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mardi 4 octobre 2016

Les princes de la Cité du Mal



The torment of Saint Anthony (Michel-Ange)




Extrait de "Traité du Saint Esprit" de Mgr Gaume :



Leur hiérarchie. — Pour assouvir sa haine contre Dieu et contre l'homme, le Roi de la Cité du mal n'est pas seul. Il commande à des millions d'esprits moins puissants, il est vrai, mais non moins horribles et aussi malfaisants, que lui.
Singe de Dieu, simia Dei, comme parle saint Bernard, Satan a organisé la Cité du mal sur le plan de la Cité du bien (Ramené à l'exactitude théologique, ce langage signifie que Satan a profité d'un ordre hiérarchique dont il n'est pas l'auteur, tourné contre le Verbe incarné ce qui avait été primitivement établi pour sa gloire). Choisis entre tous, nous avons, dans la Cité du bien, sept anges assistants au trône de Dieu, puissants vice-rois du monde supérieur et du monde inférieur. Et l'Écriture nous montre dans la Cité du mal, sept démons principaux qui environnent Lucifer, dont ils sont comme les premiers ministres et les confidents intimes. Au moyen des sept dons auxquels ils président, les sept anges de Dieu dirigent tous les mouvements de l'humanité vers le Verbe incarné. Les sept anges du Démon, ministres des sept péchés capitaux, font tourner le monde moral vers le pôle opposé, la haine du Verbe. Séraphins de Satan, ils plongent leur intelligence dans la profondeur de sa malice, allument leur haine au foyer de la sienne, et transmettent aux démons inférieurs les ordres du Maître (Matth., XII, 45; Marc, XVI, 9; Luc, VIII, 2 ; Apoc, XII, 4, etc. Diabolus hostis Dei hisce septem angelis ex adverso opposuit septem daemones, quos eum septem capitalibus vitiis praefecisse tradit S. Antonius apud Athanasium et Serenus apud Cassianum. Coll. VII. c. XIX; et ex his Serarius. Tob. III, 8, quaest. VI. Per septem capita accipe septem nefarios spiritus, quos sancti Patres daemoni adseribunt. Corn, a Lap. in Apoc, XII, 3).

Dans ces sept démons principaux, opposés aux sept princes angéliques, nous n'avons que le premier trait du parallélisme des deux Cités. Comme parmi les bons anges, il y a parmi les démons une hiérarchie complète ; et, comme la Cité du bien, la Cité du mal a son gouvernement organisé. Qu'il y ait une hiérarchie parmi les démons, l'Écriture ne permet pas d'en douter.

Blasphémateurs du Fils de Dieu, les Juifs ne disaient-ils pas : « C'est par la puissance du Prince des démons qu'il chasse les démons ? » Et ailleurs : « Il chasse les démons par la puissance de Béelzébub, prince des démons. » Ailleurs, encore : « Allez, maudits, dans le feu éternel, qui a été préparé au démon et à ses anges. » Enfin, dans l'Apocalypse :  « Le dragon combattait et ses anges avec lui (Matth., XII, 45; Luc, XI, 15; Matth., XXV, 41; Apoc, XII, 7).

Rien de plus clair que ces révélations divines et d'autres qu'on pourrait citer. Mais, si parmi les démons il y a un prince, un roi, un premier supérieur, il y a donc aussi des inférieurs, des lieutenants, des ministres qui exécutent ses ordres. En un mot, il y a une hiérarchie et une subordination parmi les anges déchus.

Saint Thomas en donne la raison. Il dit : « La subordination mutuelle entre les anges, était, avant la chute, une condition naturelle de leur existence. Or, en tombant, ils n'ont rien perdu de leur condition ni de leurs dons naturels. Ainsi, tous demeurent dans les ordres supérieurs ou inférieurs auxquels ils appartiennent. Il résulte de là que les actions des uns sont soumises aux actions des autres, et qu'il existe entre eux une véritable hiérarchie ou subordination naturelle.... mais il ne faut pas croire que les supérieurs soient moins à plaindre que les inférieurs : le contraire est la vérité. Faire le mal, c'est être malheureux; le commander, c'est être plus malheureux encore (I p., q. CIX, art. 1 et 2, c. et ad. 3). »

