Une autre fois il disait : « Les contradictions nous mettent au pied de la croix, et la croix à la porte du ciel. Pour y arriver il faut qu'on nous marche dessus, que nous soyons vilipendés, méprisés, broyés... Il n'y a d'heureux dans ce monde que ceux qui ont le calme de l'âme, au milieu des peines de la vie : ils goûtent la joie des enfants de Dieu... Toutes les peines sont douces quand on souffre en union avec Notre-Seigneur... Souffrit ! qu'importe ? Ce n'est qu'un moment. Si nous pouvions aller passer huit jours dans le ciel, nous comprendrions le prix de ce moment de souffrance. Nous ne trouverions pas de croix assez lourde, pas d'épreuve assez amère... La croix est le don que Dieu a fait à ses amis.
Que c'est beau de s'offrir tous les matins en sacrifice au bon Dieu, et de tout accepter en expiation de ses péchés !... Il faut demander l'amour des croix : alors elles deviennent douces. J'en ai fait l'expérience pendant quatre ou cinq ans. J'ai été bien calomnié, bien contredit, bien bousculé. Oh ! j'avais des croix... j'en avais presque plus que je n'en pouvais porter ! Je me mis à demander l'amour des croix... alors je fus heureux. Je me dis : Vraiment, il n'y a de bonheur que là... Il ne faut jamais regarder d'où viennent les croix : elles viennent de Dieu. C'est toujours Dieu qui nous donne ce moyen de lui prouver notre amour. »
Avec de pareils sentiments, on conçoit que notre Saint restât calme au milieu des orages. Les passions, quoi qu'on fasse, ont une pesanteur qui ne peut monter jusqu'aux sommets lumineux où plane une sainte âme. La sagesse humaine la plus sublime n'a pu inspirer à l'homme que de la patience et une froide sérénité ; mais le Saint-Esprit, par la force de sa grâce, l'élève jusqu'au contentement dans les douleurs. M. Vianney acceptait les siennes avec une joie pieuse. Il lui en restait un doux sentiment de repos, dans la pensée qu'elles étaient le signe avant-coureur de la grâce divine et le prélude de ces croix qu'il révérait comme les marques les plus assurées de la grandeur des dons auxquels Dieu nous prépare : « Oh ! quand le jour du jugement viendra, disait-il, que nous serons heureux de nos malheurs, fiers de nos humiliations, et riches de nos sacrifices ! »
Ces épreuves lui étaient encore bonnes et précieuses à un autre point de vue. Elles le délivraient de la crainte qu'il avait d'être hypocrite, quand il se voyait, lui si faible et si misérable, l'objet des empressements de la foule : « Au moins, se disait-il, je ne trompe pas tout le monde. Il y en a qui me mettent à ma place et m'apprécient à ma juste valeur. Combien je leur ai d'obligation ! car ce sont eux qui m'aident à me connaître. »
Et qu'on n'aille pas croire que ce fût là une simple formule de langage ! Non, pour être humble il n'est pas nécessaire, comme quelques personnes se l'imaginent, de se croire ridiculement moins d'esprit, moins de savoir et moins de vertu qu'on n'en a ; il suffit de ne pas s'en accorder plus qu'on n'en possède, de reconnaître de qui on les tient, de se voir tel qu'on est devant Dieu, avec le peu qu'on a de bon et tout ce qu'on a de mauvais. L'humilité est avant tout la vérité.
C'est donc sincèrement que M. le Curé d'Ars prenait plaisir à entendre ses contradicteurs parler de lui comme il en pensait ; c'est de tout son cœur qu'il chérissait la conformité de leur opinion à son égard avec ses propres jugements. Il avait ce caractère de la vraie charité qui faisait dire à un saint : « Je connais que j'aime mon frère, s'il m'offense et que je ne l'en aime pas moins. »
En parlant d'une personne qui l'aurait fait mourir à petit feu, si son cœur avait été moins affermi dans la patience, il disait : « Combien je lui ai de reconnaissance ! je n'aurais pas su sans elle que j'aimais un peu le bon Dieu. »
Un jour, on lui remit une missive dans laquelle se lisait cette phrase : « Monsieur le Curé, quand on a aussi peu de théologie que vous, on ne devrait jamais entrer dans un confessionnal... » Le reste était à l'avenant. Cet homme qui ne trouva jamais le temps de répondre à aucune des lettres qui lui arrivaient tous les jours plus nombreuses, et qui faisaient incessamment appel à ses conseils, à son expérience, à sa sainteté, crut qu'il ne pouvait pas se dispenser de témoigner la joie et la reconnaissance qu'il éprouvait d'être traité enfin d'une manière conforme à ses mérites. Il prit immédiatement la plume et il écrivit : « Que j'ai de raisons de vous aimer ! mon très-cher et très-vénéré confrère, » — c'était un confrère ; il a réparé sa faute, en venant à quelque temps de là tomber aux pieds du Saint ; « VOUS ÊTES LE SEUL QUI M'AYEZ BIEN CONNU. Puisque vous êtes si bon et si charitable que de daigner vous intéresser à ma pauvre âme, aidez-moi donc à obtenir la grâce que je demande depuis si longtemps, afin qu'étant remplacé dans un poste que je ne suis pas digne d'occuper, à cause de mon ignorance, je puisse me retirer dans un petit coin pour y pleurer ma pauvre vie... Que de pénitences à faire ! que de larmes à répandre !... »
On reste muet d'admiration en présence d'une humilité si profonde et si vraie. L'ironie qui se venge n'aurait pu trouver des traits plus sanglants. Mais l'ironie, c'est l'amour-propre qui se révolte, tandis que le juste qui connait son néant et s'accuse avec cette touchante sincérité, c'est le triomphe de la grâce et le sublime de la vertu. Pauvre bon Curé d'Ars ! il est là tout entier ! Quelle louange égalera jamais ces simples lignes écrites sous la dictée de son cœur et du Saint-Esprit. Oh ! comme elles montrent bien à quel degré il portait, dans toutes les inspirations de son âme, le caractère, le sceau, le génie de la sainteté !
