Un jour de novembre gris et pluvieux de l'année 1856, la mère de don Bosco revient, ses commissions finies, à l'oratoire, qui s'est considérablement agrandi depuis quelques mois. Sans changer sa robe trempée, elle se remet au travail, inspecte minutieusement tous les coins et prépare le souper des enfants.
— Je ne sais pas ce que j'ai, dit-elle au moment de se mettre à table ; je ne me sens pas bien. Je dois avoir un peu de fièvre. Je vais me coucher.
— Mais, maman, qu'est-ce que tu fais là ? répond don Bosco, aussitôt effrayé. Tes vêtements sont tout mouillés. Pourquoi ne les as-tu pas changés ?
— Ah, c'est une bagatelle ! reprend-elle, sans avouer à son fils qu'elle n'a pas d'autre robe ; les autres, elle les a depuis longtemps données. Je vais prendre une bouillotte dans mon lit. Demain je serai guérie !
— Faut-il faire venir le médecin ?
— Nenni point ! Je n'ai pas besoin de lui. Ma bouillotte et une bonne tasse de tisane bien chaude, c'est tout ce qu'il me faut. Bonne nuit !
— Bonne nuit, maman !
Mais la nuit est mauvaise pour elle. Le matin, don Bosco trouve sa mère avec une forte fièvre. Le médecin appelé d'urgence constate une pneumonie double.
Les jeunes gens sont consternés à cette nouvelle. Ils assaillent le ciel de supplications et de promesses ; la statue de la Vierge est toujours entourée d'enfants en prière pour obtenir la guérison de maman Marguerite.
Don Bosco a fait prévenir immédiatement aux Becchi. Joseph arrive. Les deux frères font la relève près de leur mère, attentifs à prévenir ses moindres désirs.
Le quatrième jour, maman Marguerite reçoit des mains de son fils le saint viatique. Puis, elle se remet un peu ; elle reprend des forces.
— Tu vois, maman ! Tu vas guérir !
— Non, Jean ! je vais mourir. Mais approche, approche tout près. J'ai encore quelque chose à te dire. Cela me fait de la peine de ne plus pouvoir travailler pour la Maison. Tout le fardeau va maintenant reposer sur toi et tes collaborateurs. Il y en a de très bons ; il y en a d'autres auxquels je ne me fie guère, qui n'aiment pas la pauvreté. La pauvreté est pourtant votre meilleure sauvegarde. Tant que vous serez pauvres, Dieu sera avec vous, car il aime la pauvreté.
— Tu ne devrais pas tant parler, maman. Cela te fatigue.
— Ah ! je me tairai bientôt assez longtemps ! Je voudrais te parler de tes fils. Ce sont aussi les miens. Il y a de très gentils garçons parmi eux. Tu peux te fier à Michel Rua. Un jour il t'aidera beaucoup. Jean Cagliero a bon cœur aussi, mais il ne faut pas qu'il se donne entièrement à la musique ; une grande tâche l'attend. Et puis, Dominique Savio ! Le plus pieux, le meilleur de tous ! Dieu l'aime beaucoup et je crois qu'il te le prendra bientôt.
— Dominique est certainement un peu fragile, mais il se porte bien quand même.
— Il ne te restera pas longtemps, j'en ai le pressentiment. Cet enfant n'est pas fait pour la terre, mais pour le paradis. Par contre, quelques autres jeunes gens me causent du souci. Oui, même parmi tes abbés. La soutane les a rendus orgueilleux. Ils cherchent plus leur honneur que l'honneur de Dieu.
Maman Bosco cite quelques noms, et son fils admire la sûreté de son jugement.
— Lorsque, par la miséricorde de Dieu, j'arriverai au ciel, je prierai sans cesse pour l'oratoire, ajoute la malade. Il semble ensuite que sa raison se trouble.
Don Bosco l'entend murmurer ces mystérieuses paroles :
— Actuellement, tu fais ce que tu ne sais et ce que tu ne vois pas. Tu le sauras et tu le verras lorsque tu auras pris la lumière de l'étoile.
— La lumière de l'étoile ? répète don Bosco.
Sa mère s'enfonce dans les oreillers et ferme les yeux de fatigue. Peu après, elle fait signe à son fils Joseph d'approcher :
— Mon enfant, dit-elle, cela me fait aussi du chagrin de te quitter, toi et ta famille. Tu as toujours été pour moi un bon fils. Dieu a béni ton travail et t'a accordé un peu de bien-être. Veille sur tes enfants. Qu'ils restent dans l'état où la Providence les a placés, à moins que le bon Dieu ne veuille en faire des prêtres ou des religieux. La Sainte Vierge te bénira et te rendra heureux, toi et ta famille.
