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jeudi 26 mars 2020

Jésus, Sagesse souffrante et crucifiée




Nous voici aux Mystères de la Passion. La dépendance de Jésus à l’égard de sa sainte Mère ne se révèle pas de prime abord dans les trois premiers. Cependant, comme nous retrouvons Marie au portement de la Croix et au crucifiement, où va se consommer l’œuvre rédemptrice, c’est une invitation pour nous à découvrir sa participation aux souffrances qui ont précédé.
Nous nous demanderons donc comment Jésus dépend de Marie dans les trois Mystères de son agonie, de la Flagellation et du Couronnement d’épines. Tout uniment ensuite, nous le contemplerons le long de la Voie douloureuse et sur la montagne du calvaire, ayant sa Mère à ses côtés. Que de grâces alors ont été déversées sur les âmes qui ont suivi ou même simplement approché la Très Sainte Vierge !
Cette méditation devra nous faire apprécier de plus en plus la valeur surnaturelle des souffrances dans nos courtes vies terrestres. « On va dans la Patrie par le chemin des croix », chantait Montfort. Jésus et Marie marchent devant nous. Demandons-leur lumière et force pour les suivre courageusement.


LES TROIS PREMIERS MYSTÈRES DOULOUREUX



Ces Mystères peuvent être envisagés comme renfermant, en leurs douleurs spéciales, l’expiation offerte par Jésus à son Père pour les innombrables péchés issus de chacune des trois grandes convoitises : l’amour de l’argent, celui des plaisirs de la chair, et l’orgueil de l’esprit. Au jardin de l’Agonie, Jésus souffre en son âme plus particulièrement à la vue des crimes qu’engendre l’amour de l’argent et qui damnent un si grand nombre. À la Flagellation, il souffre dans son corps en expiation des péchés de la chair. Au Couronnement d’épines, il souffre dans sa tête adorable et expie les péchés de l’esprit. Expiation dominante en chacun des trois Mystères, mais nullement exclusive.
Dans le Mystère de l’Agonie, justement appelé la Passion du Cœur de Jésus, notre très doux Sauveur a vu passer devant son esprit tous les péchés du monde et, d’une manière plus intense, les crimes qu’engendre la misérable avarice. N’est-ce pas, d’ailleurs, dans le temps même où il entre en sa volontaire et terrible Agonie, que Judas, « l’un des Douze », le vend pour trente pièces d’argent ; et n’est-ce pas en ce jardin des Oliviers que le traître va bientôt venir, à la tête d’une bande armée, consommer le crime de sa trahison ?

Ainsi, Judas a commis son forfait et sombré ensuite dans le désespoir, en conséquence de la hideuse passion qui dévorait son âme. Il a préféré l’argent au sang de son divin Maître. Combien d’autres se damnent à sa suite, leurs regards obstinément rivés à la terre ! Il faut croire qu’un très grand nombre de damnés – peut-être le plus grand nombre – le sont par amour de l’argent et de tout ce qu’on peut obtenir par l’argent, puisque chaque fois que l’Évangile parle de damnés, c’est toujours pour leur attachement calculé aux richesses de ce monde et à la dureté de cœur qui s’en suit (voir la Parabole du commerçant avare (Luc, XX, 15-21), et celle du mauvais riche (Luc, XVI, 19-31). « On ne peut servir à la fois Dieu et Mammon » (Luc, XVI, 13)).

On ne s’imagine pas quel univers d’iniquités sort de cette misérable passion de l’argent : les cupidités, les idolâtries, les vols, les mensonges, les parjures, les suicides, les divisions de familles, les simonies, les trahisons, les hypocrisies, les haines tenaces, les cruautés, les meurtres, les guerres injustes, les guerres avec leur cortège de crimes et de violences de toutes sortes…

