jalousie au cœur de Caïn, de lui faire accomplir un meurtre odieux, et ensuite d'inspirer à ses lèvres cette superbe et dédaigneuse réponse adressée à Dieu lui-même, lorsque Dieu lui demanda compte du sang innocent d'Abel : « Est-ce que je sais, moi, ce qu'est devenu mon frère, et suis-je son gardien ? »
Mais, ô perfidie, celui qui a exalté l'âme du criminel jusqu'à la perpétration de l'homicide, qui l'a rendue insolente jusqu'au dédain de Dieu, l'abandonne subitement à sa faiblesse, et ne lui montre pour refuge que l'impénitence dans le désespoir : « Mon iniquité est trop grande, dit Caïn, pour que vous me la pardonniez ; chassez-moi de devant votre face, comme je l'ai mérité ; mais que devenir ? J'ai peur de mourir victime à mon tour. »
Première race maudite : l'habitude du crime s'y perpétua : Lamech, le cinquième descendant de Caïn, surpassant son auteur, commit deux homicides, puis, saisi de la même peur, il maudit soixante-dix fois sept fois celui qui les vengerait sur lui-même. Le mépris ou du moins l'oubli de Dieu n'y demeura pas moins héréditaire, et par elle se propagea dans les autres branches de la famille humaine, au point qu'Enos, fils de Seth, fils d'Adam, fut obligé d'instituer un culte public, pour rappeler aux hommes la mémoire de leur Créateur.
Mais Satan se préparait un triomphe plus universel et plus magnifique : la destruction de la race humaine tout entière, par suite de la corruption générale des moeurs, et spécialement de la propagation d'un vice odieux. Lorsqu'il n'y eut plus qu'un seul juste dans l'univers, Dieu résolut en effet de noyer la terre dans les eaux du déluge, à l'exception de ce seul juste, qui devait repeupler le monde d'une seconde race d'hommes, peut-être aussi peu sages, mais moins universellement débauchés et criminels.
Le déluge ! combien de savants prétendus, étayés de systèmes qu'ils croyaient selon la science, et qui n'étaient que le fruit d'une science illusoire, c'est-à-dire satanique, n'ont pas souri à ce mot ! C'était, disaient-ils, un événement tout naturel, une des grandes époques de la nature, une révolution nécessaire, accomplie longtemps avant la création de l'homme. Mais que dire maintenant, après que de nombreux ouvrages travaillés de la main de l'homme et de nombreux débris humains ont été trouvés dans les décombres entassés par le déluge ? Et ces grands savants, qui puisaient leurs renseignements partout ailleurs que dans la science divine, et qui nous expliquaient si bien comment le déluge avait dû finir aussi naturellement, et comment la terre avait pu reverdi après ce bain d'une année dans l'eau bouillante sortie de ses entrailles.
Satan a triomphé ; Dieu, dans un acte de justice que l'Écriture appelle du  nom de repentance d'avoir créé l'homme, a changé la face de la terre et détruit la race coupable. Il ne reste plus qu'un germe de l'humanité, huit personnes seulement. Le monde va se repeupler, mais Satan va recommencer son œuvre.
Noé, le père des races futures, tombe dans un piège, dans une grande faute peut-être : il boit du vin jusqu'à l'ivresse. Dans cet état, deux de ses fils le respectent et le protègent, le troisième le raille et l'insulte.
Nouvelle race maudite : la postérité de Chanaan, fils de Cham, l'insulteur de son père, est vouée à la malédiction par le patriarche. Nous la retrouverons bientôt, dans le pays même de Chanaan, souillée de tous les crimes, adonnée à tous les égarements, et vouée à l'extermination de la part de Dieu. C'est le glaive de Josué et des fils d'Israël qui sera chargé d'exécuter la sentence divine.
Cependant la descendance de Noé se multiplie, les hommes sont redevenus si nombreux, que les plaines de Sennaar ne suffisent plus à contenir leur multitude. Le moment est venu auquel ils doivent se partager entre eux le globe de la terre, et se séparer pour former des nations. Ils veulent auparavant fonder une ville qui marque leur point de départ, qui soit le centre de leur rayonnement et leur point de ralliement ; mais une pensée satanique, celle d'un vain et fol orgueil, se mêle à leur projet : ils veulent aussi bâtir une tour magnifique, dont le sommet s'élève jusqu'aux cieux, et dont la masse étonnante et indestructible éternise leur mémoire parmi les générations futures. Vain projet : Dieu confond leur langage, ils ne se comprennent plus les uns les autres, et se séparent forcément. Le superbe et inutile ouvrage demeure inachevé (la masse imposante des débris de la tour de Babel, sur lesquels cinq mille ans ont bientôt passé, et qui forment encore presque une montagne, donne la plus haute idée de l'immensité du travail déjà fait).
De ce moment, notre sphère s'agrandit et s'étend, les nations se fondent, avec elles la science humaine ; mais la fausse science, la science satanique, qui apprend à se passer de Dieu, s'y mêle dans des proportions toujours croissantes. Les besoins se multiplient, en même temps que les nations s'étendent ; la recherche des moyens nécessaires, s'égarant dans ses voies, mène à l'idolâtrie ; le commerce entre les nations s'établit, la race maudite en est l'instrument, et colporte partout, en même temps que les produits des pays divers, ses mœurs et ses usages abominables ; elle affilie à son culte dépravé les hommes curieux et chercheurs de nouveauté de toutes les nations ; les sociétés secrètes et les mystères, ce qui est la même chose, se fondent : leurs légendes énigmatiques forment le fonds de la mythologie. Les gens empressés de jouir ou de savoir, croyant prendre les chemins de travers pour arriver plus tôt à leur but, se jettent dans les mystères, les sciences occultes, la théurgie, la magie, la divination, le sortilège. Satan favorise tous ces égarements, il y pousse, il les entretient en se manifestant de temps à autre par quelque phénomène, peut-être naturel, peut-être extra-naturel, suffisant pour appeler l'attention, frapper les imaginations, mais jamais au point de rendre des services à l'homme. Des oracles de mille espèces s'établissent ; l'artifice des prêtres supplée à l’œuvre satanique, toutes les fois que celle-ci se refuse, et le but n'en est pas moins atteint. L'horizon s'obscurcit à mesure que les nuages de l'illusion s'amoncellent ; Dieu cesse d'être en vue, et Satan est enfin le maître partout, jusqu'au moment préfixe où le Messie promis vient apporter la céleste lumière.




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