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samedi 15 décembre 2018

Histoire de la possession des Ursulines de Loudun, et des peines du Père Surin (4/4)



HISTOIRE ABRÉGÉE


DE LA POSSESSION DES URSULINES DE LOUDUN,


ET DES PEINES DU PÈRE SURIN



Source






TROISIÈME PARTIE



Qui comprend les peines du père Surin.


LIVRE PREMIER


Les peines cruelles de mon obsession de l'âme et du corps.


CHAPITRE PREMIER



INTRODUCTION



J’ai été long-temps en doute si je devais mettre par écrit les choses que j’ai à dire en cette partie. La raison pour ne le pas faire est qu’elles sont si étranges et si peu croyables, que ceux qui les pourront lire les prendront pour de vraies fantaisies, et des imaginations d’un esprit égaré, qu’il serait plus sage de céler que de déclarer. La raison aussi pour le faire est qu’on pourra prendre de ce récit sujet de glorifier Dieu, et de mettre de plus en plus sa confiance en celui qui assiste si puissamment ses serviteurs en toutes sortes de travaux. Et comme il pourrait arriver en divers occasions que l’on souffrît de pareilles épreuves, on pourra tirer quelques lumières de cette expérience, et ceux qui auront plus de connaissances et de foi que moi, verront comment Dieu tire des portes de la mort et des plus profonds abîmes de l’enfer ceux qui y sont tombés, s’il faut ainsi parler, tant par sa permission que par la rage des démons qui peuvent cela et bien davantage, lorsqu’il leur permet.
De plus on pourra par ce fidèle récit s’établir fortement dans la fidélité envers Notre-Seigneur, en considérant comment il secourt dans les maux extrêmes ceux qu’il engage par sa providence en des combats avec l’enfer ; fondés sur ce principe incontestable, que quand nous entreprenons quelque chose pour Dieu, en sa vue et par obéissance à sa conduite, il faut se persuader que nous entrons tellement dans les desseins de sa providence adorable, qu’il emploie sa bonté, sa sagesse et sa puissance en notre faveur, en sorte qu’il ne nous arrive rien que ce ne soit pour notre bien, comme je l’ai éprouvé, ne m’étant engagé dans cette affaire que par obéissance à l’église et à mes supérieurs, avec la confiance que plus les maux qui m’en arriveraient seraient grands et les attaques des démons fortes, plus Notre-Seigneur me fortifierait. Je n’ai point été trompé dans mon attente ; car je puis dire et j'ai cette pensée fortement gravée dans mon âme, que de tous les biens que j’ai reçus de la divine bonté, après ma vocation au christianisme et à l’état religieux, le plus grand c’est l'affaire de la possession de Loudun où la providence a bien voulu m’employer, parce qu’elle a été l’occasion des plus grandes grâces que Dieu m’ait faites. Ce qui m’éloigne beaucoup du sentiment de ceux qui ont déploré mon sort, pour avoir été engagé dans cette affaire. Car je dois rendre ce témoignage à la vérité que jamais Notre-Seigneur n’a permis qu’il me soit arrivé aucun mal ou inconvénient déplorable au sens humain qu’il n’ait tiré de là le sujet d’un plus grand bonheur, et que moi-même je n'en aie par sa grâce retiré un tel fruit, que ce m’a été une occasion plus singulière d’en bénir et d’en remercier son infinie bonté.


CHAPITRE II


Dieu permet aux démons de lier et resserrer les puissances de mon âme

et de me causer de grandes peines d’esprit, après mon obsession manifeste
.