Jésus a eu la vision de tout cela, et il en a ressenti une douleur de cœur indescriptible. Quae utilitas in sanguine meo ? (Ps. XXIX, 10). Pourquoi mon sang va-t-il être versé pour tant et tant de malheureux qui n’en profiteront pas, qui se perdront sans retour et me haïront éternellement ? Cette pensée de l’inutilité des souffrances rédemptrices pour un très grand nombre provoque en son âme une telle épouvante, un tel abattement qu’il supplie son Père par trois fois d’éloigner, si possible, ce calice d’amertume ; et ne trouvant autour de lui aucune humaine consolation : Torcular calcavi solus (« J’étais seul à fouler le pressoir » (Is. LXIII, 3)), son Cœur en est comme broyé, il étouffe sous la pression d’angoisse. Une sueur de sang inonde tout son corps et baigne la terre où il est prosterné.

Mais ce Cœur, que la douleur étreint si violemment, où donc a-t-il été formé, si ce n’est dans le sein de la Vierge marie ? Cor Jesu, in sinu Virginis a Spiritu sancto Formatum, disons-nous dans les Litanies du Sacré-Cœur. « Cœur de Jésus, formé dans le sein de la Vierge par la vertu de l’Esprit-Saint, c’est-à-dire miraculeusement formé de la substance de Marie. Et ce sang, qui s’échappe par tous les portes et se répand sur la terre du jardin des Oliviers, où donc a-t-il pris sa source sinon dans le cœur très pur de cette Mère immaculée, qu’on a raison d’appeler « Notre-Dame du précieux Sang » ?

Marie a préparé le Cœur de Jésus à soutenir ce formidable choc en retour de l’immense tristesse de son âme, coopérant ainsi à l’expiation qu’il offrait à la Justice de Dieu. Elle est donc bien dans ce Mystère de l’Agonie. Elle y est profondément, bien que d’une manière plus cachée. C’est à nous de l’y découvrir, Jésus dépend d’elle et d’elle seule en ce désarroi de tout son être humain, en cet affolement de sa sensibilité, ouverte comme la nôtre et plus que la nôtre à la peur, à l’effroi, à l’accablement devant la souffrance et la mort. Les hautes régions de son âme lui demeuraient assurément très unies, en même temps que soumises, sans fléchissement, à la volonté du Père des Cieux.

« Allons, levez-vous, dit-il aux siens après la victoire remportée sur lui-même, voici qu’approche celui qui me trahit » (Mat. XXVI, 46 ; Marc, XIV, 42).

La même dépendance s’étend sur les Mystères de la Flagellation et du Couronnement d’épines. Celui de la Flagellation se présente, avons-nous dit, comme étant plus spécialement l’expiation rédemptrice des péchés de la chair. Si un très grand nombre d’âmes se damnent pour des crimes d’avarice, combien d’autres se ferment à jamais le Ciel, surpris par la mort en leurs habituelles et honteuses débauches ! Que de péchés graves se commettent dans l’entraînement de la passion sensuelle ! Que d’orgies, que d’abominations et de raffinements, que d’impuretés et d’impudicités ! Péchés de luxure qui crient vengeance, au point d’avoir provoqué le déluge, la destruction de Sodome et Gomorrhe, et combien d’autres châtiments.

Jésus va souffrir épouvantablement en expiation de ces fautes sans nombre. Dans le prétoire de Pilate, son sang divin se répandra de nouveau, mais cette fois par suite des blessures infligées à sa chair innocente. Pour commencer, voilà son corps, « ce corps sacré, si beau, si chaste et plus que virginal ; ce corps que nul œil humain n’avait vu depuis les jours de sa première enfance, le voilà dénudé, le voilà exposé à des yeux haineux, curieux, impudents, cyniques (Mgr Gay, Mystères du Rosaire) ». Quelle humiliation et quelle torture pour le plus beau, le plus pur des hommes ; pour le plus sublime des maîtres de la sainteté et de la grandeur morale ! Il s’en est plaint dans les Psaumes : « Pour vous, mon Dieu, j’ai soutenu l’opprobre… » (Ps. 67, 9). « Ils m’ont considéré de près, ils m’ont examiné… (Ps. 21, 18) se vantant de cela et criant : Allons, c’est bien, nos yeux l’ont vu » (Ps. 34, 21).

