Ils ne sont pas rares autour de nous les hommes qui, tout en ayant au fond du cœur le respect et l'amour des vérités religieuses, se laissent aller à penser et à dire qu'elles n'ont plus, de nos jours, la manifestation triomphante et l'influence souveraine que Dieu leur a données dans les siècles passées ; que la foi aussi bien que les vertus des vieux chrétiens ne sont plus possibles de notre temps, et qu'il faut se contenter de les admirer dans l'histoire, qui du reste, paraissent-ils croire, les a peut-être un peu surfaites par le travail de l'imagination et les embellissements de la légende.
Il n'y a, pour répondre à ces chrétiens timides et découragés, qu'à monter les signes éclatants qui font de notre siècle un de ceux où Dieu a le plus manifesté son pouvoir et prouvé combien il est fidèle dans ses promesses. Parmi ces signes, je crois qu'il nous est permis de compter au premier rang le pèlerinage d'Ars.
Ce pèlerinage, qui a duré plus de trente ans avec un concours et un retentissement extraordinaires, tiendra une large place dans les annales chrétiennes du XIXe siècle. Il donne à la monographie que nous publions une teinte si vive d'originalité et un cadre si splendide, qu'elle semble faite autant pour la poésie que pour l'histoire. Là, en effet, se trouvent réunies à un degré suréminent toutes les merveilles dont nos anciens hagiographes ont illustré leurs récits. Or, nous ne sommes pas à une époque mythique, et personne ne s'avisera de supposer que la vie de cet homme, notre contemporain, porte déjà les traces de l'élaboration légendaire. C'est une histoire qui a ses témoins par mille et par cent mille, et dans laquelle nous voyons tout ce que nous admirons dans les récits du passé, tout ce que nous croyons être d'un héroïsme inaccessible à notre époque, à savoir : une parfaite abnégation, des austérités effrayantes, une humilité sans égale, un amour de Dieu sans bornes, et en retour de cet abandon complet d'une créature à son Créateur, la domination sur les âmes, la puissance de les attirer de loin, de les toucher, de les convertir, de les sauver ; et comme marque de cet empire dans l'ordre spirituel, un pouvoir extraordinaire sur la nature, celui de modifier les conditions ordinaires des choses, de guérir les infirmités corporelles, de lire à livre ouvert dans le fond des consciences, de prédire l'avenir, le don de prophétie en un mot et le don des miracles, qui, s'ils ne sont pas ce qu'il y a de plus grand dans les saints, sont au moins ce qui frappe le plus en eux l'imagination de la foule.
Cet idéal présent de ce qu'il y a de plus extraordinaire dans les légendes d'autrefois, de plus parfait dans la vie des Pères du désert, de plus sublime dans celle de ces thaumaturges que le moyen-âge nous représente traînant après eux les populations enchaînées ; ce tableau des vertus les plus héroïques et les plus modestes, des mœurs les plus austères et les plus douces, de la charité la plus vaste et la plus tendre, de la parole la plus puissante et la plus aimable ; ce tableau qui s'était depuis longtemps éclipsé aux yeux des générations séduites par d'autres images, distraites par d'autres pensées, sollicitées par d'autres attraits, emportées vers d'autres soins, le Curé d'Ars le faisait revivre sous nos regards étonnés. Sa réputation devait d'autant mieux grandir, — grandir au point d'attirer les foules des contrées les plus lointaines, de fixer les regards de la catholicité tout entière, — que, depuis bien des années, on pouvait avoir désappris ce que c'est qu'un SAINT.
La vie miraculeuse de M. Vianney nous rendant le spectacle des œuvres extraordinaires de sainteté qu'on n'avait pas vues publiquement depuis les temps de saint Vincent de Paul et du bienheureux Pierre Fourrier, il en résulte que toutes les vérités mises en action par les exemples de ces grands saints retrouvent aujourd'hui une démonstration vivante, qui en renouvelle l'évidence, qui nous montre que notre oubli ne les détruit pas, et qu'elles conservent toujours leur force et leur fécondité. « Avant d'être venu à Ars, nous disait un homme du peuple, et d'avoir vu le bon père (c'est le nom que les pèlerins donnaient communément au serviteur de Dieu), j'avais peine à croire ce qui est raconté dans la Vie des saints : bien des choses me paraissaient impossibles. Maintenant je crois tout, parce que j'ai vu de mes yeux tout cela et encore plus. »
Grâce à la sainteté récente du vénérable M. Vianney, si nous voulons avoir des yeux pour voir et des oreilles pour entendre, nous pouvons nous convaincre et prouver aux autres que la vitalité de notre foi n'est pas diminuée ; que l'Église n'a rien perdu de sa fécondité primitive ; et qu'en plein soleil du XIXe siècle, elle enfante des hommes, qui en se faisant les disciples et les imitateurs du divin Maître deviennent les plus sages, les plus bienfaisants, les plus aimables, les plus saints de tous les hommes et entraînent leurs semblables à leur suite, dans la voie où ils marchent, qui est celle du bonheur, de la vérité et de la vertu.