Cornélius a Lapide tient le même langage : « Il en est, dit-il, parmi les démons comme parmi les anges. Les uns sont inférieurs, les autres supérieurs. Ces derniers appartiennent aux hiérarchies les plus élevées et sont d'une nature plus noble; car, après leur chute, les démons ont conservé intacts leurs dons naturels. Ainsi, ceux qui sont tombés de l'ordre des Séraphins, des Chérubins, des Trônes, sont supérieurs à ceux qui sont tombés des ordres inférieurs, les Dominations, les Principautés et les Puissances (Comme il est tombé des anges de toutes les hiérarchies, et que les hommes doivent combler le vide qu'ils ont laissé dans le ciel, il y aura des Saints placés parmi les Archanges, les Chérubins et les Séraphins. Entre bien d'autres preuves, on peut citer les révélations faites, plusieurs fois, à sainte Marguerite de Cortone. Saint François d'Assise lui fut montré parmi les Séraphins, occupant un des trônes les plus brillants de la sublime hiérarchie. Elle-même reçut l'assurance d'être admise dans la même hiérarchie, et une de ses compagnes parmi les Chérubins. Vita, etc., per Marchesi, lib. 11, in p. 256, 290, 391, 353, edit. italien, in-8). Ceux-ci, à leur tour, sont supérieurs à ceux qui appartiennent à l'ordre des Vertus, des Archanges et des Anges. C'est ainsi que, parmi les soldats révoltés, il y a des porte-étendards, des capitaines, des colonels. Sans eux, l'armée ne peut être mise en rang ni commandée ; pas plus qu'un royaume ne peut exister sans ordre et sans subordination. Or, le prince de tous les démons, c'est Lucifer, et le prince de tous les bons anges, saint Michel (In Matth., IX, 34), »

Nous entendrons bientôt les deux princes de la théologie païenne, Jamblique et Porphyre, parlant comme les docteurs de l'Église.

L'existence de la hiérarchie satanique est un second trait de parallélisme entre les deux Cités. Elle en implique un autre. Parmi les bons anges, la première hiérarchie commande à la seconde, et la seconde à la troisième. Ainsi, les démons supérieurs commandent aux inférieurs, de manière à les empêcher de faire ce qu'ils voudraient, ou à les chasser des corps et des créatures qu'ils obsèdent. Fondée sur la supériorité naturelle, par conséquent inamissibles des uns, et sur l'infériorité des autres, cette croyance, fidèlement conservée chez les Juifs, comme nous le voyons par leurs blasphèmes contre les miracles de Notre-Seigneur, a dominé le monde entier et traversé tous les siècles.

Pour se garantir ou se délivrer du mauvais vouloir des dieux inférieurs, l'histoire nous montre partout les païens, anciens et modernes, recourant aux dieux supérieurs. Au sein même du christianisme, combien de personnes, sous le coup d'un charme ou d'un maléfice, donné par un sorcier, ou, comme on dit aujourd'hui, un médium, s'en vont demander leur délivrance à des sorciers ou à des médiums, réputés plus puissants, et qui l'obtiennent! Mais, remarque saint Thomas, cette délivrance n'en est pas une Satan n'agit jamais contre lui-même. Le corps est délivré, mais l'âme devient esclave d'un démon plus puissant. Le mal physique aura disparu, mais le mal moral sera aggravé.

Un ordre hiérarchique existe donc entre les anges déchus : c'est une vérité de théologie ; de raison et d'expérience. Toute hiérarchie produit une certaine concorde parmi les êtres qui la composent; mais gardons-nous de croire que la concorde des démons prenne sa source dans le respect, les égards, l'amour réciproque de ces êtres malfaisants. Elle a pour principe la haine, et pour but la guerre au Verbe incarné, dans l'Église son épouse, dans l'homme son frère, dans la créature son ouvrage. Hors de là, les démons se haïssent d'une haine immuable et dont nul ne peut calculer la violence (S. Th., I p., q. CIX art. 2, ad 2).