Bientôt, sa chair vole en lambeaux sous les coups de lanières garnies d’osselets ou de balles de plomb. Les soldats de la garnison frappent avec violence, se succédant sans répit ni intervalle, et s’excitant eux-mêmes par des railleries, des grossièretés, des blasphèmes.

Combien de temps dura le supplice ? Combien de coups reçut la Victime ? La limite ordinaire fut sans doute dépassée. « Ils ont frappé sur mon dos comme le forgeron sur l’enclume ; ils ont prolongé sans mesure leur iniquité » (Ps. 128, 3). Leur but n’était-il pas, sur l’ordre donné par le procurateur, de réduire le patient au point où le peuple le prendrait en pitié ?

En vérité, Dieu trouvait là une compensation suffisante à toutes les abominations charnelles. La sainteté, la charité, la pureté de cette hostie vivante et gémissante, en proie à d’incommensurables douleurs, couvrait et absorbait le mal ; sans compter qu’elle arrachait au cœur du Père des Cieux des grâces de miséricorde, en vue du retour à la maison de famille des enfants prodigues de tous les siècles, qui se laisseront toucher par le repentir.

Durant cette longue Flagellation de son pauvre corps, combien souvent la pensée de Jésus dut se porter aussi vers sa Mère ! C’est d’elle seule qu’il avait reçu cette chair, aujourd’hui si affreusement torturée. Caro Christii, caro Mariae, a-t-on pu dire à propos du sacrement de l’Eucharistie, appelé dès le IVe siècle par saint Grégoire de Nysse le sacrement de la Vierge. C’est pourquoi l’Église ne cesse de chanter dans l’une de ses hymnes au Saint Sacrement : Ave, verum Corpus natum de Maria Virgine. « Salut, ô vrai Corps né de la Vierge Marie ! ». Comme elle lui donna ce Corps pour être notre nourriture dans l’Eucharistie, elle le lui donna pareillement pour être matière à expiation rédemptrice dans sa Passion. Jésus continue ainsi de dépendre de sa sainte Mère. S’il souffre indiciblement en tout son Corps déchiré, c’est comme Fils de Marie, comme Verbe fait chair en Marie : Verbum caro factum. Au plus intime de son âme, il en gardait la claire vision, sachant qu’elle communiait à ses tourments et adorait avec lui les volontés du Père.

Au Couronnement d’épines succédant à la Flagellation, Jésus nous apparaît Victime de rédemption pour expier plus spécialement les péchés de l’esprit, les péchés d’orgueil dont la tête est la source et l’organe. L’orgueil à son apogée rejette le Christ, son message et ses miracles, ferme les yeux à l’évidence, s’obstine dans le mensonge et la haine, ne recule ni devant aucune grave accusation, ni devant aucune injuste condamnation. Il s’adore lui-même et entend se mettre à la place de Dieu.

Les chefs religieux de la nation juive, Caïphe à leur tête, en sont avec les Pharisiens la vivante manifestation. Pour eux Jésus, qui se dit le Fils de Dieu, est un blasphémateur. Il mérite la mort. On l’amène donc devant le tribunal de Pilate. On l’accuse de pousser le peuple à la révolte, de défendre de payer le tribut à César, et, par-dessus tout, de se dire le Roi des Juifs. Sa Royauté n’est qu’imposture. Nous ne voulons pas qu’il règne sur nous. Enlevez-le. Faites-le disparaître. Qu’il meure crucifié ! C’est à nous que doivent revenir les hommages de la nation.

Péché très grave, le plus grave qui puisse être. Orgueil audacieux qui fait lever la tête et au-dessus des hommes pour les dominer et contre Dieu pour le braver. En expiation de cet outrage à la Majesté divine, Jésus va souffrir dans sa Tête adorable que la Flagellation semble avoir épargnée. La tête, cette partie la pus noble du corps de l’homme, où siège l’intelligence, où brille, sur le front et dans les yeux, un reflet de la lumière d’En-Haut. La tête, sur laquelle, en signe de Souveraineté reconnue, se posent la couronne des rois et la tiare des pontifes.

