Qu'on se figure maintenant, si l'on peut, les sentiments qui devaient agiter ces grandes foules composées surtout de malades et de pécheurs, surnaturellement guéris et convertis, rendus à la santé et à la grâce ! Là, on savait se frapper la poitrine et se prosterner sans l'avoir appris ; là, on retrouvait tous les accents sublimes de l'âme pour gémir et chanter tour à tour, pour pleurer de joie et de douleur. Là, des personnes qui ne se seraient jamais rencontrées ni pénétrées ailleurs, se groupaient instinctivement à l'abri de cette bienveillance inépuisable, où chacun à son tour trouvait une affinité, un secours, une lumière, une force. Rien n'appelle la confiance comme la confiance : elle naissait à Ars naturellement de la sécurité que le bon Père répandait autour de lui. De même que dans ces lieux privilégiés, où la Providence, qu'on y méconnaît trop souvent, a donné aux eaux une vertu curative, les conversations roulent sur les infirmités du corps, là elles roulaient sur les infirmités de l'âme, sur les infortunes et les accidents de la vie qui y amenaient leurs victimes. Les amitiés qui se formaient, les correspondances qui se nouaient, les relations qui s'établissaient à la suite, n'en étaient que plus douces et plus durables. Les chrétiens se connaissent promptement : au premier regard, au premier salut, au premier mot, ils sentent entre eux le lien fraternel d'une même foi et d'un même amour. Il ne faut qu'un peu d'aménité et de savoir-vivre pour rendre intimes des rapports d'où le soupçon est naturellement exclu.
Après avoir été amenés à Ars par l'éclat des prodiges, les pécheurs y étaient retenus par un charme indéfinissable. L'incrédule ne pouvait pas plus méconnaître ce charme que s'en défendre. L'étranger, conduit par le hasard ou le caprice, le ressentait aussi bien que le pèlerin dévot attiré par l'espérance et l'amour. Ce charme allait droit au cœur, pour le réjoui s'il était pur, et le renouveler s'il était coupable. Il y avait dans l'atmosphère de ce petit village quelque chose d'inexprimable et de divin qui pénétrait à la fois l'âme et le corps, reflétant dans le calme et le bien-être de l'un la paix et la sérénité de l'autre. Au milieu même du mouvement qu'y entretenait l'arrivée quotidienne de douze voitures publiques, c'était un cadre paisible et silencieux qui prédisposait aux pensées graves. Rien n'y ressemblait à ce qu'on voit ailleurs. Les figures y étaient reposées, les conversations sérieuses, l'animation même qui y régnait n'excluait pas le recueillement. On n'était plus en France et au XIXe siècle ; on pouvait se croire en plein moyen âge, dans un de ces grands cloîtres au seuil desquels les bruits de la terre finissent.
Le paysage lui-même, par sa tranquillité et sa douceur, contribuait à former ces religieuses impressions. Elles devenaient plus vives à mesure qu'on approchait de l'église et du presbytère, en sorte que la source d'où elles découlaient paraissait être surtout dans ces lieux. Dès l'abord on était pénétré. Il s'opérait une sorte d'épanouissement dans l'homme intérieur. Peu à peu les souffrances morales se voilaient, un nuage chargé d'un fluide bienfaisant semblait s'étendre sur l'âme : la rosée qu'il y répandait adoucissait toutes les amertumes de la passion, tout ce qu'il pouvait y avoir de cuisant et d'enflammé dans les désirs, d'âpre et de personnel dans les regrets. On oubliait les petitesses de la vie vulgaire et les exemples mauvais ; on ne sentait plus que la sainte protestation de la conscience contre le mal, et l'énergique désir de le combattre au-dedans et au-dehors de soi-même. On se trouvait si bien à Ars qu'on n'aurait plus voulu s'en aller, si ce n'est pour monter au ciel sans repasser par le monde. On aurait souhaité d'y finir sa vie, d'y avoir son tombeau. On ne se contentait pas de le désirer, plusieurs personnes de différentes conditions ont réellement quitté leur résidence et leurs relations dans le monde pour s'ensevelir dans cette solitude, à l'ombre de la sainteté, et y préparer leur âme à la seconde vie. Ce n'est pas sans émotion que nous avons lu sur une croix de bois, qui marque au cimetière la sépulture d'un étranger, cette belle inscription : UBI CRUX, IBI PATRIA.
(Vie de J.-M.-B. Vianney par Alfred Monnin)
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