C'est ainsi qu'on voit les méchants, dont ils sont les inspirateurs et les modèles, unis entre eux lorsqu'il s'agit d'attaquer l'Église ou l'ordre social, se diviser infailliblement après la victoire, s'accuser, se proscrire et se persécuter à outrance. Une nouvelle guerre vient-elle à surgir ? Aussitôt les haines particulières se confondent dans la haine commune. Les fuyards rejoignent ; l'armée se reforme et demeure unie, jusqu'à ce qu'une nouvelle victoire amène une nouvelle division. Tel est le cercle dans lequel tournent, depuis six mille ans, et les démons et les hommes devenus leurs esclaves.
Leur nombre et leur habitation. — Si, dans les jours mauvais où nous vivons, le nombre de nos ennemis visibles est incalculable, qui peu compter la multitude de nos ennemis invisibles ? Bien que les anges tombés soient moins nombreux que les bons anges, toutefois, comme les créatures spirituelles surpassent en nombre presque infini les créatures matérielles, il en résulte que les démons sont incomparablement plus nombreux que les hommes (IV Reg., VI, 16 et S. Th., I p., q. LXIII, art. 9).

Expliquant ces paroles de l'Apôtre: Notre lutte est contre les puissances du mal qui habitent l'air, saint Jérôme s'exprime ainsi : « C'est le sentiment de tous les docteurs que l'air mitoyen entre le ciel et la terre, et qu'on appelle le vide, est plein de puissances ennemies (In ep. ad Eph., VI, 12). » Mesurez, d'une part, l'étendue et la profondeur de l'atmosphère qui enveloppe notre globe; faites, d'autre part, attention à la ténuité d'un esprit: et, si vous pouvez, calculez l'effrayante multitude d'anges mauvais dont nous sommes environnés.

« Leur nombre est tel, dit Cassien, que nous devons bénir la Providence de les avoir cachés à nos yeux. La vue de leurs multitudes, de leurs terribles mouvements, des formes horribles qu'ils prennent à volonté, lorsque cela leur est permis, pénétreraient les hommes d'une frayeur intolérable. Ou un pareil spectacle les ferait mourir, ou il les rendrait chaque jour plus mauvais. Corrompus par leurs exemples, ils imiteraient leur perversité. Entre les hommes et ces immondes puissances de l'air, il se formerait une familiarité, un commerce qui aboutirait à la démoralisation universelle (IV Coll., VIII, c. XII). »

Veut-on savoir ce qu'il y a de profonde philosophie dans les paroles de l'illustre disciple de saint Jean Chrysostome ? qu'on se rappelle ce qu'était le monde païen à la naissance du christianisme. Par une foule de pratiques ténébreuses : consultations, évocations, oracles, initiations, sacrifices, le genre humain s'était mis en rapport habituel avec les dieux, c'est-à-dire avec les démons. Sous leur inspiration il avait vulgarisé, par les arts et par la poésie, leurs prestiges, leurs hontes et leurs crimes. Et la terre était devenue un cloaque de sang et de boue : Similes illis fiant qui faciunt ea. Que serait-il arrivé si l'homme avait vu de ses yeux les démons eux-mêmes, revêtus de corps aériens, commettant leurs abominations et l'invitant matériellement à les imiter ?

La croyance à des myriades d'esprits, dont l'idolâtrie avait fait autant de dieux, est commune aux païens d'aujourd'hui comme aux païens d'autrefois. Les Indiens en comptent trois cent mille, et les Japonais huit cent mille, qu'ils appellent Kamis (Annal, de la Prop. de la Foi, 1863, n. 209, p. 508).

Leurs qualités. — Pour être dérobées à nos regards, les légions infernales n'en existent pas moins autour de nous. Pris en particulier, chaque soldat, chaque officier subalterne est moins redoutable que le chef suprême. Telle est néanmoins, la puissance de chaque démon, même de l'ordre le plus inférieur, qu'elle épouvante avec raison quiconque essaye d'en mesurer l'étendue. En effet, la puissance des anges déchus est en raison directe de l'excellence de leur nature. Or, nous le répétons, cette nature, incomparablement supérieure à celle de l'homme, n'a rien perdu de ses prérogatives essentielles. Ces prérogatives sont, entre autres : l'intelligence, l'agilité, la puissance d'agir sur les créatures matérielles et sur l'homme, par mille moyens divers et jusqu'à des limites inconnues : le tout mis au service d'une haine implacable. Un mot sur chacune de ces terribles réalités.