Aussi, les soldats de Pilate, qui ont entendu la principale accusation lancée par les Juifs, vont-ils s’appliquer à tourner en ridicule cette prétendue Royauté. On assemble la cohorte. Une couronne d’épines est vite tressée et enfoncée brutalement sur la tête du Sauveur. Et pour que rien ne manque à cette parodie sacrilège, on lui jette sur les épaules un haillon écarlate, on lui met entre les mains, en guise de sceptre, un de ces roseaux creux mais solides, que nous nommons bambous et qui croissent nombreux en Judée (Mgr Gay, Mystères du Rosaire). On le fait asseoir sur quelque tronçon de colonne ; puis, l’un après l’autre, ces païens défilent devant lui, ployant le genou, se moquant et disant : « « Salut, Roi des Juifs ! » Les uns lui donnent des soufflets, d’autres souillent de crachats l’auguste Visage. Il y en a qui, lui ôtant le roseau des mains, lui en assènent des coups sur la tête, ajoutant le sarcasme à la rage de faire souffrir.

Les épines, longues et aiguës, transpercent le front et les tempes. Les cheveux sont arrachés, les yeux se voilent de sang, les oreilles bourdonnent de douleur. Jésus reparaît ainsi devant les Juifs, portant toujours la couronne et la pourpre, n’ayant presque plus figure humaine. Ecce Homo ! « Voilà l’homme ! », leur dit Pilate, celui qui s’est dit votre Roi ; voyez ce qu’il est devenu. Quelle crainte peut-il vous inspirer désormais ?

Oui, voilà l’Homme-Dieu, le Fils bien-aimé, en qui le Père a déclaré solennellement par deux fois avoir mis ses complaisances ; l’Enfant de la Vierge, à qui l’ange de l’Annonciation l’avait promis comme un Roi, et un Roi dont le Règne n’aurait jamais de fin : Et Regni ejus non erit finis (Luc, I, 32-33). Roi, aujourd’hui couronné d’épines, tourné en dérision, « n’ayant plus ni éclat, ni beauté (Isaïe, LIII, 2) », souffrant d’intolérables élancements dans ce que toute mère – mais surtout Marie Immaculée – chérit le plus en son enfant, comme étant plus particulièrement son bien et sa propriété : le visage qui prote la ressemblance du sien, la chevelure, le front, les yeux, où elle se reconnaît. Tête jadis caressée et baisée en témoignage d’amour et d’affection envers la divine Personne de son Fils. Tête royale, sacerdotale, sacrée, innocente ! Tête douloureuse, excessivement douloureuse ! Tête humiliée, excessivement humiliée ! Visage souillé, outragé, profané, rendu méconnaissable ! Tête et visage de Jésus, Fils de Marie ;apparemment ce qu’il y a de plus Elle en Lui ; puisqu’en voyant le jeune Nazaréen, tous ses compatriotes pouvaient dire et beaucoup le disaient : « Regardez, c’est sa Mère ! ».

O Jesu, Fili Mariae ! Ô Jésus de la Vierge Marie, qu’il nous est bon de retrouver ainsi votre dépendance filiale, même en ces Mystères d’où votre sainte Mère est corporellement absente ! Si notre foi se plaît à découvrir, sous les voiles eucharistiques, ce que vous tenez d’elle, combien plus lorsque nos yeux peuvent regarder votre Humanité douloureuse. Ainsi, vous ne cessez de nous apparaître le fruit béni de ses chastes entrailles.

Vue réconfortante qui ne doit pas nous quitter, lorsque nous méditons ces Mystères de notre Rosaire. Mais voici que se manifeste la présence elle-même de la Vierge dès la sortie de Jésus du prétoire de Pilate.



