vendredi 10 août 2018

Vie domestique de M. Vianney : Depuis sa naissance jusqu'à sa nomination à la cure d'Ars (1786-1818) (2/2)





Vie domestique de M. Vianney

(Extrait de "Vie de M. J.-B.-M. Vianney" par l'Abbé Alfred Monnin)



Depuis sa naissance jusqu'à sa nomination à la cure d'Ars (1786-1818)



CHAPITRE V


Le jeune Vianney enlevé à ses études par la conscription.
— Sa retraite dans les montagnes du Forez.



Cependant, les craintes qui avaient pu naître dans l'esprit du jeune étudiant par suite de l'insuffisance de ses moyens naturels étant dissipées, de plus grandes épreuves l'attendaient.
L'épreuve a pour bu de faire connaître ce que vaut une âme, le degré de sa constance et de son amour. « L'homme qui n'a pas été éprouvé, que sait-il (Eccl., XXXIV, 9) ? » Rien, parce qu'il ne se connaît pas lui-même. C'est l'or qui n'a point passé dans la fournaise. Il ne faut donc pas s'étonner de trouver l'épreuve au commencement, au milieu et à la fin de toutes les saintes existences ; elle tient une large place dans l'économie du plan divin. Plus le Seigneur a dessein d'exalter une âme, plus les œuvres auxquelles il la destine sont grandes et belles, plus il met de soin à l'éprouver.
C'est de ce point de vue élevé que, pour les bien comprendre, il convient d'envisager la suite des choses que nous allons exposer, et où la Providence nous a toujours paru jouer le principal rôle.
Si nous racontions la vie d'un homme ordinaire, si tout, dans la carrière exceptionnelle que nous étudions, ne révélait une action incessante et sensible de la sagesse divine sur la juste prédestiné qui se confiait en elle avec tant d'abandon, ce ne serait pas sans quelque crainte que nous nous engagerions dans le récit qui va suivre. Plusieurs y verront une infraction aux lois du pays ; d'autres, un acte de faiblesse arraché par un de ces sentiments auxquels on a de la peine à pardonner. Certes, ceux-là du moins en conviendront, la trame de cette vie héroïque fait assez voir que l'homme qui, par un enchaînement de circonstances presque étrangères à sa volonté, déserta un jour un drapeau qui n'était ni le sein ni celui de la justice, ne peut pas être suspect de lâcheté. Lors même que ce serait une faute, il faudrait encore la faire connaître ; la gloire de Dieu ne fut jamais intéressée à cacher les fautes des justes : les incroyants peuvent s'en réjouir, les faibles s'en étonner ; les esprits fermes dans la foi en prennent sujet d'admirer la supériorité du christianisme, qui jamais n'imagina ses saints comme les stoïciens voulaient leurs sages, hommes impossibles, sans passions ni faiblesses ; il les conçoit tels que la nature les a faits, vacillants, impressionnables, faillibles, mais capables de racheter par des années de luttes et d'héroïques efforts un instant de fragilité et d'erreur.
Lorsque M. Balley vit approcher pour son élève l'époque de la conscription, ne doutant point de sa persévérance, il s'empressa d'aller à Lyon, afin de le faire inscrire parmi les aspirants au sacerdoce ; cette inscription, comme on le sait, l'exemptait du service militaire ; mais Dieu permit qu'on oubliât de le porter sur les registres. Trois années s'écoulèrent sans aucune réclamation, tant on était persuadé que cette formalité avait été remplie ; cependant, à la fin de ses classes, quand on en vint à le présenter aux examens qui précèdent l'admission en philosophie, on remarqua que son nom ne figurait sur aucune liste. Le fait de cette omission, d'abord secret, transpira peu à peu, tomba dans le domaine public et parvint enfin aux oreilles de l'autorité, qui, sans information préalable, lui expédia, un beau jour, sa feuille de route pour Bayonne.
Ce qui rend ici visible à tous les yeux cette sagesse éternelle qui sait, prévoit et dirige les événements d'ici-bas selon sa sainte et adorable volonté, « atteignant d'une extrémité à l'autre avec force et disposant tout avec douceur (Sagesse, III, I), » c'est que cet ordre de départ arriva au jeune étudiant, non pas immédiatement après la conscription, en cette terrible année de 1806, où Napoléon ayant pour la quatrième fois sur les bras l'Europe coalisée, la France tout entière était debout et avait besoin de ses enfants, mais à l'heure où, maîtresse de tous ses ennemis, après Eckmühl et Wagram, elle s'abandonnait à l'ivresse des fêtes avec son héros, qui lui rapportait de Vienne la victoire et la paix.
Néanmoins cette feuille de route fut, comme on peut le penser, un coup de foudre pour toute la famille ; père, mère, frères, sœurs, parents et amis en demeurèrent consternés. Jean-Marie seul se montra ferme et courageux : ce qui l'affligeait le plus était la douleur des siens. Après quelques tentatives pour conserver à sa vocation le pieux élève de M. Balley, son père se décida à lui faire un remplaçant, au prix énorme de 3,000 francs ; mais deux jours après la conclusion de cette affaire, le jeune homme avec qui l'on avait traité se ravisa et vint déposer, sur le seuil de la maison Vianney, son argent et son sac.
Les efforts que Jean-Marie avait faits jusque-là pour surmonter son chagrin, l'avaient brisé ; il tomba malade. L'autorité militaire ne le voyant pas arriver au jour indiqué, envoya ses agents, qui proposèrent de l'emmener à l'hôpital de Lyon ; il fallut donc se résigner au départ de cet autre Benjamin.
Ce fut le 28 octobre 1809 qu'il entra à l'Hôtel-Dieu ; on le plaça dans la salle des consignés, aujourd'hui salle Saint-Roch. Pendant les quinze jours qu'il y demeura, il reçut la visite de tous les membres de sa famille et celle de plusieurs autres personnes, que sa patience édifia beaucoup.
« Ayant appris son entrée à l'hôpital, raconte cette bonne cousine Fayolle, chez qui il avait passé, au Point-du-jour, sa première année d'études, je me hâtai de l'aller voir dès le lendemain ; c'était un dimanche ; je le trouvai au lit avec la fièvre ; en me voyant pleurer, il se contint pour ne pas en faire autant. Lorsque je me fus assise à son chevet, il se mit à me parler de la sainte volonté de Dieu et de la soumission à ses décrets, avec des paroles si belles et si touchantes, que je serais heureuse de pouvoir les rapporter. Il me semblait, en l'écoutant, que mes dispositions changeaient, et j'avais moins de peine à trouver bon et adorable tout ce que Dieu pouvait exiger de nous, quelque amer que cela parût à la nature. Il fit plusieurs comparaisons qui, quoique bien simples, portaient avec elles un tel cachet de vérité, qu'elles faisaient toucher au doigt tout ce qu'il disait des décrets éternels de Dieu sur ses créatures.
« Il ajouta différents raisonnements que je ne saurais redire quant aux expressions, mais qui procurèrent tant de consolation à mon âme, que je me trouvai, après l'avoir entendu, bien calme et bien résignée moi-même.
« Comme le jour baissait, il cessa de discourir, pour m'inviter à manger avec lui la portion qu'on lui avait apportée. “Votre exemple, me dit-il, me donnera du courage.” Je fis ce qu'il voulut, mais lui mangea très peu; puis voyant la nuit s'avancer, il me congédia. »
Après quinze jours de repos et de soins, on crut le jeune homme assez fort pour supporter les fatigues du voyage, et le 13 novembre il fut évacué sur Roanne. Il n'avait pas fait la moitié du chemin que, rompu par les cahots de la charrette sur laquelle il était gisant, transi de froid et trop faible pour aller à pied, il fut saisi d'un nouvel accès de fièvre ; force fut de le déposer à l'hôpital de Roanne. Son premier soin, quand il se sentit un peu remis du voyage, fut d'écrire à ses parents pour les consoler et leur donner de ses nouvelles. A peine cette lettre eut-elle été lue à Dardilly, que chacun se disputa la faveur de l'aller voir le premier ; ce privilège échut à François, son frère aîné, qui le trouva calme et content de son sort. Pendant les six semaines qu'il passa dans ce pauvre lit d'hôpital, il fut successivement visité par toutes les personnes de sa parenté, accompagnées de leurs amis des deux villages.
Ces marques répétées d'estime et presque de vénération, dont le jeune malade était entouré, excitèrent d'abord l'intérêt des bonnes sœurs Augustines qui desservaient l'hospice ; cet intérêt se changea en admiration, quand elles connurent tant de beaux traits qui avaient signalé son adolescence. Il devint l'enfant gâté de la maison ; on sait ce qu'il y a de délicates nuances dans le dévouement de ces saintes filles, dont le cœur est tout pétri de bienveillance et de charité ; c'étaient chaque jour des attentions nouvelles : tantôt elles lui prêtaient un bon livre, tantôt elles lui faisaient passer quelques gouttes de vin vieux, ou bien elles prélevaient à son intention, sur le dîner de la communauté, les morceaux les plus appétissants. Jean-Marie n'aurait pas accepté leurs gâteries s'il avait dû en jouir tout seul, mais il était heureux d'en faire profiter ses camarades de chambrée.
Ces bons soins hâtèrent son retour à la santé ; il fut appelé bientôt à faire partie d'un détachement qui allait se former à Roanne, à la destination de l'Espagne.
Le matin du 6 janvier, jour fixé pour le départ de la colonne, il était allé prier dans une église ; il s'y oublia et laissa passer l'heure à laquelle il devait se présenter au bureau de l'intendance pour retirer sa feuille de route. Quand il y parut, on la lui refusa d'abord, en accompagnant ce refus d'invectives et de menaces. Le capitaine de recrutement s'emporta beaucoup, et parla de le faire conduire enchaîné, de brigade en brigade, jusqu'à Bayonne. Quelques employés s'interposèrent généreusement. « À quoi bon, dirent-ils, ce déploiement de forces ? Le pauvre garçon ne songe pas à déserter ; et la preuve, c'est qu'il est venu se constituer lui-même. »
Le raisonnement parut concluant ; on lui signa sa feuille de route, et il partit, ne méditant pas une fuite, mais ayant comme un pressentiment qu'il ne rejoindrait pas son corps. Il allait devant lui, l'âme oppressée, le visage triste ; il sentait se réveiller en même temps toutes ses aspirations au sacerdoce, toutes ses répugnances pour une autre carrière, et en particulier pour celle des armes.
