Extrait de "L'Homme de Dieu, en la personne du R.-P. Jean-Joseph Surin" par H.-M. Boudon :
R.-P. Jean-Joseph Surin |
Mais il faut avouer qu'entre toutes les abjections que notre aimable Sauveur a bien voulu souffrir pour l'amour des hommes, pour l'amour de vous, mon cher Lecteur. Ah mon Dieu ! ah mon Dieu ! pour l'amour de moi. Ô miracle ! ô prodige de l'amour ! celles qu'il a voulu porter en passant pour un fou dans la Cour d'Hérode, est infiniment étonnante ! Arrêtons-nous un peu ici, mon âme, et laissons-nous perdre dans un abîme d'admiration dont il n'est pas facile de revenir à celui qui est dans la véritable lumière. Contemple un peu celui qui est traité de fou dans cette Cour, et considère qu'il est la sagesse du Père Éternel, la sagesse même, la sagesse infinie ; il est Dieu, c'est Dieu même ; c'est un Dieu qui passe pour un insensé, non seulement parmi une populace grossière, mais parmi des gens d'esprit et les premiers de la terre ; c'est chez un Monarque où il est moqué, bafoué de ce Prince et généralement de toute sa Cour. Ô mon Souverain ! ô Créateur de toutes choses ! voilà où l'amour excessif que vous avez pour l'homme vous réduit ! Ou est-ce que l'amour qu'il doit avoir pour vous ne le devrait point être ? Après cela, ô homme ! peut-il se trouver des humiliations assez profondes où tu ne doives pas t'abîmer.
Ces vues ont pressé plusieurs des véritables amants de ce Dieu-Homme, à embrasser un état de folie apparente par l'union à ses inclinations ; et de plus il fallait que tous les états de Jésus fussent honorés par l'application, et même par l'imitation de quelques personnes éminentes en sainteté. Saint Ignace Fondateur de la Compagnie de Jésus, dans ses commencements était traité de ridicule ; et sa conduite assurément pouvait bien passer pour extravagante parmi les sages du monde ; car n'était-ce pas une folie aux prudents du siècle, de voir un homme de qualité, un Capitaine qui s'était acquis de la réputation dans les armées, un brave, un généreux se réduire volontairement à mendier son pain ; à vivre et à coucher parmi des gueux et des gens de la lie du peuple, marcher de prime abord tête nue, sans chapeau, sans souliers, et avec un habit si ridicule, que passant même dans les campagnes, de chétifs paysans qui ne doivent pas beaucoup être surpris à la vue d'un habit pauvre, ne pouvaient pas s'empêcher de rire en le voyant. N'était-ce pas une folie à ces prudents, de voir Ignace s'arrêter exprès lorsqu'il se voyait moqué, et demeurer toujours dans le lieu où il était traité de ridicule, jusqu'à ce que les personnes qui le bafouaient fussent lassé de se railler de lui. Mais ses premiers mouvements pour les plus grandes abjections ne l'ont jamais quitté. Lors même qu'il eut fondé sa compagnie et qu'il en était Général, il protestait qu'il aurait couru volontiers les rues de Rome et habillé en fou, s'il n'avait pensé que Dieu pour lors ne demandait pas cela de lui. Je ne m'étonne pas si dans la suite ce grand saint avait pour maxime et s'il avait donné pour règle, de vivre dans la disposition d'être tenu pour fou selon le monde, sans néanmoins en donner l'occasion : ce qu'il ajoute très-bien pour la voie commune, car c'est une grâce extraordinaire de faire volontairement des choses par l'instinct du Saint-Esprit, qui nous fassent passer pour insensé. Je ne m'étonne pas s'il dit, que la plus grande étude des Chrétiens doit être aux plus grands mépris, et qu'il les faut aimer avec autant de passion que les gens les plus ambitieux aiment les honneurs. Je ne m'étonne pas s'il appelait le degré d'un état tout-à-fait humiliant le degré précieux de la vie spirituelle. Hélas ! on lit les choses ; on les écoute, mais il y a peu de personnes qui les entendent, et encore moins qui les pratiquent.
Orlandin rapporte dans l'histoire de la société, des exemples bien forts et bien touchants des premiers Jésuites dont plusieurs faisaient des actions par un mouvement spécial de l'esprit de Dieu, qui tendaient à les faire passer pour des extravagants. Mais le Père du Pont en la vie du grand serviteur de Dieu et de sa très-sainte Mère, le Père Baltazar Alvarés, dit que cet homme dont Sainte Thérèse (comme nous l'avons dit ailleurs) a rendu ce témoignage, que Notre-Seigneur lui avait dit de lui, qu'il n'y avait personne au monde de son temps qui le surpassât en sainteté, avait un tel désir et un si grand zèle pour l'état d'abjection dans lequel Jésus-Christ a voulu passer pour fou ; qu'étant supérieur du Noviciat, il ordonnait à ses Novices d'aller courir par les rues, traînant des charognes puantes, et faisant d'autres actions d'une folie apparente ; et Dieu tout bon comblait de tant de grâces et le maître et les disciples, qu'ils sont arrivés à une éminente sainteté.