LE PORTEMENT DE LA CROIX ET LE CRUCIFIEMENT



Contemplons notre divin Sauveur chargé de la croix. Elle est lourde de tous les péchés issus des trois grandes convoitises, pour lesquels il a déjà tant souffert. Les supplices de la Flagellation et du couronnement d’épines, poussés à l’extrême, ont épuisé ses forces. Il n’avance qu’avec peine, trébuchant pour ainsi dire à chaque pas. Il défaille, tombe, se relève sous les coups pour tomber encore. Ses bourreaux, craignant qu’il ne puissent atteindre le calvaire (car il faut faire vite), contraignent un passant, un étranger qui revient des champs, à porter la Croix derrière lui. Est-ce alors, ou peu auparavant, qu’eut lieu cette rencontre de Jésus et de sa sainte Mère, dont la tradition de Jérusalem nous a conservé le souvenir (P. de la Broise, La Sainte Vierge) ? Ce dont nos cœurs ne peuvent douter, c’est que Marie, accompagnée de Jean et des habituelles suivantes de Jésus, s’est présentée à son Fils dès qu’elle aura pu le joindre à travers la foule et la sombre escorte des soldats et des larrons.

Pauvre et vaillante Mère, apercevant son Jésus en cet état méconnaissable où l’ont réduit, en quelques heures, les cruels traitements des hommes! Elle ne le quittera plus jusqu’à la mise au tombeau. Ensemble, ils gravissent le Calvaire, semant des grâces sur leur passage. L’une de ces grâces fut sans doute la transformation qui dut commencer de se faire dans l’âme de Simon le Cyrénéen, au contact de la Croix et au voisinage de Marie implorante. Si les Évangélistes nous ont conservé son nom, celui de sa patrie d’origine (Cyrène de Lybie, en Afrique), et les noms de ses deux fils, Alexandre et Rufus, c’est donc qu’ils étaient alors des personnages bien connus de la première communauté chrétienne (Rufus est nommément désigné dans l’Épître aux Romains).

Grâce aussi que l’avertissement donné aux femmes de Jérusalem, à ces inconnues qui suivaient le cortège ou se trouvèrent sur son passage, faisant entendre des lamentations selon l’habitude orientale. Elles pleurent, simplement mues de pitié naturelle pour celui qui allait mourir.

« Filles de Jérusalem, leur dit Jésus, ne pleurez pas sur moi ; bien plutôt, pleurez sur vous et sur vos enfants ». Car vous appartenez à cette nation ingrate qui me renonce et me tue. Pleurez sur les maux qui vous attendent : la ruine de votre ville, la destruction de votre patrie, la dispersion de votre peuple. En ces jours qui sont proches, on dira : « Heureuses les stériles, et les entrailles qui n’ont pas enfanté, et les mamelles qui n’ont pas nourri ! » On verra des mères, rendues folles par la faim, dévorer leurs propres enfants. On souhaitera alors d’être englouti sous les montagnes et les collines. Et ces désirs de l’impossible ne seront encore que l’annonce de ce qui arrivera au grand Jour du Jugement. C’est la nécessité de la Justice ; si l’on me traite comme on le fait, moi le bois vert, le Saint et la source de toute sainteté, quel sera le sort réservé aux coupables impénitents et opiniâtres, rebelles à la Royauté de Dieu et de son Christ, bois sec bon pour le feu éternel (Luc, XXIII, 27-31. Voir Mgr Gay, Rosaire, II).

Oui, grâce que ce dernier avertissement du Sauveur ; lumière suprême projetée sur sa vie, sa doctrine, ses souffrances, son sacrifice, sa mort. Marie entendit ces paroles ; elle aura prié pour ces femmes, jeunes encore, et dont plusieurs vécurent assez pour voir la ruine de Jérusalem.