Tant de fois il avait plaint ces pauvres jeunes gens que la guerre arrachait à leurs foyers, qui partaient pour ne plus revenir... Depuis qu'il était à Roanne, il en avait vu d'autres qui avaient déserté, et que les gendarmes ramenaient la chaîne au cou. Ces malheureux maudissaient leur sort et mêlaient d'affreux blasphèmes aux injures qu'ils vomissaient contre les représentants de la loi. Les menaces du capitaine Blanchard lui revenaient à l'esprit. L'idée qu'il allait peut-être se trouver assimilé aux gens de cette espèce, lui qui ne s'était plu jusque-là qu'à entendre les louanges de Dieu, lui faisait horreur.
Pour se distraire de ses sombres pensées, il prit son chapelet et eut recours à la très sainte Vierge, son refuge ordinaire, la priant avec tout son cœur et toute sa confiance de ne pas l'abandonner. Le secours demandé ne se fit pas attendre, car presque au même instant il rencontra un inconnu qui s'approcha de lui d'un air bienveillant, et lui demanda où il allait et pourquoi il était si triste... Jean-Marie lui raconta son histoire. Le jeune homme lui dit de le suivre, qu'il n'avait rien à craindre avec lui ; en même temps, il se chargea de son sac qui était très lourd, et que le convalescent avait de la peine à porter ; puis ils quittèrent le grand chemin pour se jeter à travers champs. Jean-Marie suivit son guide sans se faire prier, ne sachant pas où il avait l'intention de le conduire, mais résigné à tout, « sauf, comme il l'a dit depuis, à tomber entre les mains des gendarmes. »
Ils marchèrent ainsi longtemps, traversant des bois et des montagnes et s'éloignant le plus possible des lieux habités et des sentiers battus. Jean-Marie était accablé de fatigue, mais son compagnon le ranimait par de bonnes et encourageantes paroles.
La nuit vint sans qu'ils eussent fait halte nulle part. Enfin, vers dix heures du soir, ils s'arrêtèrent devant une maison isolée. L'inconnu frappe ; une voix lui répond du dedans, et bientôt un homme et une femme se présentent ; ils s'étaient relevés tous les deux pour voir qui venait, à cette heures avancée de la nuit, leur demander l'hospitalité. L'inconnu échange à voix asse quelques mots rapides, puis il disparaît... et depuis lors, M. Vianney ne l'a plus revu, n'en a plus entendu parler, et a toujours ignoré qui il était. Ceux qui ont entouré de plus près le saint Curé, et qui ont été mieux à portée que les autres d'entendre, de sa propre bouche et dans tous ses détails, l'histoire de sa fuite aux Noës, sont unanimes à affirmer cette circonstance, dont le caractère merveilleux n'échappera à personne.
Cependant ces braves gens s'empressent autour de l'hôte que le ciel leur envoie ; ils lui servent à souper, et, pendant qu'il mange et que le mari lui tient compagnie, la femme met des draps blancs à l'unique lit qui fût dans la maison ; quelque résistance que Jean-Marie se crût obligé de faire, il fut contraint de l'accepter. Ses nouveaux amis allèrent coucher au fenil : c'était un jeune ménage vivant tout petitement de son travail ; le mari était sabotier. Le lendemain, il dit à son hôte qu'il était pauvre, qu'il ne pouvait pas le garder, qu'il n'avait pas assez d'ouvrage pour occuper un compagnon, mais qu'il allait le mener dans un endroit où il serait en sûreté.
Jean-Marie se laissa persuader. Que pouvait-il faire de mieux que de se fier à la Providence, qui s'était montrée si bonne pour lui dans les événements de la veille ? L'amour le plus prévoyant n'aurait pu les disposer autrement, lors même que l'amour seul y aurait mis la main... L'unique grâce qu'il demanda à son protecteur, fut de ne pas le livrer à la gendarmerie, seul danger qu'il craignît au monde.
La maison du sabotier était à quelque distance d'un village appelé les Noës, à l'entrée de la grande forêt de la Madeleine, sur les limites des départements de la Loire et e l'Allier. C'est là que Jean-Marie fut conduit, et le personnage auquel on le présenta était précisément le maire de la commune. (Le maire, chargé de cacher un conscrit réfractaire !...) L'excellent homme ne fit aucune difficulté d'entrer dans ce rôle singulier ; il accueillit fort bien le jeune Vianney, lui répéta qu'il n'aurait rien à craindre, et qu'il allait s'occuper de lui trouver un gîte.
Il y avait aux Noës une bonne mère de famille restée veuve avec quatre enfants, que tout le monde dans le village aimait et respectait. « J'ai connu bien des saints et des saintes, a dit depuis le Curé d'Ars en parlant de sa bienfaitrice, mais M. Balley et la mère Fayot sont les deux plus belles âmes que j'aie rencontrées. » Peut-être la reconnaissance est-elle pour beaucoup dans cette appréciation ; quoi qu'il en soit, on aime à l'y trouver, et l'éloge n'y perd rien.
Le maire des Noës pensa que Jean-Marie ne serait nulle part aussi bien que dans cette maison, sous la garde de cet humble dévouement de chrétienne et de mère. Et, en effet, Claudine Fayot reçut le fugitif comme un enfant qu'elle aurait attendu. « Soyez tranquille, mon ami, dit le maire en se retirant, nous répondons de votre sûreté ; les gendarmes ne viendront pas vous chercher ici. Quand vous aurez peu d'eux, vous n'aurez qu'à venir chez moi ; ma porte vous sera toujours ouverte. »
Pourtant le bon maire était moins rassuré qu'il n'affectait de le paraître ; les gendarmes allaient partout, et ils allaient plus particulièrement dans ce village, qui , par sa position isolée au milieu des montagnes et sur la lisière d'une forêt, pouvait facilement servir d'asile aux réfractaires. Afin de donner le change aux agents de la force publique, il eut l'idée de faire cacher au fugitif son vrai nom de Jean-Marie sous celui de Jérôme.
On ne peut dire toutes les attentions que sa nouvelle mère adoptive eut pour lui pendant le temps qu'il demeura chez elle ; elle ne le distingua de ses propres enfants que par la part plus large qu'elle lui fit dans ses continuelles tendresses. Ayant remarqué qu'il mangeait fort peu, elle allait jusqu'à se lever la nuit, afin de s'assurer par elle-même s'il dormait bien et s'il n'avait besoin de rien.
Le jeune Vianney, de son côté, brûlait du désir de se rendre utile, et de payer en bons offices de tout genre l'hospitalité de ces braves gens et le gracieux accueil qu'il en avait reçu. Il pensa à se proposer au maire pour faire l'école ; l'offre fut acceptée avec beaucoup d'empressement. Il s'occupait toute la journée à instruire les enfants du village avec tant de dévouement, de patience et d'assiduité, qu'il acheva de se concilier l'estime et la reconnaissance universelles.
Le soir venu, on faisait la prière en commun dans la maison de la mère Fayot, et comme, avant d'envoyer au lit ses enfants, elle voulait qu'ils se présentassent à M. Jérôme pour lui souhaiter le bonsoir et l'embrasser, elle remarqua qu'il détournait son visage afin de ne pas recevoir les caresses de sa petite fille, âgée de sept ou huit ans.
Jean-Marie Fayot, l'aîné de la famille, que nous avons vu à Ars en 1859, et de qui nous tenons la plupart de ces détails, fut pendant huit jours le compagnon de lit de Jérôme. La nuit, quand il se réveillait, il le surprenait constamment à murmurer des prières ; il se rappelle qu'il était couvert de croix, de médailles et de scapulaires.
Le jeune Vianney communiait souvent dans la semaine, quoiqu'il n'allât à confesse que tous les quinze jours, et que M. le curé des Noës fût connu pour la sévérité de ses principes. On le voyait toujours modeste, recueilli, et si exemplaire dans sa conduite, si zélé dans l'accomplissement de ses devoirs, que tout le monde en était dans l'admiration. On venait des paroisses voisines pour faire sa connaissance, pour prier et chanter des cantiques avec lui. Le pèlerinage commençait déjà.
Au retour des beaux jours, son école se vida peu à peu ; il se mit à travailler la terre. « Toute besogne lui était bonne, dit Jean-Marie Fayot, et il savait se plier à tout. » Au temps des fauchaisons, il se multiplia pour rendre service à un plus grand nombre de personnes, au point qu'il tomba malade d'une fluxion de poitrine et garda le lit pendant une semaine ou deux.
La population de Noës comprit que ce jeune homme était un trésor ; elle s'y attacha et craignit de le perdre. Pour le mettre à l'abri des investigations et des coups de main de la police, quand on redoutait une descente, on plaçait des vedettes sur les hauteurs, qui dénonçaient de loin par des signaux convenus, la présence des gendarmes.
Un jour qu'ils étaient venus faire une battue générale, Jean-Marie fut se cacher dans un grenier à foi, au-dessus d'une écurie. Il étouffait dans cette atmosphère doublement échauffée, et par l'entassement du fourrage, et par le voisinage de l'étable ; il pensa être asphyxié. Cette situation violente dura longtemps. Le saint Curé disait qu'il n'avait jamais tant souffert. Ce fut dans ce moment qu'il promit au bon Dieu, s'il sortait de cette terrible passe, de ne plus jamais se plaindre, quoi qu'il lui arrivât. « J'ai bien à peu près tenu parole, » ajoutait-il avec une charmante simplicité.
Le Curé d'Ars aimait à parler de son séjour aux Noës... Le souvenir est le parfum de l'âme ; c'est la partie la plus suave, la plus délicate du cœur qui se détache, pour embrasser, à une époque déjà lointaine, les êtres que nous y avons rencontrés et qui nous ont aimé ; c'est une seconde vie dans la vie. Jusque dans les dernières années de sa vieillesse, le souvenir des bons habitants du village qui lui avait servi d'asile pendant ses mauvais jours, revenait fidèlement à sa pensée. C'est aux Noës qu'il aurait voulu être nommé curé ; c'est là peut-être, si l'évêque de Belley avait consenti à sa retraite, qu'il eût fini sa vie. « Si j'obtiens la permission de quitter le saint ministère, disait-il en 1841, à Jean-Marie Fayot, venu à Ars pour le voir et se confesser à lui, j'ai l'intention d'aller mourir au milieu de vous, ou à la Grande-Chartreuse. »
La reconnaissance de M. Vianney pour la veuve Fayot ne s'affaiblit jamais ; au commencement de son ministère, il était dans l'habitude de lui écrire tous les ans. Une de ces lettres a été publiée ; elle est trop bien l'écho de son âme aimante pour que nous ne la reproduisions pas.