Vers le même temps, il se tint, dans une cure importante, une réunion d'ecclésiastiques, au sein de laquelle, après mûre délibération sur tous les griefs qu'on pensait avoir contre lui, il fut résolu, d'un commun accord, qu'on informerait le nouvel évêque de Belley des entreprises maladroites et du zèle intempestif d'un de ses curés, à qui son ignorance et son incapacité auraient dû inspirer une conduite plus prudente et plus discrète. Un des membres de la conférence crut devoir prévenir M. Vianney dans une lettre officieuse, véritable réquisitoire rempli des plaintes les plus dures et des récriminations les plus amères.
Comme ce n'était pas la première fois qu'on le menaçait de la disgrâce et des censures de son évêque, et que, d'ailleurs, il ne trouvait rien en lui-même qui ne fût digne des dernières rigueurs, le pauvre saint homme ne douta plus qu'on ne vint un jour le chasser honteusement de sa cure : « Je m'attendais d'un moment à l'autre, disait-il, à être mis à la porte à coups de bâton, interdit et condamné à finir mes jours dans les prisons. Il me semblait que tout le monde aurait dû me faire les cornes, pour avoir osé demeurer si longtemps dans une paroisse où je ne pouvais être qu'un obstacle au bien. » Une de ces pièces accusatrices tomba un jour entre ses mains ; il l'envoya à ses supérieurs, après l'avoir lui-même apostillée : « Cette fois, dit-il, ils sont bien sûrs de réussir, puisqu'ils ont ma signature. »
Cependant que ferait l'évêque en présence de ces dénonciations répétées ?
Le siège de Belley venait d'être relevé par un récent décret, et la couronne de saint Anthelme reposait sur la tête d'un prélat dans lequel on voyait revivre avec admiration les vertus et les talents de ses plus illustres prédécesseurs. C'est la première fois, depuis le commencement de notre histoire, que nous rencontrons cette chère et imposante figure : pourrions-nous passer devant elle, sans offrir à la mémoire du pontife vénéré le tribut de notre admiration et de notre reconnaissance filiales ? Ô monseigneur Devie ! ceux de nous qui vous ont connu, qui vous ont aimé, que vous avez sacrés d'une double onction, oignant leurs mains de l'huile sainte, et leur cœur de l'incorruptible arôme de vos aimables vertus, ce clergé de Belley, que vous avez fait à votre image et qui vous doit tout, ne me le pardonneraient pas !
C'était l'esprit de Mgr Camus et l'âme de saint François de Sales. On aurait difficilement trouvé plus de tact et de bonté unis à plus de finesse et de pénétration. Il excellait à connaître les hommes et plus encore à les manier. Tout ce qu'il disait, pour arriver à ses lèvres, avait passé par son cœur, et on sortait de chez lui plus content des reproches qu'on en avait reçus, qu'on ne l'aurait été souvent des compliments de bien d'autres. Administrateur consommé, pasteur infatigable, il animait de sa présence fréquente, de sa direction soutenue et de ses lumineux écrits, toutes les parties de son diocèse. Il maîtrisait les préventions, en ne les attaquant pas de front, en se montrant avec elles indulgent et généreux, en leur indiquant avec ménagement les dangers et les précipices, en leur laissant en apparence un peu de liberté. Il avait appris, d'une longue et sagace expérience, que désintéresser l'amour-propre, c'est délivrer la raison de son plus redoutable adversaire. Il a été l'ami, le bienfaiteur, le conseiller de beaucoup de ses prêtres, le maître et le modèle de tous. Choisi de Dieu pour relever la gloire de sa petite Église, après de longues années d'humiliation et de veuvage, nul ne porta sur les ruines du sanctuaire et sur celles des âmes une main plus douce, plus ferme et plus heureuse. Cette main n'a laissé de blessure à aucun, si ce n'est celles que la charité guérit parce que c'est elle qui les fait.