Mais, entre toutes les grâces de la montée douloureuse, il faut signaler la fidélité de l’apôtre Jean. Alors que tous les autres ont fui, alors que Simon-Pierre ne s’est ressaisi que pour pénétrer dans la cour du palais de Caïphe et y renier son Maître, Jean a pu suivre, sans en être inquiété, les différentes phases du procès. S’il était particulièrement aimé de Jésus, il l’était également de Marie. C’est elle qui l’attire et le retient en ces heures tragiques. C’est elle qui lui vaut cette présence à ses côtés le long de la montée et sur le Calvaire, pour être le témoin officiel des derniers moments de la vie terrestre du Sauveur et des événements qui marquèrent sa mort. Grâce de choix, faveur inestimable que cette participation aux ultimes souffrances du Rédempteur en compagnie de Marie Corédemptrice ! Lui, qui, la veille, a reposé sa tête sur la poitrine de Jésus, il va entendre à présent ses dernières paroles, et il verra de ses yeux le côté ouvert par la lance du soldat romain.

À cette fidélité de Jean s’ajoute celle des saintes femmes, les pourvoyeuses du collège apostolique, qui avaient suivi le Sauveur depuis la Galilée dans son récent voyage à Jérusalem pour la Pâque. Elles étaient nombreuses, et se groupèrent, au Golgotha, à quelque distance de l’endroit du supplice. Quelques-unes cependant purent s’approcher avec la Sainte Vierge et saint Jean, Marie Salomé, Marie de Cléophas, parentes de Jésus, et Marie-Madeleine (Jean, XIX, 25. Voir Dom Delatte). Toutes ces femmes, on le pense bien, aimaient d’une très grande et respectueuse affection la Mère de Jésus. Mises tout à coup en face de cette Pâque ensanglantée, comment n’auraient-elles pas témoigné aussitôt leur profonde sympathie à celle qu’elles voyaient si cruellement frappée dans son amour maternel ? Et puisqu’elles ne pouvaient plus servir le Sauveur et ses apôtres, ce leur fut une consolation d’accompagner Marie accourant au-devant de son Fils et de former ainsi le groupe des amies fidèles montant au calvaire.

Avec Marie et Jean, elles furent les consolatrices du Cœur de Jésus mourant. Que de grâces leur auront values ces heures de fervente assistance à son sacrifice ! Parmi elles, et les plus proches, il y avait deux mères d’apôtres, prêtres consacrés de la veille : Salomé, la mère de Jean et de Jacques le Majeur ; Marie de Cléophas, mère de Jacques le Mineur et de Jude. Les voilà intimement unies à la sainte Mère du Souverain Prêtre offrant au Père des Cieux son immolation rédemptrice !

Il y avait Marie-Madeleine, la pardonnée, se tenant tout près de Marie l’Immaculée, et baignant son âme dans le sang de la divine Victime. Faveur inouïe, prodige d’infinie miséricorde ! Ses larmes du calvaire, jointes aux larmes, aux douleurs, aux prières de la Vierge, auront sans doute contribué à obtenir la conversion de l’un des larrons crucifiés aux côtés de Jésus. Comme son compagnon, il avait commencé par insulter le sauveur. Mais bientôt, à la vue de sa patience dans les tourments, de la compassion de sa sainte Mère, de la fidélité des amis silencieux, en contraste avec les Juifs blasphémateurs et la foule hurlante, il se ravise, il ouvre toute grande son âme à la foi en la Divinité et en la Royauté supra-terrestre de Celui qu’il vient d’entendre pardonner à ses bourreaux. Il confesse l’innocence totale de Jésus, et, se tournant vers lui, il implore humblement un souvenir en sa faveur : « Seigneur, souvenez-vous de moi lorsque vous serez dans votre Royaume – Aujourd’hui, répond Jésus, tu seras avec moi dans le Paradis » (Luc, XXIII, 42-43). C’est la seule fois, a-t-on remarqué, que Notre-Seigneur ait fait cette promesse ; c’est la première fois qu’il ait parlé du paradis, et c’est à un pécheur qu’il parle ainsi (Louis Rouzic, Les sept Paroles et le Silence de Jésus en croix).