« Ars, le 7 novembre 1823.

« Madame mère Fayot,

« Je ne pourrais vous exprimer la joie que je ressens de vous écrire tous les ans. Je méditais le moyen de vous aller voir, pour vous témoigner de nouveau ma reconnaissance pour tous les bienfaits que vous m'avez prodigués, pendant mon temps de tristesse et de bannissement. Quoique je sois très éloigné de vous, je vous assure qu'à chaque instant vous êtes dans mon esprit, et principalement pendant la sainte messe, où je demande au bon Dieu de vous consoler dans vos maladies et dans vos peines, qui, je pense, sont bien grandes.
« Il y a un de mes paroissiens qui est de vos côtés : il m'a dit que, dans l'été, il irait chez lui et moi chez vous, où nous passerons un heureux moment, en parlant du bon Dieu, et du bonheur que nous attendons dans ce beau ciel, qui sera votre récompense de tant de bontés pour moi.
« Peut-être avez-vous supposé que, ne vous écrivant pas, je ne pensais plus à vous, et que j'avais déjà oublié tout ce que vous avez fait pour moi. Non, ma chère bienfaitrice, vos bienfaits sont si profondément gravés dans mon cœur, qu'ils ne s'en effaceront jamais. Je pense souvent à vos braves enfants, qui étaient pleins de bonté pour moi. Je les prie bien de penser à moi dans leurs prières.
« Ma bonne mère, pour ce que vous me devez, je vous le donne de bon cœur. Je vous prierai seulement, si la pauvre P... est encore en vie, de lui donner quelque chose, en lui disant de penser à moi dans ses prières, et aussi à la bonne D..., qui peut-être est bien misérable. Je me souviens toujours de ce qu'elle me fit quand je partis.
« Vous direz à la mère F... que j'ai reçu des nouvelles de son fils qui est prêtre, qui se porte bien, est bien sage et bien aimé de son évêque.
« Vous direz, s'il vous plaît, à tous ceux que j'ai eu le bonheur de connaître aux Noës, que je leur présente mes respects et mes sentiments de reconnaissance ; que toutes leurs bontés pour moi ne s'effaceront jamais de ma mémoire. Vous direz à ces deux respectables filles qui sont près de la cure, que je les prie de vouloir bien recevoir mes sentiments de reconnaissance de leurs bonté à mon égard. Elles diront à ce bon garçon qui me donna de quoi faire mon voyage, que je pense bien à lui. Vous direz à M. F... et à tous ceux de sa maison que je n'ai pas oublié leurs bienfaits, et vous ferez bien mes compliments à la bonne T..., qui était chez vous quand j'y étais.
« J'espère que l'été prochain j'irai vous voir. Si l'un de vos quatre enfants pouvait venir me voir dans ma Bresse, je serais bien content : j'aurais bien du plaisir à recevoir ceux qui m'ont fait tant de bien. Je vous dirai que je suis dans une petite paroisse pleine de religion, qui sert le bon Dieu de tout son cœur (On trouve ici une preuve du bien qui s'était opéré à Ars, depuis l'arrivée de M. Vianney).
« Je finis, ma bonne mère, en vous priant de bien présenter mes très humbles respects à M. votre respectable curé, lui disant combien je lui suis redevable de ses bienfaits, dans mon temps d'exil.
« Pour vous, ma bienfaitrice, je vous prie d'agréer tout ce que mon cœur est capable de vous témoigner.

« J.-B.-M. VIANNEY,
« Curé d'Ars. »

Si M. Vianney avait conservé un profond attachement pour sa mère adoptive, celle-ci le lui rendait bien. Lorsqu'elle apprit sa promotion au sacerdoce, elle pensa mourir de joie. Ayant su, quelques semaines après, qu'il était vicaire d'Écully, elle se mit aussitôt en route pour l'aller voir. Elle arrive à la cure, au milieu d'une réunion d'ecclésiastiques, parmi lesquels se trouvaient les grands vicaires du diocèse, traverse ce groupe imposant sans se déconcerter ; elle était trop au sentiment qui remplissait son âme pour éprouver la moindre gêne et le moindre embarras ; elle avise son Jean-Marie, son enfant bien-aimé ; elle le reconnaît sous sa soutane, va droit à lui, lui saute au cou et l'embrasse à plusieurs reprises...
Le curé d'Ars prenait plaisir, dans l'intimité, à rappeler cette petite aventure, et tout en riant de la solennelle embrassade de sa bonne mère Fayot, il en rougissait encore aimablement.

Il n'y a rien de nous dans le long récit qu'on vient de lire. Nous l'avons composé avec les souvenirs de nos conversations d'Ars. M. Vianney ne craignait pas de dire à qui voulait l'entendre qu'il avait déserté, et il s'étendait avec complaisance sur toutes les péripéties de sa fuite et de sa retraite aux Noës.
Un jour qu'on lui parlait de sa croix d'honneur, il fit une petite moue très significative, en disant : « Je ne sais pas pourquoi l'empereur me l'a donnée, à moins que ce ne soit parce que j'ai été déserteur. »
Pour juger de la moralité de cet acte, il faut le voir tel qu'il fut dans la conscience du coupable. Or, il est certain, d'une part, que le jeune Vianney a agi sans l'ombre de préméditation : le simple enchaînement des faits en exclut l'idée et la vraisemblance. Il convient aussi de se reporter au temps où cette désertion a eu lieu : c'était au plus fort de la guerre d'Espagne, après le siège de Saragosse et au moment de l'enlèvement de Pie VII. La France commençait à s'ennuyer de donner le plus pur de son sang pour payer l'ambition d'un seul homme ; elle ne voulait plus d'une gloire si chèrement achetée (le découragement avait envahi, de proche en proche, jusqu'aux plus hauts rangs de l'armée, et avait gagné les maréchaux eux-mêmes).
Tant qu'une immense renommée, des triomphes prestigieux, des conquêtes inouïes avaient attesté la puissance de nos armes et le génie de l'empereur, les souffrances et la lassitude du pays disparaissaient un peu dans sa gloire militaire. La pression du pouvoir et les exigences de la loi, à cette époque d'éclatante prospérité, sans être moins dures, avaient été moins sentie, et s'étaient dissimulées sous l'empressement de la flatterie publique.
Il se fit alors, non par une mobilité blâmable des esprits, mais par un retour d'équité vengeresse, une grande révolution dans les idées de la foule ; et, dans le jugement des habiles, on osa censurer et prévoir. Au milieu des deuils privés, des afflictions de famille si nombreuses et si déchirantes, il y eut comme un deuil général, sévère, accusateur. La guerre d'Espagne si meurtrière et si manifestement injuste ( on peut le dire après Napoléon ; il s'est condamné souvent lui-même dans ses entretiens de Sainte-Hélène : « J'embarquai fort mal toute cette affaire, je le confesse, l'immoralité dut se montrer par trop patente, l'injustice par trop cynique, et le tout demeure fort vilain. » (Mémorial de Sainte-Hélène... Entretien du 14 juin 1816.)), la violation du territoire pontifical, l'invasion de Rome et l'excommunication qui en fut la suite, achevèrent d'effrayer les consciences et de détacher de la cause impériale les cœurs honnêtes. Dès lors, on se prêta mal à de nouvelles levées d'hommes ; il fallut souvent l'emploi de la force pour faire marcher les recrues. Les routes étaient couvertes de déserteurs. On se demandait si cet impôt cruel qui pesait sur la France et lui tirait tout le sang de ses veines était une loi juste ; si l'on était tenu en conscience de s'y soumettre ; si en la violant, on péchait grièvement contre la justice légale. Il est évident que, eu égard aux circonstances, toutes ces questions pouvaient faire l'objet d'un doute. Combien, dans tous les cas, parmi les contrevenants, n'y en eut-il pas que leur bonne foi rendit excusables (nous trouvons cette décision dans un théologien contemporain, dont l'enseignement n'est pas suspect : : « Si proximum salutis aeternae periculum conscriptos immineret, non certe tenerentur legi obedire ; item et si bellum esset  evidenter injustum, ut bellum hispanicum a napoleone factum. » Le cas ne peut pas être plus clair, ni la solution plus formelle. (Valentin, t. I, VII, § 3)) !
Quand on y regarde de près, ce grave épisode de la vie de notre Saint ne laisse plus planer sur lui le moindre soupçon de culpabilité. Cette omission involontaire d'une formalité qui, si elle avait été remplie comme elle devait l'être, aurait eu pour effet son exemption légale du service militaire ; cette maladie, cette absence non calculée, au moment de l'appel et du départ de la colonne, cette simplicité avec laquelle il se présente au bureau de recrutement, l'intervention du jeune inconnu qui fut pour lui l'ange de Tobie, la connivence du représentant de la loi, le bon maire des Noës... toutes ces circonstances extraordinaires ne laissent pas de place à une responsabilité personnelle dans le fait de sa désertion. Il est évident que, depuis le commencement jusqu'à la fin de cette histoire, il a eu, pour tout disposer et tout conduire, un grand complice : LA PROVIDENCE.


CHAPITRE VI


Retour du jeune Vianney. — Il reprend ses études chez M. le curé d'Écully.



