dimanche 29 décembre 2019

De la vie mixte, par le R.-P. Jean-Joseph Surin


Extrait du CATÉCHISME SPIRITUEL DE LA PERFECTION CHRÉTIENNE, TOME II, Composé par le R. P. J. J. SURIN, de la Compagnie de Jésus :




De la vie mixte



Qu'entendez-vous par la vie mixte ?

Celle qui joint les exercices intérieurs de la piété solide avec les occupations du dehors, dont la vie humaine ne saurait se passer, ou qui sont nécessaires pour maintenir le service de Dieu.


Comment peut-on accorder l'occupation extérieure avec la pratique de la vertu et de la piété chrétienne ?

Pour comprendre combien cet accord est difficile à faire, il n'y a qu'à considérer les différentes dispositions de trois sortes de personnes qui vaquent aux emplois extérieurs. Les premières éprouvent un changement considérable ; leur ferveur à s'acquitter de leurs exercices spirituels en est fort affaiblie, et elles ont beaucoup de peine à ne pas abandonner leurs projets de perfection. Les secondes n'en reçoivent aucun dommage, et trouvent le moyen de se maintenir dans la ferveur. Les troisièmes, non seulement ne souffrent aucun préjudice des occupations du dehors, mais y trouvent au contraire un moyen de perfection, et en prennent occasion de faire de nouveaux progrès dans la vie spirituelle.


Quelles sont les personnes de la première sorte, à qui les occupations extérieures sont nuisibles ?

Ce sont ceux qui après avoir conçu de bons désirs, formé de saints projets, et acquis de bonnes habitudes, venant ensuite à être engagés dans des emplois qui les obligent à se répandre au dehors, pour servir le prochain, ou pour quelqu'autre raison, sentent que leur vertu commence à se perdre, qu'ils ne font que déchoir de jour en jour, et que leur intérieur souffre un préjudice notable de ce changement de vie. Les gens du monde qui prennent les emplois de Magistrat, ou d'Avocat, ou quelqu'autre semblable ; les Religieux qu'on tire des Cloîtres pour servir des Bénéfices à charge d'âme, ou qui sans sortir du Cloître, sont obligés de s'adonner à l'étude, ou à des fonctions extérieures, conformes à leur vocation, et généralement tous ceux qui d'une vie tranquille et employée aux exercices de piété, entrent dans des emplois extérieurs, où ils sont obligés de s'occuper au dehors, et de converser avec différentes personnes ; tous ceux-là, dis-je, passent ordinairement par trois sortes de dispositions, dont parle saint Bernard dans son Livre de la Considération, adressée au Pape Eugène.
Dans la première ; ils souffrent violence: ce leur est une peine insupportable de comparer les avantages d'une dévotion tranquille, et les douceurs de la retraite qu'ils ont perdues, avec le tumulte et l'embarras des affaires où ils se voient engagés. Dans la seconde, ils commencent à se faire au bruit, et à supporter patiemment l'agitation et le tracas des affaires. Dans la troisième, ils prennent goût à ce qui leur paraissait auparavant insupportable ; et ensuite ils s'y attachent si fort, qu'ils ne peuvent plus s'en passer ; de sorte qu'ils vérifient ce qui a été dit par l'Auteur du Livre de l'Imitation de Jésus-Christ, que l'homme qui se répand au-dehors, en vient jusqu'à ne chercher son plaisir et son repos que dans les choses extérieures. C'est un très-grand mal qui cause souvent la ruine et la désolation de l'intérieur.


Quelles sont les personnes de la seconde sorte, lesquelles se sauvent du danger des occupations extérieures ?