Quelle floraison de grâces sur cette montagne du Calvaire, véritable montagne de la myrrhe et de l’encens, où la souffrance et la prière se tiennent embrassées dans tous ces cœurs fidèles au divin crucifié et sincèrement unis à sa Mère douloureuse ! C’est le moment où Jésus Rédempteur offre son sacrifice suprême. Comment, à cette heure où tout se consomme, ne dépendrait-il pas filialement de Celle qui, jadis, donna son consentement à sa venue ici-bas, l’offrit au Temple le quarantième jour après sa naissance, et ne l’éleva, ne le vit grandir qu’en vue de son immolation sanglante ? Cette longue préparation trouve ici son achèvement total. C’est pourquoi Jésus a voulu sa Mère présente aux douleurs de ses derniers instants et participantes à l’oblation de sa vie.

Elle a donc suivi les préparatifs du supplice ; elle a vu le dépouillement brutal, le crucifiement sans pitié qui va disloquer, déformer les membres, leur causant des souffrances indicibles. Elle considère à présent le corps élevé de terre, immobilisé dans les tortures d’une agonie lente, exposé aux regards d’une foule qui se repaît du « spectacle », comme écrira saint Luc (Omnis turba erorum qui simul aderant ad spectaculum istud. XXIII, 48). Elle entend les sarcasmes, les défis, les insultes des ennemis triomphants. Elle aperçoit les soldats qui jettent leurs dés pour se partager les vêtements de son Fils, cette robe sans couture tissée de ses mains.

Debout au pied de la croix, un glaive à travers l’âme, elle souffre et prie avec le divin Patient. Elle l’offre et l’immole comme lui-même s’offre et s’immole. Elle le sacrifie pour nous. Ce Corps sanglant et pantelant est en toute vérité son Hostie. L’union du Fils et de la Mère ne fut jamais plus grande. Aussi, après le pardon demandé pour ses bourreaux et l’assurance du paradis donné au larron pénitent, c’est à Marie que Jésus s’adresse : « Mulier, ecce filius tuus » (Jean, XIX, 26). « Femme, voilà votre fils », dit-il en désignant l’apôtre Jean.

« Femme », dans la pleine et la plus belle acception de ce mot ; c’est-à-dire ma compagne, mon associée, l’aide semblable toujours à mes côtés, parce qu’il m’a plu de ne point cheminer seul sur la terre ; ma fidèle coopératrice à la même œuvre, qui me fut comme de moitié en toutes choses. Femme, nouvelle Ève, véritable Mère des vivants de ma vie divine, de tous les hommes rachetés dans mon sang, que représente ici mon disciple le plus cher. Moi, je vais mourir, j’achève notre œuvre rédemptrice, et je veux que vous en fassiez bénéficier jusqu’à la fin des temps, par le ministère de mes prêtres, de mes apôtres, tous ceux qui croiront en moi. Ils ne seront pas orphelins. Vous serez leur Mère, leur Mère selon la grâce, comme je suis votre Fils selon la nature. Ecce filius tuus. Ecce Mater tua.

Parole testamentaire très aimante, elle rejoint la douce annonce de Nazareth, elle projette sur les douleurs de la Vierge une lumière pleinement révélatrice. De même qu’il a fallu les souffrances et la mort de Jésus pour que nous ayons droit à l’héritage céleste, il fallait aussi les souffrances de Marie, sa communion d’âme à la mort en croix de son Fils, pour qu’elle puisse nous enfanter à la vie surnaturelle. Nous sommes nés de Dieu et de Marie dans la nuit douloureuse du Calvaire.