Les douceurs que la divine bonté se plaisait à répandre sur son exil, ne faisaient point oublier au jeune Vianney cet avenir dont il avait eu de bonne heure la révélation au fond de son âme, ni ce calme heureux des premiers ans, ces joies du matin de la vie qu'aucune joie plus tardive ne peut remplacer, et dont aucune douleur ne peut distraire. Il soupirait après des jours meilleurs ; il les demandait à Dieu dans sa prière ; il attendait avec impatience que les circonstances devenues plus favorables lui permissent de revoir les champs et la maison paternels, le clocher d'Écully, tous ces lieux que sa pensée habitait encore, et de reprendre, à côté de son respectable maître, le cours inachevé de ses études.
Pour ce cœur simple et aimant, les souvenirs du pays natal avaient conservé toute leur fraîcheur et leur poésie. La figure des lieux où s'était écoulée son enfance lui revenait avec un charme inexprimable. Une pensée pieuse, une vision consolante se rattachait pour lui à chaque pierre, à chaque buisson, à chaque sentier... Toutes les images dont son intelligence était ornée, il les avait empruntées à des objets, à des sites qu'il souffrait de ne plus voir ; mais ce qu'il regrettait surtout, c'était sa famille.
Une des choses qu'enseigne la pratique des hommes, c'est que, parmi toutes les garanties de conduite et de caractère qu'on peut être à portée de désirer de leur part, il n'en est point qu'il faille mettre au-dessus des signes sincères d'une piété filiale franche et ouverte. Notre jeune homme avait ce sceau des belles âmes ; sa famille, après Dieu, était tout pour lui. Il n'avait jamais connu ni même soupçonné d'autre affection ; il n'avait jamais rêvé d'autre jouissance que celle de passer quelques moments de repos entre son père, sa mère, ses frères et ses sœurs. Combien il souffrait d'en être si longtemps séparé ! que faisaient-ils maintenant ?...
Hélas ! ils n'avaient aucune nouvelle du fugitif, et après en avoir attendu vainement pendant plusieurs mois, chaque jour qui s'écoulait apportait un surcroît à leur inquiétude. Sa pauvre mère était tombée malade de chagrin. Elle était allée chercher des consolations auprès du curé d'Écully. Mais, chose étrange ! dominé par un courant d'idées différent de celui auquel il avait à répondre, ce saint homme, qui était pourtant un modèle de patience et de douceur, s'était presque fâché contre elle. Il lui avait reproché son peu de confiance en Dieu, et l'entretien s'était terminé par ces paroles dites avec un peu de brusquerie, mais qui n'avaient pas laissé que de la rassurer : « Allez, allez, un jour votre fils sera prêtre. »
Quant à Matthieu Vianney, sa tristesse se compliquait des embarras continuels que lui suscitait l'intendance militaire et des vexations auxquelles l'exposait la loi. Il recevait, à de courtes échéances, la visite de l'officier de recrutement, qui le sommait de déclarer où était le conscrit réfractaire, sous peine de se voir envahi par les garnisaires. « Je vous ferai manger jusqu'à votre dernier sou, » lui disait le capitaine Blanchard. Le pauvre père avait beau affirmer, du ton le plus sincère et le plus formel, qu'il ignorait le lieu où se cachait son fils, on ne le croyait pas.
Sur ces entrefaites, la veuve Fayot eut besoin de prendre les eaux de Charbonnière (Charbonnière, à quelques kilomètres d'Écully, est un village du Lyonnais qui possède un établissement d'eaux minérales) : « Je vais aller dans votre pays, dit-elle à son hôte ; je verrai vos parents et leur apprendrai que vous êtes chez moi, sans ajouter d'où je suis. » Elle partit en effet. Jean-Marie lui prêta cent francs dont in ne voulut jamais accepter plus tard le remboursement. Elle vint à Dardilly et se présenta chez les Vianney, à qui elle donna des nouvelles de leur fils.
On devine avec quelle joie ces nouvelles furent reçues !... Jean-Marie vivait ; il était en sûreté ; il ne manquait de rien. Dans le lieu de sa retraite, comme à Dardilly, tout le monde l'aimait, l'estimait, le bénissait ; c'était à qui l'aiderait de ses deniers, le protègerait de son dévouement, le défendrait même au péril de sa liberté et des ses jours !...
Pendant ce récit, la pauvre mère revenait à la vie. Son cœur se fondait de reconnaissance envers Dieu et envers celle qui avait tenu lieu de mère à son enfant. Il n'était pas dans la nature de Matthieu Vianney de s'attendrir ; il aimait également, mais il le laissait moins paraître. « Puisque Jean-Marie se porte bien à cette heure, dit-il, il doit aller rejoindre son corps. Tous les jours, je suis menacé de la perte de mes biens si ne n'indique le lieu de sa retraite que je ne connais pas ; je ne veux pas être plus longtemps victime d'une rébellion qui nous met tous dans la détresse par les frais qu'elle nous occasionne. — Votre fils, reprit la veuve, ne partir jamais ; c'est moi qui vous le dis... Il vaut plus que tous vos domaines, et, dans le cas où vous viendriez à découvrir le lieu de sa retraite, je lui chercherais un autre abri ; et chaque habitant de la commune en ferait autant. »
Mais si Claudine Fayot crut devoir user de réticence à l'égard du père, elle se dédommagea avec la mère de son protégé. Comment aurait-elle pu lui dissimuler un seul de ces mille détails dont la tendresse maternelle est insatiable ? Elle l'instruisit donc de tout, et la mit à même de pouvoir désormais correspondre avec son fils. C'est la veuve Bibot, d'Écully, femme très sûre, amie dévouée de la famille, qui fut sa messagère clandestine.
Quelques mois se passèrent encore. La conscription de 1810 arriva. François Vianney qu'on appelait cadet, pour le distinguer de l'aîné de la famille qui portait le même nom que lui, tira au sort et eut un numéro élevé ; mais tout le monde partait dans ce temps-là. On lui conseilla de devancer l'appel de la réserve, afin que ce départ spontané délivrât la maison paternelle de la plaie des garnisaires et des rigueurs de la police. Il y consentit, à la condition qu'on lui ferait un avantage de trois mille francs, pris sur la part qui revenait à Jean-Marie dans les biens patrimoniaux. Incorporé au 6e régiment d'infanterie légère, il tint garnison à Phalsbourg, du 20 août 1810 au 21 janvier 1813 : de là il fut envoyé à Francfort-sur-le-Mein ; depuis lors on n'eut plus de ses nouvelles (à partir du 18 janvier 1813, trois jours avant le départ de son régiment pour Francfort, la correspondance du caporal Vianney avec sa famille cessa entièrement). Il est à croire qu'il trouva la mort dans un des premiers engagements qui ouvrirent la campagne de 1813, à Weissenfels ou à Lutzen.
Chose singulière et que M. le Curé d'Ars  nous a souvent fait admirer ! ce fut ce même capitaine Blanchard, jusque-là si terrible, qui s'employa avec le plus de bonne grâce à faire agréer ce mode de remplacement, à obtenir la radiation du nom de Jean-Marie Vianney des cadres de l'armée, et à faire lever son ban.
Quand on sut aux Noës le changement survenu dans la position de Jean-Marie, il y eut une émotion générale ; c'était de la joie mêlée de tristesse. On se cotisa pour subvenir aux frais de son retour : ce fut à qui lui offrirait de l'argent, du linge et des vêtements ; il eut bientôt un trousseau complet. On manda un tailleur de Roanne pour lui confectionner une soutane ; on voulut l'en voir revêtu avant son départ. Sa bienfaitrice lui donna ses serviettes de noce, qui n'avaient pas encore été détachées de la pièce. Une autre femme charitable le força d'accepter tout l'argent qu'elle avait, et comme il s'en défendait à outrance : « Soyez tranquille, lui dit-elle, je suis encore riche ; j'ai ma fortune dans mon étable. » La pauvre femme avait un porc à vendre ; c'était ce qu'elle appelait sa fortune !
Le départ de M. Jérôme fut accompagné de grands et unanimes regrets, adoucis par la pensée du plaisir qu'aurait le fugitif de retrouver sa famille, de reprendre ses études, de suivre sa vocation, et par l'espoir de le voir revenir un jour aux Noës comme curé : ce qu'on lui fit formellement promettre.
C'est ainsi que Jean-Marie fut rendu à ses parents après quatorze mois d'absence. Le retour du jeune Tobie peut nous donner une idée des paroles qui firent battre ces cœurs simples et bons. Il semblait à la pauvre mère qu'elle assistait à une résurrection du fils qu'elle avait pensé ne plus revoir.
Le respectable curé d'Écully devait avoir sa part de la commune allégresse : bien qu'il n'eût jamais désespéré de la Providence, l'arrivée de son élève réalisait le plus cher de ses vœux et couronnait sa belle vie ; tranquille désormais sur ses derniers moments, sûr qu'une main pieuse lui fermerait les yeux, il disait comme Siméon : « C'est maintenant, Seigneur, que vous pouvez laisser aller en paix votre serviteur... » Et s'il lui avait été donné de percer les voiles de l'avenir, peut-être aurait-il pu, appliquant ces paroles à l'enfant qu'il avait formé, achever le cantique et dire : « Car mes yeux ont revu celui que vous avez préparé à la face de tous les peuples, pour être leur salut, la lumière qui éclairera les nations, et la gloire d'Israël (S. Luc, II, 29, 32). »
Affranchi désormais des entraves de la loi, et libre de toute inquiétude, Jean-Marie retrouva près de son maître cette direction forte et douce à la faveur de laquelle toutes ses bonnes dispositions grandirent et se développèrent. Soutenu, encouragé par les conseils et surtout par l'exemple d'un homme vieilli dans la pratique du bien, il se confirma dans cet esprit d'humilité, d'abnégation et de sacrifice, sans lequel il est impossible de se dévouer pour l'amour de Dieu et du prochain. Il s'habitua à placer son cœur au-dessus des choses de la terre, en s'élevant à Dieu sur les deux ailes de la simplicité et de la pureté.
Il pratiquait déjà la pénitence, mais il était convaincu que de toutes les pénitences, la meilleure est de faire, chaque jour et à chaque heure, la volonté divine plutôt que la nôtre, malgré nos répugnances, nos dégoûts et nos lassitudes. Pénétré de respect pour le don de Dieu, il s'étudiait avec un scrupule constant à devenir un bon ouvrier du Seigneur. Il voulait être un saint ; il voulait sauver les âmes ; dans ce but toujours présent à sa pensée, il déployait cette patiente ardeur qui supplée le talent et qui dépasse le facilités du génie, quand elle n'est pas le génie même. Il comprenait la mission du prêtre comme il faut la comprendre, et il voulait, autant qu'un homme le peut, suffire à tant de redoutables nécessités.
Ce fut durant cette période qu'il perdit sa sainte mère. Cette mort ouvrit une plaie profonde dans son cœur ; mais l'amour de la volonté divine fut sa souveraine consolation.


CHAPITRE VII

Entrée du jeune Vianney au petit séminaire de Verrières.
— Son cours de philosophie.



Les études classiques du jeune Vianney touchaient à leur fin. Il avait acquis de la science humaine ce que comportaient ses facultés : ce qui lui manquait, du côté de la culture intellectuelle, était richement compensé par ses éminentes qualités du cœur et de l'âme. Il était temps que les barrières du sanctuaire s'ouvrissent devant lui. L'abbé Balley aurait pu conduire son élève d'échelon en échelon jusqu'au sacerdoce : mais il jugea avec raison qu'il y avait pour lui, dans les épreuves de la vie commune, plus d'un avantage à recueillir, et qu'en le plaçant dans un établissement diocésain, ses supérieurs ecclésiastiques, l'ayant sous leurs yeux, seraient en position de mieux juger de sa capacité. Jean-Marie Vianney fut donc envoyé au petit séminaire de Verrières, pour y suivre le cours de philosophie.
En ce temps-là, comme aujourd'hui, Verrières était une maison où la piété était en honneur ; mais grâce à l'émulation littéraire qui y régnait aussi, comme dans tous les établissements d'éducation publique, chaque nouvel élève était classé d'abord dans l'estime et la considération de ses condisciples, d'après l'étendue présumée de son instruction et l'éclat de ses succès antérieurs. La vertu ne paraît pas à première vue, surtout quand elle est sincère ; elle se cache, c'est son instinct ; la science en a d'autres ; elle s'étale, et dès lors on l'aperçoit mieux, on est plus vite ébloui.
Les contemporains du jeune Vianney sont donc excusables de n'avoir pas connu tout de suite la perle qu'ils possédaient : ce qu'il y avait de plus clair à leurs yeux, c'est, pour me servir de l'expression consacrée, que le nouveau venu n'était pas fort. On ne vit d'abord que cela, on pensa méconnaître la supériorité morale par laquelle il rachetait l'insuffisance de ses premières études. Pourtant, si, comme l'a défini saint Augustin, le vrai philosophe est CELUI QUI AIME DIEU, auquel de ses émules ce titre aurait-il pu convenir mieux qu'à lui ?
La philosophie est l'art d'arriver au vrai. Or, la première condition pour arriver au vrai est l'honnêteté du cœur, parce qu'en nous rapprochant de Dieu, elle nous rapproche de la vérité (Sap., VI, 10). Il est même un degré d'intelligence qu'on ne doit qu'à la pureté de l'âme. S'il y a quelque chose d'admirable, c'est de voir cette vérité, qui est infinie, se communiquer à l'entendement le moins vaste, pourvu qu'il soit humble, et y produire les mêmes effets de lumière que dans les plus grands génies. Le Maître l'a dit, lorsque, élevant ses yeux divins vers le ciel, il s'est écrié, en présence de la foule : « Je vous rends gloire, ô Père, Seigneur du ciel et de la terre, de ce que vous avez caché ces choses aux sages et aux prudents, pour les révéler aux petits (S. Matth., XI, 25). »
Au surplus, ce qui faisait défaut au jeune Vianney était bien moins l'esprit que la science. Ses études, commencées très tard, avaient été mutilées, interrompues et reprises, ainsi que nous l'avons vu ; et la suite de cette admirable histoire nous autorise à croire que la Providence l'avait voulu ainsi, afin que dans cet homme étonnant tout fût de sa main. Le même Dieu qui, dans nos saints livres, s'appelle « le Dieu des sciences, » dédaigne quelquefois le concours de la science et fait son œuvre sans elle, « pour abattre toute hauteur qui s'élève contre lui (II Cor., X, 5). » Notre société si dédaigneuse de tout secours divin, de toute intervention surnaturelle, cette société si sûre d'elle-même et de son avenir, si fière de ses progrès matériels, avait surtout besoin de pareilles leçons.
Il y a du reste deux sortes d'ignorance : il y a l'ignorance orgueilleuse dont le premier trait est de s'ignorer elle-même, qui va la tête haute avec une aveugle présomption, qui a le privilège de dire et de faire beaucoup de sottises sans s'en douter, avec une imperturbable assurance ; puis il y a l'ignorance modeste et timide qui se connaît, et qui prend de là occasion de s'abaisser, de n'avancer qu'avec précaution, de ne rien dire et de ne rien faire sans prendre conseil, et sans recourir avec humilité à Celui qui est le Père des lumières. Cette ignorance non seulement ne déplaît pas à Dieu, mais elle lui est chère ; il la bénit, et lui accorde quelquefois d'aller plus loin que la science.
Telle était l'ignorance de notre saint jeune homme, et l'on peut dire qu'elle fut le point de départ des grâces si extraordinaires qu'il reçut pour lui et pour les autres. Elle lui attira, dès son entrée à Verrières, bien des affronts qu'il sut endurer avec une magnanime indifférence ; elle continua, toute sa vie, d'être le touchant prétexte de son humilité.
Si l'on veut savoir jusqu'où allait, dès lors, cette humilité, qu'on lise la lettre suivante, qu'un heureux hasard a mise entre nos mains ; elle respire, à chaque ligne, les sentiments de douleur, de honte et de repentir qui remplissaient encore son âme, au souvenir de sa fuite aux Noës, qu'il se reprochait comme une faute envers son père plutôt qu'envers la loi. Cette lettre est du 13 juin 1813.