Il ne faut donc pas s'étonner des ardents désirs du Père Surin pour la vie abjecte et méprisée, et en particulier pour l'état d'une apparente folie. Voici ce qu'il en écrit à une personne de confiance : Je ne souhaite rien tant au monde que d'être décrié et perdu de réputation, et que marchant dans les voies de Dieu avec fidélité, je sois tenu pou un fou et pour un méchant homme. Il avait eu des agréments pour cet état des sa jeunesse, Dieu l'y disposant par l'estime qu'il lui en donnait. C'est l'ordinaire de la Divine Providence de conduire les choses à leur fin par des moyens forts, mais suaves. Dieu qui destinait Saint Jean Chrysostome à des croix extraordinaires, lui avait auparavant rempli l'esprit de lumières qui lui découvraient la grandeur et les avantages des croix ; il en parlait ; il en prêchait d'une manière incomparable ; il se surpassait lui-même quand il était question de traiter cette matière. Le Père Surin étant tout pénétré de la haute sagesse cachée sous une folie apparente, et portée par l'esprit de Jésus-Christ, il soupirait ardemment après cet état ; il le demandait à Dieu avec de ferventes prières, le regardant pour lui (à ce qu'il disait) comme une excellente fortune.
Le Ciel à qui l'on adresse peu souvent de pareilles prières, se rendit favorable à ses vœux, et les reçut avec bien du plaisir, comme on le pourra juger par les heureuses suites. Le Père en eut une connaissance surnaturelle dans une retraite. Il lui fut révélé que ses vœux avaient été acceptés de la souveraine Majesté, qu'elle lui accorderait se demande, et le conduirait par une grande et longue humiliation. Il s'en ouvrit pour lors à une personne de confiance, et lui marqua même beaucoup de particularités que l'on a vu arriver effectivement.
Depuis ce temps-là, il devint un grand problème par les choses surprenantes qui lui arrivèrent ; et pour lors l'on pouvait bien dire aussi bien que de son Maître Il y avait un grand murmure à son sujet ; les uns disant qu'il était possédé ; et les autres qu'il était fou. Il est certain que les Démons firent tous leurs efforts pour effectivement le rendre fou, ou au moins pour en donner la croyance par ce qu'ils lui firent souffrir dans sa possession. Ils déclarèrent dans les Exorcismes (Dieu le permettant de la sorte) qu'ils lui avaient fait prendre en dormant un breuvage dont ils expliquèrent la composition, que les médecins assurèrent être tout propre à troubler le jugement. Mais cette entreprise sut sans effet, Dieu le lui ayant toujours conservé bon au milieu de toutes les extravagances que ces Esprits d'Enfer lui faisaient faire.
Cependant Dieu qui voulait faire de son serviteur un spectacle d'humiliation aux Anges et aux hommes, permit aux Démons de le violenter extérieurement par quantité de mouvements et d'agitations qui le pouvaient faire passer pour un véritable insensé ; il disposa ces choses de telle sorte par l'ordre de sa divine providence sans laquelle rien n'arrive : et ce qui doit être une consolation ineffable à tous ceux qui ont la foi, que ces agitations violentes commencèrent à paraître le jour du Vendredi saint, Dieu voulant marquer par cette conduite le dessein qu'il avait de faire du Père une image vivante de son fils dans les opprobres de la Croix ; aussi les Démons l'avaient menacé qu'ils lui feraient bien faire la solennité de la passion. Cette humiliation lui arriva dans la Maison où il était logé avec les autres Pères à Loudun, en leur présence et en celle de quelques Officiers de Monsieur de Laubardemont Commissaire député du Roi pour le procès d'Urbain Grandier Prêtre et l'un des Curés de ladite Ville, accusé d'être l'auteur de tous les sortilèges et maléfices faits aux Religieuses Ursulines.
Mais ce fut bien une humiliation plus grande, lorsque les Démons à la vue de toutes les personnes qui venaient de toutes parts aux Exorcismes à Loudun, se saisissant de sa personne, le jetaient par terre, et le faisaient rouler sur le pavé avec des contorsions effroyables, et le contraignant de jeter des cris lamentables avec des frémissements terribles ; ce qui lui arriva en présence des Évêques et de Monseigneur le Duc d'Orléans frère du Roi Louis XIII, et de toute sa Cour ; car parlant à son Altesse Royale, après avoir chassé l'un des Démons qui possédaient la Mère Jeanne des Anges ; et ayant encore son surplis il fut tout à coup renversé par terre ; voulant se relever, il fut de nouveau relancé sur le pavé. Ses humiliations le rendaient ridicule non seulement devant les hommes, mais donnaient sujet aux Démons de le railler et de dire en se moquant de lui, Ne fait-il pas beau voir cet homme monter en chaire et prêcher les peuples, et milles autres insolences.