Jésus se recueille à présent dans ce long silence de plusieurs heures qui précéda sa mort. C’est la grande Élévation de sa Messe sanglante. Il prie, il murmure à son Père les versets des Psaumes qui ont détaillé à l’avance les souffrances de sa Passion et nous ont décrit sa détresse : Deus, Deus meus, quare me dereliquisti ? « O Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné ? » C’est le premier verset du Psaume 21, que l’on récite le Vendredi Saint au dépouillement des autels. Cette prière intense et prolongée est ce qui donne du poids aux tortures de son pauvre corps martyrisé. L’âme est plus vivante et plus religieuse que jamais, toute imprégnée de patience, d’abandon, de soumission totale. Elle domine et maîtrise la lente agonie, à ce point qu’on entendra Jésus, au moment d’expirer, prononcer d’une voix forte – qui n’est pas celle d’un moribond – le sixième verset du Psaume 30, le faisant précéder du mot « Père » : In manus tuas commendo spiritum meum. « Père, je remets mon âme entre tes mains ». De son plein gré il offre sa vie. Personne ne la lui ôte (Jean, X, 18). Lui-même la dépose librement sous les yeux de sa sainte Mère, silencieuse, priante et consentante comme lui.

Consummatum est
. Maintenant, tout est accompli ; son obéissance, sa dépendance est consommée. Il l’a poursuivie aussi loin que possible, jusqu’à la mort et la mort de la croix. Et inclinato capite, emisit spiritum. « Et ayant incliné la tête, ajoute saint Jean (XIX, 30), il rendit le dernier soupir ». C’est donc qu’il l’avait redressée, pour prendre, autant que cela lui était possible sur son gibet, l’attitude de maître de sa vie et du sacrifice de sa vie.

Ce geste, de même que le son de la voix, les paroles entendues, l’expression du visage de Jésus mourant, frappèrent d’un tel étonnement le centurion de service qu’il n’hésita pas à reconnaître que « cet homme (dont il voyait la Mère) était vraiment le Fils de Dieu ». Ses soldats de garde, très émus eux aussi, confessèrent comme lui la divinité du condamné (Matth., XXVII, 54 ; Marc, XV, 39 ; Luc, XVIII, 47). La Maternité corédemptrice de Marie exerçait son action bienfaisante.

Ainsi, depuis son Agonie du jardin des Oliviers jusqu’à son Agonie de la Croix, Jésus n’a cessé d’offrir ses souffrances et de prodiguer ses grâces en dépendance de sa sainte Mère. Sagesse douloureuse, Sagesse crucifiée et expirante, il garde la même amoureuse conduite qui fut celle de toute sa vie terrestre. Quel encouragement à sanctifier nos souffrances, nos épreuves, nos humiliations ; à porter toutes nos croix, petites ou grandes, en union avec Marie ! Non seulement les porter, mais les aimer, les désirer, les embrasser avec joie quand elles nous arrivent, afin d’augmenter notre surnaturelle ressemblance, notre configuration à son divin Fils.

C’est pour cela que la Très Sainte Vierge, loin de ménager les croix à ses fidèles serviteurs et esclaves, les leur envoie plus nombreuses, plus lourdes, plus persistantes qu’à d’autres qui ne lui sont pas si totalement dévoués. C’est la marque sur eux de ses prédilections ; de même que la facilité avec laquelle on les voit porter ces croix est le signe de la douceur et de l’onction qu’elle verse alors dans leurs âmes (Traité de la Vraie Dévotion, 153-154).

Réjouissons-nous donc avec saint Louis-Marie de Montfort, cet amant passionné de la croix, et entendons-le nous dire : « Depuis qu’il a fallu que la Sagesse Incarnée soit entrée dans le Ciel par la croix, il est nécessaire d’y entrer après elle par le même chemin… La vraie Sagesse fait tellement sa demeure dans la croix que, hors d’elle, vous ne la trouverez point dans ce monde ; et elle s’est tellement incorporée et unie avec la croix qu’on peut dire en vérité que la Sagesse est la Croix et que la Croix est la Sagesse » (ASE, N° 180).

Parole profonde. Montfort ne craint pas d’identifier Jésus avec la croix ou la croix avec Jésus. Aimer la souffrance, c’est donc aimer Jésus ; comme aimer Jésus, le Jésus de Marie, c’est aimer la souffrance.


(Père Dayet, Exercices préparatoires à la consécration de Saint Louis-Marie de Montfort)



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