Sans doute ce n'était pas la première fois qu'on avait vu se produire dans le monde ce grand phénomène d'attraction qui soulève les masses, les arrache à leur indifférence et les précipite tout émues sur les pas de la sainteté. Les premiers disciples du Sauveur avaient senti descendre sur eux, du haut de sa croix, l'effet de la divine promesse : « Ils avaient attiré tout à eux (S. Jean, XII, 32) » On avait vu des bourgades, des cités, des tribus entières, de vastes contrées s'ébranler aux prédications de leurs successeurs. Plus tard, les déserts de la Syrie et de la haute Égypte se peuplèrent à la voix des Paul, des Antoine, des Pacôme, des Macaire, des Moïse et des Hilarion. Saint Siméon Stylite vit à ses pieds non seulement les Syriens ses compatriotes, mais les Persans, les Arabes, les Arméniens et jusqu'à des gens venus de l'Espagne, de la Bretagne et de la Gaule.
Ces grands mouvements populaires remplissent le moyen-âge. Dès qu'un homme paraît avec l'auréole de la sainteté, avec une grande réputation de savoir, avec une parole puissante, avec une idée nouvelle, éclose à temps pour remuer les multitudes, le bruit qui se fait autour de son nom, le courant qui s'établit autour de sa personne, continuent sur son tombeau. Tels furent Pierre l'Ermite, saint Bernard, saint Dominique, saint François d'Assise, et, à une époque moins éloignée de nous, saint François de Paule, saint Philippe de Néri, saint Vincent Ferrier, saint Jean-François Régis. Mais on pouvait croire que ces temps avaient fui sans retour ; que l'affaiblissement où les cœurs étaient tombés protestait contre toute manifestation d'enthousiasme et de foi ; que, devant une génération désabusée, et à la lumière d'une impitoyable liberté d'examen, les peuples n'étaient plus susceptibles de ce degré d'exaltation qui permet de les dominer et de les conduire.
À cette opinion aussi fausse qu'affligeante, le pèlerinage d'Ars est venu donner un solennel démenti. Si saint Jérôme, en parlant d'une des phases du IVe siècle, a pu écrire qu'un jour l'univers s'étonna d'être arien, en pensant à ce qui s'est accompli sous nos yeux pendant trente ans, nous pouvons presque dire, par un témoignage meilleur et plus heureux, que la France, surprise de trouver en elle-même une vivacité de sentiments catholiques, une abondance de vie religieuse, un besoin de croire et de vénérer qu'elle ne soupçonnait pas, s'étonna d'être si hautement et si franchement chrétienne. Ars semble être la protestation du XIXe siècle contre l'incrédulité de son devancier. À une époque où l'indépendance de la pensée a été portée à ses dernières limites, n'est-ce pas chose merveilleuse que de voir, au sein du peuple le plus spirituel et le plus éclairé de l'Europe, de hautes et fières intelligences se courber devant un pauvre curé de campagne comme devant un Père de l'Église ? Je ne sais s'il y a eu un exemple d'une telle puissance depuis saint Bernard.
Les premiers qui vinrent à Ars furent des âmes d'élite, avides d'une direction plus haute et plus ferme, des âmes troublées cherchant le repos de la conscience, mais surtout des pauvres espérant recueillir une part dans les aumônes du saint Curé, et des malades en réclamant une autre dans ses prières. Ainsi l'apostolat du M. Vianney commença, comme celui de Notre-Seigneur, par les affligés, les pauvres et les petits. Saint François de Sales remarque que la bonté est une des bases de la renommée. On commença à se dire dans le voisinage combien le Curé d'Ars était doux envers les coupables, patient envers les scrupuleux, indulgent envers les faibles, compatissant envers les malheureux, secourable envers tous. Les pécheurs venaient trouver ce bon prêtre, qui les accueillait en pleurant ; les pauvres accouraient vers ses mains bienfaisantes, qui n'avaient rien à donner et qui donnaient toujours ; les affligés savaient que ses lèvres étaient une source abondante de lumière et de consolations ; ceux qui étaient agités de doutes savaient qu'elles donnaient une force victorieuse à la vérité. Les justes venaient aussi, car son cœur était un foyer d'amour auquel se réchauffaient tous les cœurs.