Tel était Mgr Devie, l'homme le moins disposé à se laisser prendre à de faux rapports et à d'iniques soupçons. Il n'eut pas plus tôt vu M. Vianney qu'il l'aima : il aima sa simplicité, sa mortification, sa pauvreté. Pauvre lui-même, comprenant la vie parfaite comme l'ont toujours comprise et pratiquée les saints, parvenu au plus haut degré d'union avec Dieu, doué d'une angélique ferveur dont il conserva, par un rare privilège, jusque sous les glaces de l'âge, le pur et inextinguible foyer, il aima surtout sa piété ; il ne jugea pas qu'elle fût exagérée, il n'y vit rien de bizarre ni de ridicule. En toute rencontre, il se déclara pour lui et prit sa défense avec éclat : « Je vous souhaite, Messieurs, dit-il un jour, dans une réunion nombreuse d'ecclésiastiques, d'un ton qui ferma la bouche aux railleurs, je vous souhaite un peu de cette folie dont vous vous moquez : elle ne nuira pas à votre sagesse. » Dans une autre circonstance, Mgr Devie parla encore du Curé d'Ars en termes empreints de la plus profonde vénération. La solennelle gravité avec laquelle il appuyait sur chacune de ses paroles fit juger qu'il y avait une leçon pour quelques-uns des ses auditeurs. Il termina par ces mots, dits d'un ton presque sévère : « Oui, Messieurs, c'est un saint, un saint que nous devons admirer et prendre pour modèle. »
Restait la question du zèle et de la science. Avant de l'avoir approfondie par lui-même, Mgr Devie l'avait fait examiner par d'autres : ses grands vicaires étaient venus à Ars ; ils avaient suivi de près le bon Curé ; ils l'avaient vu à l'œuvre, ils l'avaient interrogé. Trop humble pour justifier sa conduite, il s'était contenté de la leur exposer avec toute la candeur et la simplicité dont il était capable, les priant ensuite de lui permettre de résigner ses fonctions et de déposer un fardeau trop lourd pour ses faibles épaules : « Je voudrais, répétait-il, me cacher dans un trou pour pleurer mes pauvres péchés. » C'était toujours son refrain : il aurait craint en disant un mot de plus de se rendre indigne d'être méprisé pour Jésus-Christ ; il lui paraissait plus sage de s'abandonner à tout ce que la bonté de Dieu permettrait qu'il lui arrivât.
Plus tard, Mgr Devie l'engagea à soumettre au conseil de l'évêché les cas difficiles qu'il rencontrerait dans le cours de son apostolat, à quoi le bon Curé s'astreignit volontiers. « Il nous en a envoyé plus de deux cents, ajoutait le savant prélat, et, sauf dans deux circonstances, où je n'aurais pas tout à fait pensé comme lui, ses décisions ont toujours été justes et sa pratique irréprochable. »
On parlait une fois devant l'Évêque du peu de science et d'autorité de M. Vianney en matière de casuistique : « Je ne sais pas s'il est instruit, reprit-il vivement, mais il est ÉCLAIRÉ. »
Mgr Devie aima donc le Curé d'Ars ; il sut l'apprécier, il ne partagea en aucune façon les idées fausses qui avaient cours à son sujet. Toutefois, par une disposition particulière de la Providence, il ne fit jamais rien pour encourager les œuvres de son zèle, et il fit, sans le vouloir, plusieurs choses pour les entraver. « On n'a jamais compris le pèlerinage d'Ars, disait M. Vianney à quelqu'un que nous ne nommerons pas. Vous, vous le comprenez un peu... On ne saura qu'au jour du jugement le bien qui se fait ici dans les âmes. » De la bouche d'un homme aussi vrai et aussi modeste, cet aveu a son poids, il est précieux à recueillir.
De son côté, M. le Curé fit voir en plusieurs rencontres la singulière estime qu'il avait pour son Évêque, et notamment une fois, lorsque après la mort de Mgr Devie, ayant hérité d'un de ses rochets, qu'il ne porta jamais par respect pour cette sainte relique, il voulut que M. le supérieur des missionnaires s'en revêtît pour présider une cérémonie ; il dit en le lui offrant : « Je suis étonné que Mgr Devie ne fasse pas des miracles. »
Nous trouvons encore dans une lettre quelques détails sur une visite que l'Évêque de Belley fit à Ars, en 1838 : « Le bon Curé, y est-il dit, n'a pas paru à dîner... Monseigneur a déclaré qu'il ne voulait plus le contrarier, et qu'il lui laissait toute sa sainte liberté. Il est toujours plus pénétré d'admiration pour lui, il n'en parle qu'avec une profonde estime. C'est un sentiment réciproque dans ces deux grandes âmes, car le curé d'Ars nous a affirmé, deux dimanches de suite, que notre Évêque était un saint. Nous sommes un diocèse privilégié... »
À ce propos, nous aimons à nous rappeler un mot d'une personne, dont nous aurons souvent occasion de citer le témoignage. Lorsqu'elle voyait Mgr Devie traverser la petite église d'Ars, appuyé sur l'épaule du saint Curé, elle ne pouvait contenir son émotion, et se disait en regardant ce groupe vénérable : « Comme c'est bien là l'Évêque du Curé d'Ars ! »
(Vie de J.-M.-B. Vianney par Alfred Monnin)
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