L'intelligence. — Les démons étant de purs esprits, leur intelligence est déiforme. Il faut entendre par là qu'ils connaissent la vérité en un clin d'œil, sans raisonnement, sans effort, en elle-même et dans toutes ses conséquences. La chute n'a ni supprimé ni amoindri cette prérogative qu'ils tiennent de leur nature. « Les anges, dit saint Thomas, ne sont pas comme l'homme qu'on peut punir en lui ôtant une main ou un pied; êtres simples, on ne peut rien enlever à leur nature. De là cet axiome déjà cité : Les dons naturels demeurent entiers dans les anges déchus. Ainsi, leur faculté naturelle de connaître n'a été en rien altérée par leur révolte (S. Th., I p., q. LXIV, art, 1, corp. — Les anges, devenus prévaricateurs, furent dépouillés des dons surnaturels, c'est-à-dire de la félicité et de la béatitude dont leur personne avait été enrichie par le Créateur; mais ils ne furent nullement privés des facultés constitutives de leur nature. Ainsi, dans une armée, lorsque quelques soldats se rendent coupables de certaines fautes, ils sont dégradés, dépouillés de l'uniforme qu'ils ont déshonoré, mis en prison et déclarés indignes du titre de soldat. En un mot ils perdent tous les privilèges personnels du soldat ; mais, malgré tout, ils conservent la nature d'homme : la même intelligence, la même volonté, les mêmes moyens d'action. Ainsi des démons. Après avoir été, à cause de leur révolte chassés du ciel, ils demeurèrent tels que la création les avait constitués : c'est-à-dire Esprits doués de cette sublime intelligence, de cette force, de cette grande puissance que nous avons vues). »

Jusqu'où s'étend cette faculté si redoutable pour nous ? Comme l'indique le nom même qu'ils ont porté chez tous les peuples, les démons, étant des esprits ou des intelligences pures, connaissent instantanément toutes les choses de l'ordre naturel. Dès qu'ils perçoivent un principe, ils en appréhendent toutes les conséquences spéculatives et pratiques. Ainsi, sur le monde matériel et ses lois, sur les éléments et leurs combinaisons, sur toutes les vérités de l'ordre purement moral ; en astronomie, en physique, en géographie, en histoire, en médecine, en aucune science ils ne peuvent se tromper : pour eux il n'y a d'erreur possible que dans les choses de l'ordre surnaturel (S. Thom., I p., q, LVIII, art. 5, c).

Ici même, ils connaissent beaucoup de choses que nous ignorons ; et, parmi celles que nous connaissons, il en est un grand nombre qu'ils connaissent mieux que nous. « Les bons anges, dit saint Thomas, révèlent aux démons une foule de choses relatives aux mystères divins. Cette révélation a lieu toutes les fois que la justice de Dieu exige que les démons fassent certaines choses, soit pour la punition des méchants, soit pour l'exercice des bons. C'est ainsi que, dans l'ordre civil, les assesseurs du juge révèlent aux exécuteurs la sentence qu'il a portée (S. Thom., I p., q. cix, art. 4, ad 1). »

Quant à l'avenir, leur connaissance surpasse beaucoup la nôtre. S'agit-il des futurs nécessaires ? les démons les connaissent dans leurs causes avec certitude. S'agit-il des futurs contingents qui se réalisent le plus souvent ? ils les connaissent par conjecture : comme le médecin connaît la mort ou le rétablissement du malade. Chez les démons, cette science conjecturale est d'autant plus sûre, qu'ils connaissent les causes plus universellement et plus parfaitement ; de même que les prévisions du médecin sont d'autant plus certaines qu'il est plus habile. Dans sa partie purement casuelle ou fortuite, l'avenir est réservé à Dieu seul (S. Thom., I p., q, LVII, art. 3, corp). Telle est la prodigieuse intelligence des démons et le terrible avantage qu'elle leur donne sur nous.





Lire "Traité du Saint Esprit" (Tome 1, Tome II)


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