Connu d'abord d'un petit nombre, la vertu du serviteur de Dieu se répandit de proche en proche et lui amena tous les jours de nouveaux admirateurs. Les exemples d'austérité que nous avons rapportés au livre précédent, les faits merveilleux qui se rattachent à la fondation de la Providence, d'autres encore que nous ne connaissons pas eurent bientôt fait le tour de la Bresse, du Beaujolais, du Lyonnais, du Forez, du Dauphiné et de la Bourgogne. Il y eut une chronique d'Ars qui se mit à courir de ville en ville, de chaumière en chaumière, déposant dans la mémoire du peuple un immortel fondement à la réputation de M. Vianney. Pour lui, au milieu des marques éclatantes de la confiance publique, le sentiment qui prenait dans son cœur un plus rapide accroissement, c'était la défiance de lui-même. Que de bien à faire ! oh ! s'il avait pu s'échapper pour laisser la place à un plus digne ! Ce fut là le point de départ de cette tentation qui ne cessa de l'obséder toute sa vie. Elle avait, comme on le voit, ses racines dans l'humilité.
Mais plus le bon Curé prenait soin de se cacher et de s'anéantir, plus la faveur publique s'obstinait à la tirer de son obscurité volontaire. C'est la promesse faite par l'Évangile : « Celui qui s'abaisse sera élevé. » Dieu ne donne la gloire qu'à la condition qu'on la portera sans en être ébloui et en se montrant plus grand qu'elle.
C'est ainsi que le concours s'établit entre 1825 et 1830.
Plus tard, une guérison célèbre, qui fut d'abord accueillie avec enthousiasme et saluée du nom de miracle, vint donner un nouvel essor au pèlerinage. Bientôt, ainsi qu'on devait s'y attendre, car c'est le procédé ordinaire de l'esprit humain vis-à-vis des bontés de Dieu, il y eut contre ce fait éclatant la réaction de l'incrédulité, de la faiblesse et de la peur. Beaucoup de ceux qui avaient été les premiers à acclamer le miracle le nièrent à outrance pour se faire pardonner d'y avoir cru. Mais l'effet subsista dans les masses, et le bon sens populaire continua à y voir la manifestation d'un pouvoir qu'on ne peut venir à bout de méconnaître entièrement, et qui se venge de nos ingratitudes par ses bienfaits.
De nombreuses guérisons opérées coup sur coup devant les reliques de sainte Philomène, dans les années qui suivirent, amenèrent beaucoup de monde. « Mais ce qui a le plus augmenté l'affluence, c'est M. le Curé par ses prières pour la conversion des pécheurs. La grâce qu'il obtenait était si forte qu'elle allait les chercher, sans leur laisser un moment de repos (Note de Catherine) » Nous croyons, en effet, que ce que l'opinion publique honora d'abord en M. Vianney, fut cette force immense d'intercession, ces mains toujours élevées entre le ciel et la terre pour attirer les bénédictions de l'un et la confiance de l'autre, ces supplications toujours actives, toujours ferventes, ces torrents de prières et de larmes sans cesse répandues aux pieds de Dieu, qui veut qu'on l'implore et qu'on le fléchisse.
LA GRÂCE ÉTAIT SI FORTE QU'ELLE ALLAIT CHERCHER LES PÉCHEURS. On ne saurait mieux dire, et voilà en feux mots l'origine du pèlerinage d'Ars. La Providence a voulu que, pendant trente ans, les populations du XIXe siècle, si amoureuses de toutes les vanités, vinssent en foule rendre hommage à l'humilité et à la simplicité. Pendant que les beaux esprits de nos jours s'évertuaient contre la confession et ses influences, le peuple leur répondait en allant se confesser à Ars. C'est autour du CONFESSEUR que le mouvement s'est fait d'abord. (...)
Le vœu de saint Philippe de Néri de n'avoir aucune heure, aucun moment à lui ; M. Vianney arriva bien vite à cet état de glorieuse sujétion. Si le Stylite se fit attacher à un rocher afin de ne pouvoir, encore qu'il le voulût, dépasser dans ses mouvements la longueur de sa chaîne et de n'avoir la liberté que de contempler le ciel et de soupirer après Notre-Seigneur, le Curé d'Ars avait aussi sa chaîne : c'étaient ces âmes qui le rivaient à son confessionnal. (...)
Il y a des faits et des services d'un ordre si profond qu'ils n'acquièrent tout leur éclat que sous le regard de l'histoire et devant la postérité. Nous croyons qu'il en sera ainsi du pèlerinage d'Ars. Ce qu'il y a eu de plus visible, de plus palpable et qui a le plus saisi l'admiration et la reconnaissance des contemporains, n'en est pas le côté le plus consolant et le plus sérieusement beau. Comme en est convenu le saint Curé lui-même, « on ne saura qu'au jour du jugement le bien qui s'est fait dans ce petit coin de terre privilégié. »
(Vie de J.-M.-B. Vianney par Alfred Monnin)
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