Le soir, on donne l'extrême-onction à la malade.
— Maintenant je suis prête pour le dernier voyage, dit-elle à la fin de la cérémonie. Je m'en vais le cœur en paix, car j'ai toujours fait mon devoir de mon mieux. Dis à mes fils, Jean, que j'étais heureuse de travailler pour eux et que je les aimais comme une mère. Qu'ils prient pour moi et qu'ils se souviennent de moi au moins une fois à la sainte communion. Je t'ai toujours aimé, mon bon Jean, et j'espère que je t'aimerai encore mieux dans le bonheur éternel. Mais va-t'en maintenant : je ne peux pas te voir souffrir.
— Tu me chasses, maman ?
— Oui, va-t'en ! Je sais que tu souffrirais trop à mes derniers instants. Va prier pour moi ! Don Alasonatti est près de moi ; cela me suffit.
Don Bosco part en hésitant. Dans sa chambre, il veut allumer, mais trois fois la bougie s'éteint entre ses doigts. Il lui semble entendre alors les paroles énigmatiques de sa mère : « Tu sauras et tu verras lorsque tu auras pris la lumière de l'étoile. » Que voulait-elle dire?
Mort de fatigue, don Bosco ne se couche pourtant pas. À minuit il retourne à la chambre de sa mère qui, derechef, lui fait signe de s'éloigner :
— Tu ne pourrais pas supporter cela ! lui chuchote-t-elle.
— Tu ne peux pas me demander de te laisser seule en ce moment, répond don Bosco.
Durant quelques battements de cœur, la malade se tait, puis elle reprend :
— Jean, fais comme je te dis. Cela me fait souffrir deux fois plus de te voir souffrir. Va prier pour moi. Il ne me faut rien de plus de ta part. Adieu !
— Adieu, maman, sanglote Jean, en se penchant pour déposer encore un baiser sur le front pâle de la mourante. Par obéissance, il s'en va.
Vers trois heures du matin, il entend le pas de son frère dans le corridor. Il court aussitôt à la porte : « C'est fini ?...»
Joseph répond d'un signe de tête ; il n'en peut dire plus.
De très bonne heure, Jean se rend avec son frère à l'église de la Consolata y célébrer sa première messe pour la défunte. Ensuite, agenouillé devant l'image de la Vierge consolatrice, il lui adresse cette prière : « Ô Vierge miséricordieuse, je n'ai plus de mère. Une grande famille a pourtant besoin d'une mère ! soyez cette mère pour moi et pour mes fils ! De toute mon âme je vous les recommande. Veillez sur eux, maintenant et toujours ! »
« Lorsque tu prendras la lumière de l'Étoile... » Il sait maintenant à qui sa mère voulait l'adresser, à Marie, l'Étoile de la mer.
Les jeunes gens de l'oratoire portent en pleurant leur maman au tombeau et couvrent son cercueil des fleurs de la reconnaissance.
L'après-midi, don Bosco parcourt la maison, toutes les salles où elle a si infatigablement travaillé. Sa mère partie, tout lui semble changé. Dans les classes, les élèves sont silencieusement penchés sur leurs livres et leurs cahiers. Dans les ateliers, à la menuiserie, à la forge, à l'imprimerie, à la salle de reliure règne l'activité habituelle, mais on croirait toute cette jeunesse incapable de rire et de chanter. On chuchote ; tout bruit fait mal.
À l'église Saint-François-de-Sales, don Bosco trouve Jean Cagliero à l'orgue, mais les yeux perdus dans le vide : le clavier reste muet. Don Bosco lui met la main sur l'épaule : « Jean, fais-moi plaisir ; joue-moi la prose à la Sainte Vierge que ma mère aimait tant à chanter avec vous. »
Alors s'élève dans la nef du sanctuaire la vieille et consolante mélopée du Stabat Mater : « Debout, la Mère des Douleurs se tenait au pied de la Croix... »
Au même moment, Dominique Savio est à genoux dans un coin de l'église, les yeux levés vers le tabernacle. Accablé comme s'il avait perdu sa propre mère, il sait pourtant que maman Marguerite continue, du haut du ciel, à veiller sur ses enfants.
(Don Bosco, l'Apôtre des Jeunes, G. Hünermann)
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