Cet état ayant obligé les supérieurs de le retirer pour un temps de Loudun, il y retourna ensuite ; et après son voyage du tombeau de Saint François de Sales, étant à Bordeaux, les Démons le contraignirent de nouveau de faire quantité d'extravagances : Ce qui obligea les supérieurs à le tenir enfermé par une conduite très-judicieuse. Mais comme ces extravagances étaient grandes et fréquentes, et qu'elles lui ont duré la meilleure partie de sa vie, on peut bien juger les humiliations qu'elles lui ont causé ; ce qui lui faisait dire quelquefois : Nous avons demandé du mépris à Dieu, et il nous en a donné à pleines mains.
Jamais il ne s'en est lassé (comme il a témoigné lui-même dans une lettre qu'il a écrite les dernières années de sa vie, où il dit ces paroles) Le souverain faîte de la grandeur où j'ai aspiré toute ma vie, est d'avoir de la part des hommes peu de réputation, et du côté de Dieu un humble emploi pour son service. Nous en sommes par sa grâce en possession, et je m'y trouve si délicieusement, que je désire y passer le reste de mes jours. Il disait encore : Mourir dans les dernières humiliations c'est le comble du plus grand bien où peut arriver le pur et divin amour : C'était où tendaient les plus forts mouvements de son cœur ; on ne peut dire jusqu'à quel point il a saintement passionné les plus grands mépris qui puissent arriver dans la vie. Parlant d'une personne qui les aimait, voici comme il en écrit, une année ou deux devant sa mort ; Je la tiens fort heureuse ; notre Seigneur lui ayant dit au cœur cette vérité : (il veut parler de l'amour de l'abjection) qui est la plus précieuse de toutes celles que je sais de la doctrine de Jésus-Christ : aussi Saint Ignace notre Fondateur parlant de ce degré de la vie spirituelle, par lequel l'âme est désireuse de ce qui la rend méprisable devant le monde, la nomme le degré précieux. Cette disposition me lie vraiment à son âme. Notre bon Sauveur m'a donné diverses impressions d'estime de trois choses, la pauvreté, le mépris et la douleur. L'âme qui parvient à les aimer, à trouver la clef du cabinet de Jésus où il tient ses plus précieux joyaux, qui ne sont pas les visions, les révélations, et contemplations spirituelles, mais la conformité avec lui. L'âme pour s'y rendre conforme se plaît davantage dans ces trois choses, qu'en toutes les faveurs que peuvent donner le Ciel et la terre ; aimer à être traitée comme une gueuse, comme une folle qui manque de bon sens, et qui se rend ridicule au sens des sages du monde, et mettre son plaisir en cela comme dans la plus belle parure dont elle puisse être ornée ; voilà ce qui s'appelle sagesse de Jésus-Christ et pour son amour dites-lui, ma chère mère, que je la tiens heureuse quoique la sagesse humaine en puisse dire. Il écrit dans un autre lieu : Il était bien séant et convenable aux yeux de Dieu (comme l'enseigne l'Apôtre aux Hébreux) de consommer et de rendre l'Auteur du salut des hommes parfait par sa passion. Ainsi faut-il dire de ses enfants, conformes à l'image de son Fils, c'est-à-dire tirés sur le premier original. Il faut qu'ils soient perfectionnés par les mêmes moyens. Saint Bernard entendant parler d'une personne très-vertueuse, mais qui était bien peu humiliée. Voilà ce qui lui manque, dit ce saint ; Elle est à plaindre jusqu'à ce qu'elle arrive à cette douce conformité. Quand on se plaint de n'être pas estimé (disait encore le Père Surin) cela vient d'un esprit ennemi des voies de Jésus-Christ jusqu'à ce que l'on mette sa joie dans son imitation. On en est toujours bien éloigné. Ceux qui lui ont du rapport par l'état d'une vie abjecte et méprisée, doivent passer pour être de la grande faveur auprès de lui : Voilà les solides leçons que la grâce donne. Donc le plus grand soin du Chrétien et sa plus grande étude, doit être le plus grand mépris et le plus grand renoncement de soi-même ; ensuite on doit s'y plaire, et enfin le rechercher : Voilà l'étude des saints. Ô la belle Philosophie et la sainte Théologie ! Que ceux qui sont savants par une bonne et longue étude des voies humiliantes de l'homme-Dieu sont de grands et éclairés docteurs ! Qu'il est bon de faire un bon cours de cette Philosophie et de cette Théologie dans la classe du Calvaire. Bienheureux au jour de leur mort ceux qui en auront de bonnes attestations et qui auront fait un véritable progrès dans cette science.
« Enfin (disait le Père Surin) il faut se persuader entièrement et non à demi, que l'on épouse l'état de la vie humiliée avec Jésus-Christ comme l'objet le plus cher de son cœur, puis il s'écriait : Qui me donnera une voix de trompette éclatante, ou plutôt d'un tonnerre pour pouvoir faire entendre aux âmes de quelle importance est l'amour de l'humiliation ; et combien la connaissance de cette vérité est nécessaire. Je ne sais comment si peu la goûtent ; il me semble que je mourrais content si je voyais plusieurs personnes qui en fussent bien persuadées. Mais tous les Chrétiens ne sont-ils pas obligés de croire que Jésus qu'ils tiennent pour leur Dieu et pour leur Sauveur, et qui l'est en effet très véritablement ; a sauvé les hommes et confondu la sagesse du monde par la folie de la Croix. »
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