Extrait de "L'Homme de Dieu, en la personne du R.-P. Jean-Joseph Surin" par H.-M. Boudon :
Père Jean-Joseph Surin |
L'humilité de l'entendement (disent les Saints) consiste dans les bas sentiments que l'on a de soi-même : C'est le premier degré de cette vertu, dit Saint Bernard. Le Père Surin ne voyait en lui que des misères ; ce qui lui faisait dire : Quand je me considère en moi-même, je suis obligé d'avoir recours à tout le monde pour obtenir l'assistance qui est nécessaire à un misérable comme je suis. Il se regardait même comme quelque chose d'horrible ; ce qui lui a fait écrire ces paroles : les hommes qui me tiennent pour défectueux et abominable, ne se trompent pas, parce que au-dedans de moi-même je suis tout cela ; et le seul bienfait de Dieu y met autre chose. On rapporte de Saint François Borgia qu'allant par les rues et voyant qu'un chacun le regardait (car c'est l'ordinaire d'une haute sainteté, d'attirer l'attention aussi bien que le respect) il pensait bonnement que c'était ses misères et ses défauts qui en étaient la cause. Le Père Surin se considérait comme un sujet odieux à tout le monde ; il avait des vues inexplicables de son néant, de ses faiblesses et de son impuissance. On peut dire avec beaucoup de vérité, que Dieu lui avait donné une intelligence admirable pour les voies intérieures, et qu'il a été un des grands maîtres de la vie spirituelle, l'une des personnes de notre siècle des plus éclairées dans ce qu'il y a de plus secret et de plus élevé dans les matières de la plus haute perfection : Et cependant on peut assurer en même temps, qu'il n'y avait rien de plus humble que lui avec toutes ses grandes lumières. Après avoir beaucoup et dignement écrit des états de la vie intérieure, il disait qu'il n'avait pas la moindre pensée que cela le regardât, se voyant très éloigné de toutes ces voies. Écrivant à Madame sa mère de quelques bonnes âmes qu'il avait vues, il dit qu'à leur égard il est comme une personne qui vient des pays étrangers où il a vu des merveilles, tout ce qui est dans son pays n'étant rien à l'égard de cela. C'est de cette manière que pensent et que parlent les saints ; ils sont grands aux yeux de Dieu et de ses Anges par leurs grâces, et ils pensent et disent qu'ils sont les gens les plus misérables du monde, pendant que les pécheurs, qui ne sont qu'abomination devant Dieu et toute sa Cour céleste, s'imaginent être quelque chose et ne roulent dans leur esprit que des pensées de vanité et d'orgueil. Écrivant de Loudun à un Père de sa Compagnie, au sujet de son obsession ou possession, il dit : Je sens le Diable aller et venir en moi comme dans sa maison ; il m'ôte mes pensées quand le cœur commence à se dilater en Dieu, le remplissant de rage ; il m'endort ; il me réveille quand il veut. Je ne puis pas même à table porter avec liberté le morceau à la bouche. À tout cela je n'ai rien à me plaindre, ayant le reproche de ma conscience, et sur ma tête la sentence prononcée contre les pécheurs ; je la dois subir, et recevoir l'ordre de la Divine Providence, à laquelle toute créature doit s'assujettir : Et cependant (comme il a été remarqué), il n'a jamais perdu son innocence Baptismale ; et à l'entendre, il semble qu'il soit coupable de grands crimes.
Mais ce n'est pas assez pour être véritablement humble, d'avoir de fort bas sentiments de soi-même, il faut être bien aise que les autres entrent dans les mêmes pensées : Et c'est le second degré de l'humilité. L'entendement, dit Saint Bernard, sert au premier, la volonté sert au second. La vérité nous donne le premier ; et il peut être que sous le divin amour il nous humilie ; mais souvent il est sans la volonté d'être humilié par les autres : ce que le Saint appelle une disposition très-méchante, qui nous porte à désirer que les autres pensent de nous ce que nous n'en pensons pas nous-mêmes. Le même Saint dit que c'est déclarer la guerre à la vérité et à Dieu même, et que celui qui craint Dieu sera bien éloigné de cet état de mensonge et de tromperie. Notre vertueux Père le craignait trop pour s'y laisser aller. Parlant de ses défauts il dit : Ce n'est pas là ce que je prétends, que l'on se trompe à mon égard. Mais comme son humilité était héroïque, il allait bien plus avant ; il eût désiré que ses fautes eussent été connues de toute la terre ; que l'on en eût donné au public pour une plus grande connaissance des traités imprimés. Voici ce qu'il en écrit à une personne de confiance : Je voudrais voir des livres imprimés qui fissent connaître à tout le monde mes misères et mes faiblesses. Pour lors, je croirais être le vrai disciple de Jésus-Christ, étant réduit par le délaissement de toutes choses à n'avoir recours qu'à lui, ni refuge qu'en lui. Qui désire n'être aimé des hommes n'est guères écouté de personne.