Ce sont ceux qui se voyant dans la nécessité de s'adonner aux fonctions extérieures, et ne pouvant supporter le regret de la solitude et de la tranquillité dont ils ne peuvent plus jouir, se servent de toute leur industrie pour empêcher que les occupations du dehors ne nuisent à leur avancement spirituel : ils font des efforts considérables, à quoi ceux qui manquent de zèle pour leur perfection, ne peuvent jamais se résoudre.
Leur premier soin est de régler leurs occupations, de les modérer, en retranchant toutes celles qui ne sont pas absolument nécessaires, pour se renfermer dans les bornes du devoir et de l'emploi. Et comme ce qui est du devoir pourrait encore leur nuire, s'ils n'usaient de précaution, ils se tiennent en garde contre les objets extérieurs, de peur qu'ils ne l'emportent sur la grâce, et qu'ils n'étouffent en eux l'esprit de Dieu. Un homme du monde qui avec beaucoup de piété et de christianisme se trouve dans un emploi, qui lui fournit des soins extérieurs, et des distractions sans nombre ; un Avocat par exemple, qui a de l'occupation autant qu'il en peut soutenir : il faut qu'il plaide, qu'il écrive, qu'il consulte, qu'il réponde à une infinité de gens qui lui confient leurs intérêts : il sent néanmoins que sans l'exercice de la présence de Dieu, sans le goût de la dévotion, sans une grande vigilance sur son intérieur, il ne saurait se défendre du chagrin et de l'impatience, des illusions de l'avarice, de la vaine gloire, ou de la complaisance mondaine : et il est certain que s'il se livre aux affaires sans ménagement et sans précaution ; que s'il ne trouve le moyen de se fixer, pour ainsi dire, dans ses devoirs envers Dieu, les occupations extérieures le feront bientôt reculer dans les voies de la vertu, et le conduiront à un entier relâchement. Quel parti doit-il donc prendre ? C'est d'avoir recours à ces trois pratiques, qui paraissent nécessaires pour le maintenir dans la ferveur.
La première est, de se bien persuader que sa principale affaire étant celle de son âme, il faut qu'il ait tous les jours des moments privilégiés, qui ne soient que pour lui ; et que le matin, ou le soir, il fasse cesser toutes sortes d'affaires pour passer quelque temps avec Dieu, pour vaquer à la prière, à la lecture spirituelle, et pour faire quelques réflexions sur sa conduite. La seconde est d'avoir un Directeur, ou quelqu'autre personne spirituelle avec laquelle il communique de son intérieur au moins une fois le mois, et dont il reçoivent les avis et les lumières qui lui sont nécessaires pour se maintenir dans le bien. La troisième est, de faire tous les ans une retraite de quelques jours ; d'y renouveler ses résolutions et ses promesses, et d'y convenir avec Dieu des mesures qu'il doit prendre pour lui plaire durant le cours de l'année. Avec ces précautions, il réparera les brèches que la multitude et les tracas des affaires pourraient avoir fait à son âme ; et s'il ne fait pas de grands profits, du moins il se garantira de perte, et se soutiendra avec beaucoup de mérite dans l'exécution de ses bons desseins.


Que dites-vous de ceux, qui non- seulement ne reçoivent aucun préjudice des occupations extérieures, mais qui en prennent occasion de croître en l'amour de Dieu ?