« Très-cher père,

« Permettez que le plus indigne de vos enfants vienne encore une fois goûter son ancien bonheur, en s'entretenant avec un père dont il mérite si peu la bonté, après en avoir abusé longtemps d'une manière si indigne. Mais la tendresse d'un père n'a point de bornes ; même après les outrages les plus grands, son amitié se rallume plus que jamais envers un fils ingrat qui ne mérite que méprise, et que néanmoins vous avez comblé de bienfaits.
« Oui, très-respectable père, je suis forcé d'avouer que cela n'appartient qu'à un père, que Dieu favorise de ses grâces les plus abondantes, pour lui faire oublier tant d'injures de la part d'un ingrat tel que je suis.
« Hélas ! après tout cela que me reste-t-il, si ce n'est des yeux pour pleurer devant Celui qui peut seul suppléer les ingratitudes que j'ai commises envers un père si digne de mes plus grands respects ? Je n'ai bien compris cela qu'après avoir été éloigné de vous. Quelle marque d'affection n'ai-je pas reçue de vous, cette dernière fois que j'ai eu le bonheur de vous voir !
« Oui, tendre père, tant que le bon Dieu me donnera des jours, je n'en passerai pas un seul sans implorer le secours du ciel pour vous, afin qu'il daigne vous combler de ses bénédictions et vous conserver à mon amour aussi longtemps qu'il sera possible. Non, jamais, tendre père, vos bienfaits sans nombre ne s'effaceront de mon esprit, pas plus que mes ingratitudes, pour m'en faire gémir ma vie tout entière.
« Daignez, mon cher père, oublier tout le passé. Que le bon Dieu me pardonne, ainsi que vous me pardonnez vous-même, afin que nous soyons réunis un jour près de Celui qui fait le bonheur des saints dans le ciel !... Là, vos douleurs et mes regrets cesseront pour ne plus recommencer jamais.
« Je vous écris, mon tendre père, non tant pour vous donner de mes nouvelles, que pour avoir le bonheur de recevoir des vôtres ; car mon souvenir n'est propre qu'à vous rappeler mes infidélités.
« Je présente bien mes respects à mon cher frère qui a partagé vos peines ; c'est lui que je prie de me répondre à votre place.
« Pour mes études, cela va un peu mieux que je n'aurais pensé. J'attends avec joie le moment heureux où je pourrai me rendre auprès de vous.
« Veuillez bien, très-cher père, agréer les très-humbles respects d'un fils qui ne mérite pas de vous avoir pour père, mais qui, vous voyant plein de tendresse, ranime sa confiance.

« Votre très-humble serviteur,
« J.-M. V. »

Quelle humilité touchante ! quel respect pour l'autorité paternelle !... Il y a, dans le langage des âmes privilégiées que Dieu appelle au plus haut degré de son amour, une simplicité sublime que nous aurions craint d'altérer, en faisant connaître autrement que par les expressions mêmes de cette lettre les sentiments qui animaient Jean-Marie Vianney, à cet âge de vingt-sept ans où le jeune homme a tant de peine à tenir son cœur et ses sens sous le joug tutélaire de la discipline et de l'obéissance.
Cependant, à Verrières, l'opinion mieux éclairée de tarda pas à se déclarer en sa faveur, et les préventions firent place à une respectueuse sympathie, quand on eut observé d'un peu plus près la haute sagesse de cet ignorant. La réaction commença par ses maîtres, bons juges en pareille matière. Les prêtres distingués qui dirigeaient alors le petit séminaire de Verrières (le supérieur était l'abbé Barou, mort vicaire général de Lyon ; le père spirituel, l'abbé Merle ; le préfet des études, M. Rossat, depuis évêque de Verdun. La philosophie était divisée en deux sections, dont la première avait pour professeur M. Grange, actuellement vicaire général de S. E. le cardinal-archevêque de Lyon, et la seconde, à laquelle appartenait le jeune Vianney, M. Chazelles, qui entra plus tard dans la Compagnie de Jésus, et mourut au Canada) ne se lassaient pas d'admirer tant de modestie, tant de retenue, tant de régularité, une obéissance si prompte, une piété si solide, une vertu si parfaite ; ils en parlaient entre eux, ils échangeaient leurs observations de chaque jour à l'endroit du nouvel élève, et ils se le désignaient comme le modèle accompli du bon séminariste. Des maîtres cette admiration passa aux élèves ; elle gagna de proche en proche, à mesure qu'une circonstance nouvelle mettait dans un nouveau jour les trésors de bonté, de charité, de douceur, de patience et d'humilité qui étaient, dans cette âme, les fruits d'un amour de Dieu et des hommes mûrs avant le temps.
Sa piété avait le rare privilège de se faire accepter de tous, sans aucun compromis préjudiciable à sa libre et naturelle expansion ; elle commandait irrésistiblement l'estime et le respect : ce n'était pas un sentiment isolé, sans relation avec l'ensemble de sa conduite, c'était l'âme de toutes ses qualités, la racine sacrée où puisaient leur sève ces dispositions généreuses qui donnent à la jeunesse son principal charme. La grâce en répandait un si grand sur sa personne, que tous ses condisciples se disputaient la douceur de sa conversation et de sa présence.
Mais, des encouragements mêmes que recevait sa vertu et des chaudes admirations qu'elle provoquait, devait naître pour Jean-Marie une épreuve d'un nouveau genre. Le collège est un monde en miniature. L'enfant s'y exerce à la lutte contre les passions qu'il doit plus tard retrouver sur son chemin, dans cette arène agrandie du monde où tous les hommes, ayant les mêmes droits, se disputent la place au soleil. Il faut que son oreille ingénue entende déjà le froissement douloureux des petites rivalités qui se heurtent et des petites ambitions qui se choquent. Notre jeune philosophe ne fut point exempt de cette école.
Parmi ses condisciples, il en était un qui ne pouvait supporter les éloges que la bonne conduite de Jean-Marie lui méritait ; il lui semblait y voir sa propre condamnation. Si c'est le privilège de la piété d'attirer à elle, par une douce sympathie, les cœurs bons et honnêtes, souvent il arrive aussi qu'elle aigrît les caractères mauvais qui ne veulent point de son joug. Aux outrages et aux voies de fait dont il était souvent l'objet de la part de ce méchant camarade, l'angélique jeune homme n'opposait que la tranquillité et la patience dont est rempli le cœur des saints.
Un jour que les menaces avaient succédé aux injures, et les coups aux menaces, avec un redoublement de violence, on raconte qu'il se mit à genoux devant son persécuteur, et lui demanda pardon... On reconnaît les grandes âmes aux mêmes élans : François de Girolamo, étant préfet au collège des nobles de la Compagnie de Jésus, reçut un jour un soufflet d'un élève emporté par la colère. Au lieu de châtier l'insolent, il se jeta à genoux et lui présenta l'autre joue, suivant le conseil de l'Évangile. Pour Girolamo, comme pour le jeune Vianney, ce beau mouvement eut le même résultat. Terrassé par un coup si inattendu, rougissant enfin de sa lâche conduite, ce fut au tour du vrai coupable de tomber à genoux et d'implorer sa victime. C'est ainsi que, pour ne s'être point laissé vaincre par le mal, selon la recommandation de l'Apôtre (Tim., XII, 21), le jeune Vianney venait de triompher du mal par le bien ; et, de plus, « il avait gagné son frère (S. Matth., XVIII, 15). » L'homme, qui a résisté à tout, cède au bien ; ses yeux s'ouvrent, son cœur fléchit, sa colère tombe. Vainement il essaye de se révolter ; il faut se rendre, il faut se soumettre ; c'est l'arrêt de Dieu : « Bienheureux les doux, parce qu'ils posséderont la terre (S. Matth., V, 4) ! »
Quand on rencontre dans les premières années d'un homme de semblables traits, on est moins étonné d'y trouver plus tard l'héroïsme de la sainteté. Il était aisé de prévoir quels fruits devait porter la maturité d'une vie dont les commencements produisaient de telles fleurs.
C'est ainsi que Jean-Marie Vianney grandissait dans la prière, l'étude, l'exercice de toutes les vertus, le culte de tous les nobles sentiments, la pratique de tous les devoirs, pour cette mission encore cachée dans les ombres de l'avenir et pour laquelle Dieu, devant qui l'avenir n'a pas plus de mystères que le passé, l'ornait et le préparait en secret.


CHAPITRE VIII


Le jeune Vianney commence son cours de théologie.
— Nouvelles épreuves. — Son entrée au grand séminaire.
— Sa promotion aux saints ordres.