L'humilité passe encore plus avant, car non contente de découvrir dans un grand jour à l'âme, son rien, ses faiblesses, ses impuissances, ses péchés ; non contente que les autres soient dans la même lumière, et que la personne qui ne s'estime rien soit bien aise d'être estimée de la sorte par tout le monde, elle porte encore à vouloir que l'on nous traite conformément à ce que nous sommes, c'est-à-dire en gens de néant, en personnes misérables et criminelles ; et c'est le troisième degré de cette vertu. Le Père y a excellé aussi bien que dans les deux autres ; il était ravi de se voir anéanti et par les hommes et par les Démons, et par Dieu même, sans jamais s'en plaindre. Cette vérité paraîtra dans la suite de tout ce que nous avons à dire ; et l'on en aura des preuves convaincantes dans le Chapitre suivant qui sera comme une continuation de celui-ci.
Cependant ce vrai humble ne le pensait nullement être. Il y a des gens (disait-il) qui crient que j'ai besoin d'humilité, et ils disent vrai ; et il me semble que c'est où va tout le poids de mon cœur. Il conjure que l'on prie pour lui afin que Dieu lui donne la vérité, c'est-à-dire l'humilité. Il était dans le même sentiment de la Séraphique sainte Thérèse qui disait que Dieu aimait l'humilité, parce qu'il était le Dieu de vérité. C'est pourquoi il disait encore que d'être dans la vérité c'était être dans l'humilité qui ne veut que Dieu seul, et tire de lui seul toute sa force, sans s'attribuer rien à soi-même, et sans s'appuyer sur autre chose que Dieu. Il était très persuadé que sans cette vérité toutes les élévations les plus sublimes ne sont rien ; et il assurait que la conviction de cette vérité était tout-à-fait nécessaire. Il est très certain, et il en faut demeurer convaincu, que sans l'humilité un homme pourrait parler la langue des Anges et des hommes, écrire et soutenir les plus hautes vérités, convertir les âmes à milliers, donner son bien aux pauvres, faire des pénitences épouvantables ; et après tout cela, être dans le dernier danger de sa perte. Car enfin se peut-on imaginer rien de plus terrible, que ce que le Saint-Esprit nous déclare en l'épître de Saint Jacques, que Dieu résiste aux superbes. Après une vérité capable de foudroyer toutes les personnes vaines et orgueilleuses, que peut espérer l'homme sans humilité ? Mais que ne doit-il pas craindre, quand même il serait riche de toutes les autres vertus ? Ah mon Dieu ! Ah mon Dieu ! vous avoir pour adversaire ! Ah mon Dieu, vous avoir pour ennemi ! Ô créature qui t'en fais à croire, avoir un Dieu qui te résiste ! Eh que deviendras-tu ? Et que feras-tu quand tu aurais fait toutes les merveilles possibles ? Que te serviront les hautes sciences, les belles lettres, la connaissance de tout ce qu'il y a de plus curieux dans la nature, de ce qu'il y a de plus élevé dans la grâce, les savants traités que tu as donnés au public, les doctes et éloquentes prédications que tu as faites, les conversions qui en sont arrivées, les aumônes que tu as données, les austérités que tu as exercées, si tu as un Dieu qui te résiste. Or le Saint-Esprit qui est la vérité même, te déclare que si tu es superbe Dieu te résistera.