Je dis qu'ils ont acquis la perfection de la vie mixte dont nous parlons, et qu'ils ont trouvé en matière de vertu, ce qu'on cherche inutilement en matière de métaux ; je veux dire, le secret de tirer, des actions les plus communes et les plus basses, le pur or de la charité. Ce qui est certain, c'est que pour en venir là, il faut avoir acquis de grandes vertus, et surtout une parfaite liberté d'esprit. On a vu dans l'Épiscopat, dans le ministère Apostolique, et sur le Trône même, des Saints de ce caractère, qui non-seulement ne perdaient jamais Dieu de vue dans la multitude des affaires, mais qui trouvaient une occasion et un motif de l'aimer dans les mêmes choses, qui sont pour les hommes ordinaires, des obstacles à l'amour de Dieu. Ils sortaient pleins d'une nouvelle ardeur pour Dieu, des conversations les plus distrayantes et des fonctions les plus dangereuses, qui feraient trembler des Solitaires abimés dans la contemplation, et qui font une peine incroyable à tous ceux qui ne sont pas arrivés au degré de vertu dont nous parlons. Cet état est si relevé, que ceux qui y sont parvenus peuvent chercher Dieu avec empressement, et le trouver avec facilité en mille occasions que les autres sont obligés d'éviter pour ne point s'éloigner de Dieu, et qu'eux-mêmes étaient obligés de fuir lorsqu'ils étaient faibles en vertu.
David, S. Louis, S. Édouard, saint Étienne Roi de Hongrie, avaient acquis cette merveilleuse facilité. Tout, jusqu'à l'exercice de la guerre, augmentait dans ces saints Rois la foi, l'humilité, la patience et la tendresse pour Dieu. Telle était la disposition des Augustins, des Ambroises, des Chrysostomes, et de tant d'autres grands Évêques, quoique continuellement occupés à recevoir et à écouter toutes sortes de personnes, à terminer les différends, à réconcilier les esprits, à instruire et à exhorter les peuples ; et obligés (comme S. Augustin le dit de lui-même) à attendre la nuit, et le temps qu'il passaient dans le lit, pour répondre aux Lettres qu'ils recevaient de toutes parts.
On sait que saint François Xavier, contraint de passer une partie de sa vie parmi les Soldats et les Matelots, c'est-à-dire, parmi des gens remplis de toutes sortes de vices, trouvait aisément Dieu partout, et qu'à l'exemple de saint Paul, il ne se lassait jamais de parler, de traiter et de négocier pour procurer le service et la gloire de son Maître. Ce ne sont pas les seuls Apôtres qui sont appelés à ce genre de Vie, Dieu y engage quelquefois les Solitaires, comme il est aisé de le voir en saint Siméon Stylite, lequel sans quitter sa colonne, traitait du matin au soir des affaires du salut avec une infinité de personnes qui venaient de toutes parts le consulter.
Ces Saints ayant entièrement purifié leur âme par l'amendement de leur vie, ayant acquis une grande liberté de cœur, et un parfait dégagement de tout ce qui est créé, n'ayant ni orgueil, ni propre intérêt, ni aucune prétention humaine ; il ne faut pas s'étonner qu'ils voient Dieu en toutes choses, qu'ils ne soient touchés que du désir de lui plaire ; que tout leur soit occasion de haïr ce qui l'offense, et d'aimer ce qui l'honore ; que rien ne puisse empêcher qu'ils ne trouvent leur plaisir en Dieu, et (comme dit Blosius) que tout ce qui se présente, tout ce qu'ils rencontrent, ne soit Dieu pour eux. Omnia illis vertuntur in Deum. On est véritablement parfait lorsqu'on en est venu à ce point, que rien ne porte préjudice, et qu'on tire avantage de tout.


Comment peut-on parvenir à ce degré de perfection ?

En mettant fidèlement en pratique les avis adressés aux personnes de la seconde sorte, dont il est parlé dans ce Chapitre ; en demandant sans cesse la grâce de n'aimer et de ne chercher que lui, et en soupirant sans relâche après un si excellent bien pour se préparer à le recevoir, et pour l'obtenir de Dieu à force de le désirer.



Reportez-vous à Sur les trois mots qui furent dits à saint Arsène : Fuyez, taisez-vous, reposez-vousCe qui s'est observé dans un Ordre Religieux durant le premier siècle depuis son établissement, doit être regardé comme meilleur que tout ce qu'on peut inventer dans la suite, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Du vrai Religieux, par le R.-P. Jean-Joseph SurinDu bon Directeur, par le R.-P. Jean-Joseph SurinMéditation sur les dangers du monde, Passer de l'attrait du laid à l'attrait du beau, Méditation sur le détachement des biens de ce monde, Méditation sur le renoncement au monde, Du Recueillement, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, N'embrassez un état que par des motifs dignes d'une Chrétienne, Saint Joseph patron et modèle des religieux, De l'étude des Lettres, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, et En quelque état que vous soyez, rendez respectable, par vos sentiments et votre conduite, votre titre de Chrétienne.