Au mois de juillet de cette même année 1813, Jean-Marie Vianney revint à Écully pour commencer, sous la direction de M. Balley, son cours de théologie.
Dès les premiers pas qu'il fit dans cette grande science, il se sentit plus à l'aise ; il s'aperçut que l'horizon changeait, que le terrain s'affermissait sous ses pas. Ce n'était plus à son esprit seulement et à sa mémoire, c'était à son cœur et à son âme que le nouvel enseignement s'adressait.
La théologie n'est ni la science, ni la raison, ni la foi : elle est toutes les trois dans un sublime accord. Elle est le repos de l'âme en possession de la vérité, autant qu'elle peut être le domaine de l'homme ici-bas, n'ayant plus qu'une ombre à franchir pour voir Dieu. Elle emprunte à la science tout ce qu'elle a découvert des lois qui régissent le monde physique et le monde moral, non pour les exposer sèchement comme elle, mais pour en déduire la connaissance de Dieu et la connaissance de l'homme. Elle emprunte à la raison toutes ces notions premières qui y ont été originairement déposées ; elle en fait le fondement et le préambule de vérités plus hautes. Enfin elle emprunte à la foi une vision et une certitude des choses divines qu'elle reporte ensuite sur les choses humaines, donnant à la science plus d'élévation et de profondeur, à la raison plus d'étendue, à la foi plus de clarté.
Le jeune Vianney ne rencontra pas dans cette étude les difficultés et les dégoûts qui avaient pensé, plus d'une fois, le décourager dans la carrière des lettres. Il est vrai que son professeur crut devoir simplifier les procédés ; il renonça à la méthode scolastique, et remplaça par un enseignement plus simple le livre que l'on suivait généralement à cette époque, et qui était devenu classique. Un secret pressentiment l'avertissait que le Saint-Esprit mettrait la dernière main à l'édifice dont il préparait les fondements ; que ce divin Esprit ferait lui-même pour l'intelligence de son pieux élève ce qu'il avait déjà fait pour son cœur, et que, lorsque le moment serait venu, « il lui enseignerait toute vérité (S. Jean, XVI, 13). »
Après un ou deux ans de soins assidus de la part du maître et d'efforts persévérants de la part du disciple, le jugeant suffisamment préparé, M. le curé d'Écully crut qu'il pouvait produire son théologien en public, et le présenter aux examens du grand séminaire de Lyon.
Hélas ! cette présentation devait aboutir à l'épreuve suprême par où il plus à Dieu d'achever, dans l'âme de ce jeune homme, le travail intérieur de dépouillement universel qui allait en faire plus tard, entre ses mains, un instrument d'une admirable souplesse. Quand Dieu a fait choix d'une âme, quand il la prédestine à quelque chose de grand, il la marque de son sceau ; et le sceau de Dieu, c'est la croix.
Devant l'attitude froide et imposante des examinateurs, le timide théologien se troubla ; il perdit tout aplomb et ne sut que balbutier en rougissant des réponses sans suite et sans portée. On le renvoya avec des paroles peu encourageantes. M. Balley, sur qui retombait une part de cette déconvenue, alla bien vite trouver le supérieur du grand séminaire, et le décida à venir, le lendemain, au presbytère d'Écully, avec l'un des grands vicaires, M. l'abbé Bochart. Il espérait par là ménager à son élève l'occasion de se relever dans une nouvelle épreuve : c'est ce qui arriva. Ces messieurs se déclarèrent satisfaits, et promirent de faire à l'archevêché un rapport favorable sur la séance qui venait d'avoir lieu. Jean-Marie fut admis au grand séminaire de Saint-Irénée, pour s'y préparer à l'ordination.
Réunir par la pensée toutes les vertus que l'on propose aux élèves du sanctuaire comme but de leurs efforts, c'est faire l'histoire du temps qu'il y passa. Il avait vécu dans le monde en séminariste, il vécut au séminaire comme un ange du ciel. Avec cette vigueur, cette élasticité morale que beaucoup sentent disparaître avant même d'en avoir la conscience entière, il prenait déjà son vol vers ces régions supérieures où l'âme retrouve sa vraie, son immortelle grandeur. Il s'essayait à mettre de plus en plus sa vie d'accord avec sa vocation ; et, par les nobles élans de sa libre volonté, il consacrait à l'amour de Dieu et aux seuls biens de l'âme, une énergie virginale dont rien n'avait terni la pureté ni amolli la trempe.
On le vit croître en humilité, en douceur, en piété. Ces vertus ne pouvaient guère se cacher aux yeux de ses condisciples ; mais les actes de renoncement et de pénitence par lesquels l'homme intérieur se forme, sur les ruines du vieil homme, ne furent connus que de Dieu seul. Il avait acquis dès lors un si grand empire sur lui-même, qu'il put s'appliquer uniquement à faire toujours ce qu'il y avait de plus parfait. Jamais on ne le vit enfreindre la règle dans ses prescriptions les plus minutieuses. Jamais on ne le surprit parlant aux heures consacrées au silence, faisant bande à part au moment des récréations, se montrant froid et impoli envers aucun de ses condisciples. Il abordait les premiers qui venaient à sa rencontre, sans choix ni penchant. Il se faisait tout à tous, afin de les gagner tous à Jésus-Christ.
Dans quelque genre de relation que ce fût, il lui était impossible de ne mettre que le frivole enjeu qu'ont coutume d'y apporter les jeunes gens de cet âge, où tout n'est encore que surfaces légères et mobiles. On remarquait en lui que, même la bienveillance générale, sentiment si divisé qu'il devrait se réduire à rien, avait une consistance réelle ; elle se répandait sur tout son entourage sans préférence ni exclusion : c'était toujours plus ou moins d'intérêt que lui inspiraient ceux qui l'approchaient. Il ignorait l'art de spéculer sur l'amusement que le commerce des autres peut nous offrir ; et des succès d'estime ou d'amitié, qui pourraient paraître flatteurs, ne l'étaient pour lui qu'autant qu'ils déposaient dans le cœur de ses condisciples des germes de vertu et des excitations au bien.
Quoique ses dispositions et son goût le portassent plus particulièrement à tout ce qui se rattachait à la piété, il n'affectait pas d'y ramener la conversation pour se mettre plus à son aise, faire ressortir sa compétence ou briller sa vertu. Il se prêtait à tous les entretiens, à tous les esprits, à tous les caractères, sans contrainte comme sans ostentation, et s'effaçait toujours le plus qu'il pouvait.
C'est le souvenir qu'en ont gardé et le témoignage qu'en ont rendu tous ses condisciples de cette époque.
On a peut-être exagéré l'infériorité d'esprit de M. Vianney. Il est certain que la nature avait peu fait pour lui, et que la grâce avait dû refaire l'œuvre de la nature, en lui donnant ces vertus intellectuelles et ces qualités infuses qu'aucun de ceux qui l'ont vu au milieu des travaux difficiles de son apostolat ne peut méconnaître ; mais il nous semble aussi qu'on a trop répété que M. le Curé d'Ars était ignorant et incapable. Ce qui surtout a donné lieu à ce préjugé, c'est la manière dont il parlait de lui-même en toute rencontre. Un jour que nous voulions vérifier le nombre d'années qu'il avait passées à Écully, sous le préceptorat de M. Balley, il protesta contre le mot d'études dont nous nous étions servi : « Je n'ai point fait d'études, dit-il. M. Balley a bien essayé, pendant cinq ou six ans, de m'apprendre quelque chose ; il y a perdu son latin, et n'a jamais rien pu loger dans ma mauvaise tête. »
Nous sommes heureux de pouvoir opposer à ce témoignage, que l'excessive modestie de son auteur doit nous rendre suspect, celui d'un de ses contemporains du grand séminaire : « Chaque fois que M. Vianney était interrogé, soit sur le dogme, soit sur la morale, c'était en français, parce qu'il ne pouvait parler latin ; ses réponses, quoique laconiques, étaient toujours justes et précises. »
Voici une autre déclaration plus explicite encore, et procédant d'une autorité non moins grave :
« Je n'ai pas de souvenir que M. Vianney ait fait impression, ni par des moyens extraordinaires, ni par son incapacité. Dans l'année scolaire 1812-1813, il était à Verrières, en philosophie ; j'y étais aussi : nous étions deux cents philosophes. M. Vianney ne se trouvant pas dans ma conférence, je n'ai pas pu le juger ; je crois cependant qu'il était faible ; mais nombre d'autres n'étaient pas plus forts que lui. Il ne savait pas beaucoup de latin, ayant commencé ses études fort tard, et les ayant faites bien rapidement ; mais je pense qu'il en savait assez pour comprendre les auteurs classique de philosophie et de théologie. Si M. Vianney ne s'est pas distingué dans les sciences humaines, il s'est toujours fait remarquer par sa piété ; ce qui vaut mieux. On peut bien dire qu'il a choisi la meilleure part, qui ne lui sera point ôtée. Prétendre que M. Vianney ne fut jamais qu'un ignorant, c'est une erreur insigne ; ma persuasion est que M. Vianney est de ces sujets qui, s'ils ne jettent point d'éclat au dehors, ont dans le fond un jugement sain, ferme et droit, qui l'emporte de beaucoup sur les esprits superficiels, lesquels brillent par une grande facilité de parole, une grande mémoire, et n'ont rien de solide. Ceux-ci donnent beaucoup de fleurs ; les autres, sans tant de fleurs, donnent beaucoup de fruits.
« Il nous est d'autant plus agréable de rendre ici un hommage sincère à la vérité, qu'elle a été plus solennellement méconnue (Lettre de M. l'abbé Tournier, curé du Grand-Corent)... »
Au reste, l'extrême défiance que M. Vianney avait de lui-même fut l'occasion de bien des actes intérieurs d'humilité. Que de fois, durant les longues heures qu'il passait à la chapelle, devant le Saint Sacrement, sa seule consolation fut de s'unir aux opprobres de son Maître et de répéter avec David, dans les mêmes sentiments de pénitence : « Je vous remercie, mon Dieu, de ce que vous m'avez rendu la fable et la dérision de ceux qui m'entourent !... Ces épreuves ont fondu sur moi ; et cependant, je ne vous ai point oublié ; mon cœur n'a point défailli ; je n'ai pas été tenté de regarder en arrière, ni d'abandonner la voie où vous avez daigné m'appeler dans votre grande miséricorde (Ps. XLIII, 14, 18, 19) !...»
C'est à de telles prières qu'il est donné de « percer les nues et d'arriver jusqu'au ciel (Ecclésiastique, XXXV, 21) ; » et si elles n'obtinrent pas leur effet immédiat, que dire en face des événements auxquels il nous sera donné bientôt d'assister, événements dont la plupart des hommes appelés à le juger alors étaient destinés à voir le prodigieux développement, et qui devaient assurer à cet ignorant la première place dans la vénération de ses contemporains ? L'Esprit divin aime à se cacher dans ce qu'il y a de plus infirme, pour montrer que la sagesse humaine n'a point de part à ses œuvres, puisqu'il les opère par des instruments si méprisés. Il se plaît à manifester quelque temps leur impuissance, pour faire voir que les effets qui viennent ensuite procèdent d'une autre cause, qui est lui seul.
Cependant l'époque de l'ordination était proche. Avant de faire le redoutable appel, les directeurs du grand séminaire de Saint-Irénée se recueillaient devant Dieu ; ils examinaient avec la plus scrupuleuse attention, et pesaient au poids du sanctuaire la valeur des sujets sur les quels ils allaient avoir à se prononcer.
Quand on en vint au jeune Vianney, l'indécision fut à son comble : sa tendre piété, sa régularité exemplaire, la pureté de ses mœurs, étaient des titres respectables : mais il était si peu instruit ! Fallait-il, en dépit des examens et de leur accablant témoignage, passer outre et l'appeler aux ordres sacrés ? fallait-il l'ajourner encore ? On alla jusqu'à mettre en question s'il ne serait pas plus sage de le rendre à ses parents et aux travaux de la campagne... Toutefois, avant d'en venir à cette extrémité, on voulut avoir l'avis préalable des représentants de l'autorité diocésaine.
En l'absence du cardinal-archevêque, que les nécessité de la politique retenaient loin de son troupeau, il y avait alors à la tête de l'administration métropolitaine un homme qui est resté, dans le souvenir de tous ceux qui l'ont connu, comme le type de la pénétration s'alliant au bon sens, sous le riche manteau d'une simplicité et d'une franchise qui pouvaient passer presque pour de la bonhomie. M. l'abbé Courbon possédait, au degré le plus remarquable, l'art de connaître et d'employer les hommes. Il lui suffisait d'un coup d'œil pour deviner le mérite, d'un mot pour le caractériser, et d'un trait de plume pour le mettre à sa place. On eut recours à lui. Le grand vicaire réfléchit un instant, puis, avant de rien décider, il fit à ceux qui étaient venus le consulter les questions que voici : « Le jeune Vianney est-il pieux ? sait-il bien dire son chapelet ? a-t-il de la dévotion à la sainte Vierge ? — C'est un modèle de piété, répondirent unanimement les directeurs. — Eh bien ! reprit le grand vicaire, je le reçois ; la grâce divine fera le reste. »
Il faut dire que l'abbé Courbon, que l'on prenait rarement au dépourvu, était fixé d'avance sur le mérite du candidat dont on discutait les tires devant lui. À l'annonce des nouvelles difficultés qui remettaient en question l'avenir de son élève, le curé d'Écully était accouru ; avec l'autorité que lui donnaient à l'archevêché son expérience et ses vertus, il avait plaidé la cause de son enfant bien-aimé, et il avait fini par dissiper les craintes et fixer les incertitudes. Le Curé d'Ars a souvent dit à ce propos : « Il est une chose dont M. Balley aura de la peine à se justifier devant le bon Dieu : c'est de s'être fait ma caution, et d'avoir pris à sa charge un pauvre ignorant comme moi. » C'est là le seul reproche que l'élève ait jamais fait à la mémoire de son maître vénéré. Nous avons tout lieu de croire que cette charge lui aura été légère.
La présence continuelle du cardinal Fesch à Paris, au déclin de l'empire, avait mis les vicaires généraux de Lyon dans la nécessité de recourir aux évêques voisins, pour l'ordination de leurs sujets. Lorsqu'un appel avait lieu aux quatre-temps de Noël ou de Pâques, c'était à Grenoble que les jeunes ordinands avaient coutume de se rendre ; mais à la fin du cours annuel, cette imposante cérémonie se célébrait à la Primatiale ; le prélat demandé s'y transportait.
C'est ce qui arriva pour l'abbé Vianney. Il fut fait sous-diacre le 2 juillet 1814. M. Millon, ancien directeur du petit séminaire de Meximieux, et curé de Bény, dans l'arrondissement de Bourg, eut le bonheur d'être à ses côtés pendant l'ordination ; il en a gardé religieusement dans sa mémoire un souvenir qu'il aime encore à retracer. Tout le temps que dura la cérémonie, le spectacle de la piété de son condisciple agit puissamment sur son cœur ; sa présence lui fut une exhortation vivante, et sa physionomie un miroir où se réfléchissaient les joies du ciel. Quand les ordinands se relevèrent, après la prostration, le visage de M. Vianney lui parut resplendissant... Dans le trajet de la Primatiale au grand séminaire, on chanta le cantique Benedictus ; et lorsqu'on en vint au verset : Et tu, puer, propheta Altissimi vocaberis : proeibis enim ante faciem Domini parare vias ejus (S. Luc, I, 76)..., l'abbé Vianney prononça ces paroles avec une expression si singulière, qu'après tant d'années écoulées, son ancien émule dit en avoir encore toutes les notes vibrantes dans l'oreille. Il ne put s'empêcher de lui en faire mentalement l'application.
M. Vianney avait été promu au diaconat l'année suivante ; six mois après, ses supérieurs le jugèrent mûr pour le sacerdoce. La cérémonie se fit pour lui seul, dans l'église cathédrale de Grenoble. Ce sont les mains de Mgr Simon qui consacrèrent les siennes ; le même évêque l'avait initié déjà aux divers degrés de la hiérarchie.
Ce qui se passa dans l'âme du jeune lévite en ce moment fortuné, Dieu le sait... La modestie du Curé d'Ars n'en a jamais fait la confidence à personne. Nous le regrettons ; car ce fut un spectacle à ravir les anges, que celui de ce jeune homme prosterné sur le marbre du sanctuaire, faisant à Dieu le don absolu de lui-même, qu'il renouvellera tous les jours de sa longue vie sacerdotale, jusqu'au jour où il se couchera pour ne plus se relever parmi nous. Mais si rien n'a transpiré des sentiments qui agitèrent son cœur à cette heure d'éternel souvenir, à l'aide des brûlantes paroles qui lui sont échappées tant de fois, quand il lui arrivait de parler de l'éminente dignité du prêtre et de la sublimité de ses fonctions, il est aisé de le conjecturer... Ô murs qui fûtes témoins de cette consécration ! voûtes saintes qui redîtes les paroles par lesquelles il fut fait prêtre pour l'éternité ! pavé du sanctuaire sur lequel posèrent les pieds du nouvel apôtre et qui recueillîtes ses larmes ! autel devant lequel il se prosterna pour offrir à Dieu, par les mains du pontife, son premier sacrifice, un jour, vous nous direz vos secrets !...