Ce Dieu donc de toute bonté résistera aux superbes à leur mort ; elle sera donc funeste ; ils n'auront point la grâce finale, car c'est aux humbles que Dieu la donne ; il leur résistera quand ils paraîtront à son redoutable jugement. Ils seront donc damnés, car le Paradis n'est donné que par sa miséricorde ; il leur résiste dès cette vie, ainsi quelquefois ces suffisants tombent en des péchés les plus honteux ; et quand ils sont secrets, c'est ce qui contribue encore davantage à leur perte ; ils tombent en des doctrines dangereuses et enfin hérétiques : nous en avons rapporté un exemple effroyable en la personne de l'Abadie, qui devrait bien faire trembler les personnes qui pensent quelque chose d'elles-mêmes. Ces personnes servent de jouets aux Démons ; il les tient dans ses pièges comme ses esclaves, car il est le Prince des superbes. Un de ces esprits malheureux (comme nous l'avons écrit dans notre petit livre de Dieu seul) paraissant un jour à un Saint Hermite, lui dit forcé par le pouvoir de Dieu, qu'il ne craignait guère les grands jeûneurs, parce qu'il jeûnait encore davantage ; que comme il ne dormait jamais, il ne craignait pas ceux qui veillaient beaucoup ; mais qu'il craignait surtout l'humilité, parce qu'il ne pouvait être humble. Répétons ici ce que nous ne pouvons nous lasser de dire ; qu'il ne craint guère les savants qui ne sont pas humbles, Dieu lui ayant laissé des sciences, quoiqu'il soit l'objet éternel de sa colère.
Mais l'humilité jette la terreur dans les puissances de l'Enfer, et en remporte de glorieux triomphes : Nous en lisons un exemple fort remarquable dans l'histoire de la possession de Loudun. Le temps étant arrivé que la Divine Providence avait ordonné pour faire sortir Léviathan, un des Démons des plus superbes de l'Enfer : elle voulut qu'il fût chassé par des pratiques les plus humbles, et qui paraîtront ridicules aux esprits suffisants ; car le matin du jour de la sortie de ce Démon orgueilleux, le Père Surin dont Dieu se voulait servir pour le chasser, fut obligé pendant son oraison de réciter le Pater, l'Ave et le Credo, comme il faisait lorsqu'il était enfant, et que sa mère lui apprenait ses prières ; Dieu lui faisant connaître qu'il voulait triompher du superbe Démon, par une pratique si humble et qui tenait de l'enfant ; et que pour venir à bout de ces esprits orgueilleux, il fallait devenir petits comme des enfants ; et que la grâce de l'enfance Chrétienne réduisait tous leurs efforts à rien.
Bienheureux (s'écriait un ancien) ceux qui sont écrits dans le livre de l'humilité. N'attendez jamais rien, disent les Saints (et ça toujours été leur constante et générale maxime) d'un homme sans humilité, quand même il ferait des miracles et ressusciterait les morts. Mais ce qui est bien déplorable, est que ceux qui sont les plus dépourvus de cette vertu, s'imaginent l'avoir davantage ; ainsi ils périssent dans leur superbe qui pour l'ordinaire est un mal incurable que l'on ne voit point ou bien peu ; à qui on ne pense guère pour s'en convertir, et que l'on porte jusqu'au dernier soupir de sa vie. Mais comme c'est un mal d'esprit et intérieur, les personnes qui en sont malades croient se porter très-bien, et passant pour telles aux yeux des autres, elles ne laissent pas d'être dans l'estime, et quelquefois même de sainteté, à raison de leurs autres belles actions.
Notre saint Religieux était bien éloigné d'un état si lamentable ; il avait beaucoup d'humilité et il pensait n'en avoir point ; il était très petit à ses yeux ; il désirait l'être aux yeux du monde. Écrivant à une vertueuse Carmélite, quelque semaine auparavant sa mort, il lui dit ; Je désire mourir dans la cendre en vrai pénitent, s'il plaît à notre Seigneur m'en faire la grâce ; car je n'ai point de voix plus juste que celle de crier à Dieu comme votre sainte mère : Seigneur vous ne mépriserez pas un cœur contrit et humilié : c'est le terme des faveurs que je puis espérer de mon Sauveur par son infinie miséricorde.
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