CHAPITRE IX


M. Vianney est nommé vicaire d'Écully. — Sa charité et sa mortification.
— Mort de M. Balley.



L'abbé Vianney reçut le sacerdoce, le 9 août 1815, à l'âge de vingt-neuf ans. Les mémoires de Catherine Lassagne et le manuscrit de M. l'abbé Renard (nous devons ici l'hommage de notre reconnaissance à M. l'abbé Renard. Dans un sentiment d'amour et de vénération filiale pour le prêtre qui donnait un si grand lustre à sa paroisse natale, il a eu, le premier, l'idée d'écrire sa vie. Pendant vingt ans, il a réuni, avec un soin pieux, tous les matériaux qui pouvaient un jour servir à la glorification de cette chère mémoire. Cette collection a été pour celui qui écrit ces lignes un trésor dont il est heureux de s'avouer redevable envers son respectable compagnon de travail et de solitude) nous apprennent qu'à son retour de Grenoble, il trouva les grands chemins du Dauphiné inondés de soldats. On était en pleine invasion : un corps d'armée autrichien avait sa droite à Bourgoin et couvrait la route jusqu'à Voreppe. Forcé de traverser seul ces cohortes étrangères, il eut souvent à trembler pour sa vie : l'un le menaçait de son fusil, l'autre de son sabre ; la plupart le chargeaient d'injures ; il désespéra presque d'arriver à Lyon saint et sauf.
Ces bandes ennemies, cette route transformée en un vaste camp, n'étaient-elles pas une saisissante allégorie de la vie militante qui l'attendait, et de ses quarante-quatre années de luttes et de victoires contre l'enfer ? Plus tard ce souvenir lui reviendra, quand il entendra nuit et jour rugir les voix de toute une armée de démons, impatients du joug que le soldat de la prière et de la chasteté imposait à sa chaire domptée et soumise.
Dès que M. Vianney eut été revêtu du caractère sacerdotal, le curé d'Écully se rendit à l'archevêché, afin de le demander pour vicaire. Il l'obtint sans peine de l'abbé Courbon, qui administrait alors le diocèse. L'heureux succès de cette démarche causa à M. Balley une joie d'autant plus vive qu'elle était le couronnement de ses prières, de ses efforts, de sa longue attente, et le terme consolant des difficultés qui avaient traversé tant de fois l'œuvre de Dieu dans la préparation du jeune Vianney au sacerdoce. Avec quelle humble reconnaissance il adora la bonté du Seigneur qui lui fournissait les moyens de mettre la dernière main à cette œuvre, en fortifiant l'inexpérience du nouveau prêtre par des leçons pratiques sur l'art si difficile de conduire les âmes et de diriger une paroisse !
La joie de l'abbé Vianney ne fut pas moindre. C'était tout ce qu'il avait souhaité : un cœur selon le sien, le cœur de son père, de son guide, de son meilleur ami, pour y abriter les grâces de son ordination, et le cœur de Dieu pour s'y confondre avec lui... Quel bonheur aussi de pouvoir rendre à la vieillesse de son bienfaiteur ces services que le dévouement seul sait inspirer !
Son arrivée fut un jour de fête pour le presbytère et pour toute la paroisse d'Écully. Riches et pauvres s'estimaient heureux homme qu'ils avaient vu si modeste et si pieux, quand il n'était qu'un étudiant. « Nous l'aimions bien alors, disaient-ils ; il nous édifiait par toute sa conduite ; que sera-ce maintenant qu'il est prêtre ! »

Ces braves gens ne se trompaient pas. Admis à cette familiarité que le sacerdoce forme entre l'homme et Dieu, introduit dans les puissances du Seigneur et dans les profondeurs du cœur de Jésus-Christ, maître de puiser à pleines mains dans ce trésor de grâces infinies, l'abbé Vianney se sentit, dès les premiers jours, une ardeur qu'il ne se connaissait pas. Il lui semblait qu'il n'avait encore rien fait pour Dieu. Les prières, les pénitences, les fatigues, les humiliations, les épreuves, toute cette vie de pureté, d'innocence et d'immolation, ne répondaient plus à son besoin nouveau d'amour et de sacrifice. Dieu ouvre dans le cœur du prêtre des sources d'onction vivifiante et de charité expansive, comme il change en fontaine de lait le sein des mères.
Pourtant cette ardeur n'avait rien d'outré : le jugement et le conseil précèdent la vieillesse dans les âmes que la religion a mûries (Sap., IV, 8). Sa piété avait communiqué au vicaire d'Écully une supériorité de raison et une rectitude de sens, que des vertus communes trouvent à peine, après de longues années d'expérience. Il eut bientôt obtenu auprès de toutes les classes de la société un de ces succès d'estime et de considération qui honorent le plus un prêtre. Son confessionnal était continuellement entouré. Le premier qui lui donna sa confiance fut son maître lui-même. La veille des grandes fêtes, il passait le jour et une partie de la nuit au saint tribunal, trouvant à peine le temps de monter à l'autel, de dire son bréviaire et de prendre à la hâte son unique et modes repas. Quelles suaves exhortations découlaient de son cœur pour rafraîchir les âmes ! quel orgueil eût osé résister à son admirable humilité ? quel riche eût refusé de verser son superflu en ses bienfaisantes mains ? quel incrédule n'eût pas passé de l'admiration de tant de vertus à la croyance et à la pratique de la doctrine sainte qui les faisait éclore et s'épanouir dans cette âme évangélique ?
Il n'avait pas deux poids et deux mesures. La perfection qu'il prêchait aux autres, il en faisait la règle austère de sa conduite. Il s'efforçait de combler en lui l'abîme qui sépare trop souvent l'idéal de la loi de Jésus-Christ et la réalité des mœurs des chrétiens. Il accomplissait, le premier, les sacrifices qu'il demandait aux autres ; ou plutôt ses sévérités n'étaient que pour lui : autant il était dur à lui-même, autant il était doux au prochain ; sa rigueur devenait alors indulgence et bonté. Affable, obligeant, gracieux envers tous, il avait des tendresses particulières pour les pauvres et les petits. Son bien était le bien de toute la paroisse. Il ne ferma jamais à personne ni sa bourse ni son cœur. On a conservé, à Écully, la mémoire de son inépuisable charité ; nous n'en citerons qu'un trait parmi beaucoup d'autres.
Il y avait longtemps qu'il portait la même soutane, et l'on s'en apercevait à de notables avaries. Souvent averti qu'il devait à sa dignité, à l'honneur de son ministère d'avoir une mise plus correcte, il répondait : « J'y songerai... » et, en attendant, son petit traitement de vicaire continuait à se fondre en aumônes et en libéralités de toute espèce. Un jour pourtant, pressé plus que de coutume, il s'était décidé à remettre à la femme du marguillier la somme nécessaire à l'emplette d'une soutane. Mais quelques heures après, il recevait la visite d'une grande dame, que le malheur des temps et une bienfaisance qui donnait toujours sans jamais compter avaient réduite à la plus douloureuse extrémité. Le bon vicaire n'y tient pas. Au sortir d'un entretien plein de confidences navrantes, il ne songe plus qu'à secourir cette noble infortune. Il court chez son commissionnaire, et lui demande son argent. La digne femme, se doutant bien qu'il y va pour son mari d'une façon de soutane, — son mari était tailleur, — oppose mille bonnes raisons, toutes plus lumineuses et plus persuasives les unes que les autres : « C'est bon ! c'est bon ! se contente de dire l'entêté vicaire ; rendez-moi toujours mon argent ; nous verrons ensuite. » On devine le chemin que prit cet argent ; le soir même, il était remis à madame de *** par des mains inconnues.
Toujours on le trouvait prêt à se dévouer, à se sacrifier pour le salut du troupeau. Les malades, au moindre signe, le voyaient accourir à leur chevet, ingénieux à les consoler, patient à les entendre, assidu à les visiter. Mais la vertu dans laquelle il excella fut la pénitence ; il put s'y exercer tout à son aise, sous les auspices d'un curé qui avait conservé au milieu du siècle les habitudes du cloître, et transporté dans son presbytère la règle de l'institut dont il avait été l'un des membres les plus fervents. Par exemple, il avait été convenu entre M. Balley et son vicaire, que tous les jours l'office canonial se dirait en commun, à une heure fixe et invariable ; qu'on ne découcherait jamais ; qu'on ferait, chaque mois, un jour de récollection, et chaque année, les exercices spirituels.
« J'aurais fini par être un peu sage, disait le Curé d'Ars, si j'avais toujours eu le bonheur de vivre avec M. Balley. Pour avoir envie d'aimer le bon Dieu, il suffisait de lui entendre dire : “Mon Dieu, je vous aime de tout mon cœur !...” Il le répétait à chaque instant du jour, quand il était seul, et le soir, dans sa chambre, il ne cessait de le répéter jusqu'à ce qu'il fût endormi. »
La vertu, les talents, la sainteté de son ancien défrayaient d'ordinaire la conversation du Curé d'Ars. Quand il voulait édifier son public par des traits d'histoire contemporaine, le nom de M. Balley revenait aussitôt sur ses lèvres, et, en même temps, ses yeux se remplissaient de larmes ; et les larmes et les récits touchants ne tarissaient plus.
Il disait que « personne ne lui avait mieux fait voir jusqu'à quel point l'âme peut se dégager des sens, et l'homme approcher de l'ange. » Il était effrayant quand, dans son catéchisme, il énumérait les disciplines, les haires, les cilices, les chaînes, les bracelets de fer et les autres instruments de pénitence par lesquels ce saint homme crucifiait sa chaire et s'en faisait le bourreau. Souvent la foi affaiblie de ses auditeurs, s'étonnant d'un héroïsme au-dessus de sa portée, lui aurait reproché de s'appesantir sur des détails rebutants.
Ce que le Curé d'Ars se gardait bien d'ajouter, et qui est parfaitement prouvé, c'est que le disciple ne le cédait au maître en aucun genre de pénitences : c'était entre eux, sur ce point, une lutte à outrance à qui vaincrait l'autre. Ils en vinrent très vite à s'interdire jusqu'à l'ombre d'une satisfaction sensuelle, et à se faire de la plus rigoureuse mortification une règle universelle et comme une seconde nature ; ils vivaient de rien. On n'a pas l'idée d'une sobriété pareille. « Quand on avait commencé quelque chose, du bœuf, par exemple, ou des pommes de terre, il y en avait pour plusieurs semaines. Quelquefois, cette pauvre viande était noire, à force de traîner sur table (Paroles de M. le Curé d'Ars citées par Catherine). » On pouvait dire d'eux ce qu'on a dit de saint Benoît et de son compagnon saint Romain, qu'ils vivaient ensemble non tant d'un même repas que d'un même jeûne (Bossuet, Panégyrique de saint Benoît).
M. Balley était d'une taille très élevée, d'un port noble et majestueux, d'une figure imposante, — un profil romain, disait M. Vianney, — d'une constitution athlétique. Il lui aurait fallu plus de nourriture qu'à un autre pour se soutenir, et au contraire son jeûne était si rigoureux, qu'il semblait ne pas pouvoir porter son grand corps.
À la fin, la paroisse s'émut de tant d'austérités, et on raconte qu'elle alla en députation à l'archevêché, pour obtenir des supérieurs une ordonnance qui enjoindrait au curé et au vicaire de se mieux traiter.
Mais déjà M. Balley avait comblé la mesure de ses mérites et de ses années. Son corps était usé, avant le temps, par les travaux, les veilles, les macérations, les souffrances morales qu'il avait endurées sous la terreur. D'ailleurs il avait vu la résurrection du culte catholique et le triomphe de l'Église de Dieu. Par ses soins, Écully était devenu une fraîche et pure oasis, au milieu des populations d'alentour où fermentait encore le vieux levain révolutionnaire. Rien ne le retenait plus en ce monde, et, comme la mère de saint Augustin à son fils, il pouvait dire à son cher Vianney : « Ô mon fils ! en ce qui me regarde, rien ne m'attache à la vie. Qu'y ferais-je ? pourquoi y suis-je encore ? J'ai consommé dans le siècle toute mon espérance. Il était une seule chose pour laquelle je désirais séjourner dans cette vie, c'était de te voir prêtre avant de mourir. Dieu me l'a donnée avec surabondance, puisque je te vois mépriser toute félicité terrestre pour le servir. Que fais-je encore ici-bas (Confess., liv. IX, ch. x) ? »
Le vieux serviteur de Jésus-Christ attendait, dans un sentiment de joie sereine et confiante, que l'heure sonnât, à laquelle son Maître viendrait compter avec lui et lui payer son salaire. La mort était à ses yeux le repos du laboureur qui a fini sa journée ; c'était l'arrivée chez soi, après un long et pénible voyage. Bientôt l'état de faiblesse et d'épuisement extrême où l'âge et les privations l'avaient réduit se compliqua d'un ulcère à la jambe, qui le retint au lit depuis le mois de février jusqu'au mois de juin 1817 ; — du moins, pendant cette période, on ne trouve pas sa signature dans les registres de la paroisse ; à la date du 5 juin, il fait un enterrement et il ne reparaît plus. — Les premiers froids aggravèrent sa situation : la plaie s'envenima ; on aperçut des traces de gangrène.
À l'annonce de cet indice révélateur d'une fin prochaine, les prêtres voisins, qui aimaient M. Balley comme un père et le vénéraient comme un saint, se rendirent auprès de son lit de souffrances. Ils voulaient apprendre à bien mourir de celui qui leur avait appris à bien vivre. Le malade profita de leur présence pour dire à son vicaire qu'il avait besoin d'être fortifié par la grâce des derniers sacrements. L'abbé Vianney entendit la confession de son vieux maître, et lui administra le saint viatique. La scène fut émouvante. Tous les assistants fondaient en larmes en voyant un jeune saint donner au vénérable vieillard, son bienfaiteur et son guide spirituel, les consolations suprêmes que la religion réserve aux mourants. Avant de recevoir le corps de Notre-Seigneur, le malade se leva sur son séant, et s'adressant à son vicaire et aux personnes présentes, il leur fit amende honorable pour les scandales qu'il leur avait donnés. Le vicaire à son tour, en son nom et en celui des assistants, lui demanda pardon des peines et des chagrins qu'ils lui avaient involontairement causés.
Le lendemain, l'abbé Vianney célébra pour le malade une messe à laquelle tout le village assista. Après le saint sacrifice, il revint près du lit de son ami, qui avait désiré l'entretenir une dernière fois seul à seul. Dans cette suprême et secrète entrevue, le mourant lui remit ses instruments de pénitence : « Tenez, mon pauvre Vianney, lui dit-il, cachez cela ; si on le trouvait après ma mort, on croirait que j'ai fait quelque chose pour l'expiation des péchés de ma vie, et on me laisserait en purgatoire jusqu'à la fin du monde. » Puis il ajouta, en bénissant encore de ses deux mains défaillantes le jeune prêtre qui sanglotait à ses pieds, : « Adieu, cher enfant ; courage ! continuez à aimer et à servir le bon Maître... Souvenez-vous de moi au saint autel... Adieu ! nous nous reverrons là-haut !...»
Quelques instants après, ses yeux se fermèrent à la lumière de cette vie pour s'ouvrir à celle des félicités éternelles. « Il mourut, dit M. Vianney, comme un saint qu'il était. Sa belle âme s'envola parmi les anges, pour rendre plus joyeux le paradis. » Il était âgé de soixante-six ans et trois mois, et avait gouverné quinze ans la paroisse d'Écully. Son ancien élève, l'abbé Loras, supérieur du petit séminaire de Meximieux, présida ses funérailles, qui eurent lieu le lendemain de sa mort, le 17 décembre 1817.
Tel est le renom de sainteté que M. Balley a laissé derrière lui que, lors des fouilles qu'on opéra, vingt-cinq ans plus tard, dans le terrain de l'ancien cimetière d'Écully, pour jeter les fondements de la nouvelle église, on s'attendait à trouver son corps intact. On jugea à propos de remettre à la nuit l'exhumation des restes vénérés, afin d'éviter l'empressement et les manifestations trop vives de la foule.
Pénétrés de la perte qu'ils venaient de faire et de la difficulté de remplacer un homme d'un si grand mérite, les habitants d'Écully jetèrent unanimement les yeux sur le vicaire que M. Balley avait formé à son image, et qui le faisait revivre dans tout l'éclat de sa sainteté. Mais quelque supplication qu'on employât, rien ne put triompher de sa modeste résistance. Il se croyait incapable de remplir un poste aussi important.
Deux mois après, il fut nommé curé d'Ars. En lui donnant ses pouvoirs, l'abbé Courbon lui dit : « Allez, mon ami. Il n'y a pas beaucoup d'amour de Dieu dans cette paroisse ; vous en mettrez. » Nous allons voir comment ce présage s'accomplit.





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