La mère prieure étant délivrée des démons qui la possédaient, je sortis aussi de l’obsession manifeste, qui me rendait la présence du démon fort sensible, et je passai incontinent dans un travail d’esprit du tout extrême. Car au lieu que pendant cette obsession je jouissais d’une vigueur d’esprit et d’une joie extraordinaire, qui m’aidait à porter cette charge, non-seulement avec patience, mais encore avec plaisir et dans une paix très-profonde ; je sentis depuis mes puissances tellement liées qu’il m’était impossible de m’appliquer à aucune lecture ni écriture. Auparavant j’avais la facilité de prêcher, de confesser, de travailler au salut des âmes, nonobstant mon obsession, car encore que je ne pusse faire de lecture pour me préparer ; néanmoins l’assistance de Notre-Seigneur me donnait, sitôt que j’étais en chaire, une vigueur et une chaleur qui me procuraient une facilité admirable, et la liberté de dire tout ce que je voulais, à la satisfaction de mon auditoire, et en apparence au grand profit des âmes ; mais depuis je n’eus plus cette facilité, et voici comment je m’en aperçus.
Après la délivrance de la mère prieure, je fus rappelé de Loudun, et envoyé à Bordeaux pour prêcher ; et voulant m'y disposer, je n’en pouvais venir à bout : de sorte que je jugeai qu’il n’y avait aucune apparence de consentir à me charger de cette fonction. Néanmoins mettant ma confiance en Dieu, et dans l’obéissance je me proposai de commencer par les Carmélites, qui désiraient que je prêchasse à leur grille durant l’avent et le carême, les dimanches et les fêtes ; ayant dessein de leur dire simplement et sans appareil ce que Notre-Seigneur me mettrait à la bouche. Cela se fit donc ainsi.
Il se trouva peu de personnes le premier dimanche de Pavent. Je parlais suivant l'impétuosité de mon esprit. Au second sermon il vint une si grande quantité de monde pour m’écouter, qu’il fallut mettre une chaire haute ; et la troisième fois que je prêchai, je fus obligé de monter dans la grande chaire qui était au milieu de la nef, à cause du nombre des auditeurs qui augmentait toujours ; j’avais de la peine, voyant que je ne pouvais pas mettre un demi-quart d’heure de préparation à mes sermons ; et je ne pouvais comprendre pourquoi le peuple, et même les plus qualifiés de la ville, se rendaient-là. Je sentais déjà dans mon intérieur un effet de serrement, et une incapacité entière d’agir en toute sorte de mouvements corporels. Ce serrement durait jusqu’au moment où j’allais monter en chaire, et quelquefois il était si grand que j’étais résolu, après avoir dit deux mois, de me retirer, comme me trouvant mal, parce qu’en effet je ne pouvais ni penser ni parier. Cependant dès que j’étais en chaire, je sentais une dilatation dans mon sens intérieur, et une chaleur d’esprit si forte, que je déchargeais mon cœur comme une trompette, avec une puissance de voix et de pensée, comme si j’eusse été un autre homme. Cela arriva particulièrement le Vendredi-Saint, que n’en pouvant plus et me voyant si abattu, si languissant, si serré en mon sens et en ma parole, je pris la résolution de cesser et de quitter toute action publique ; mais je voulus ce jour-là faire un effort. Je montai donc en chaire avec une extrême peine, car j’étais serré jusqu’au mouvement de mes pieds. Il y avait un grand auditoire ; mais mon esprit était si accablé et si étourdi, que je ne savais comment pouvoir y satisfaire. Mais après avoir fait le signe de la croix, je sentis un tel feu dans mon esprit, et une telle vigueur dans ma poitrine, que je parlai durant trois heures avec force, et je lus fort touché aussi bien que mes auditeurs.
Tel fut mon état toute cette année 1639, de ne pouvoir rien faire autre chose que de chercher mon texte dans l’évangile, et de me mettre en la présence de Dieu, en m’abandonnant à lui. Alors il me venait en deux mots comme un plan sur mon texte, et je demeurais dans l’incapacité de rien ajouter, jusqu’à ce qu’étant en chaire, j’eusse fait le signe de la croix. Il se faisait pour lors en moi une ouverture comme d’un tuyau qui se déchargeait dans mon esprit avec une telle abondance de lumière et de force, que tous eussiez dit que c’était un torrent qui m’entraînait. Je m’y abandonnais, et Dieu y donnait sa bénédiction. Ce resserrement dont je viens de parler avait déjà eu quelques commencements dès Loudun ; mais je recevais des communications de Dieu, qui faisaient des réparations très-fortes avec des notions des choses divines, et des feux spirituels très-ardents, qui tous les jours se déclaraient, de manière que je ne pouvais douter que cela ne vînt de Dieu, puisque ces opérations surpassaient toutes les forces de la nature.
Je confesse même que plusieurs années avant d’aller à Loudun, je m’étais fort resserré moi-même, sous prétexte de me fortifier et de me conserver dans la présence actuelle de Dieu. Quoiqu’il y eût en cela quelque chose de bon, il y avait de grands excès dans la gêne et la contrainte de mon esprit ; et voilà pourquoi j’étais dès ce temps-là dans un rétrécissement blâmable, quoique ce fût par un bon motif. Les opérations de la grâce que Dieu me communiqua depuis pendant mon obsession dilatèrent ce cœur rétréci ; et les consolations très-douces dont il me favorisait dans ce temps-là, faisaient grand bien à la pauvre nature resserrée et accablée à l’excès, surtout quand il était question de servir le prochain.
Car m’étant trop usé par de fausses idées, de récollection et de mortification, qui accablent le corps, de qui Dieu veut que l’on conserve les forces, afin de le servir dans les fonctions du ministère sacré, Notre-Seigneur par sa miséricorde voulut contrecarrer le démon, qui, en m’obsédant, avait dessein de me perdre entièrement et de me rendre incapable de servir Dieu dans mon emploi.
Au reste, ces divines opérations étaient si abondantes et si fortes au commencement, que je ne pouvais souvent empêcher qu’elles ne parussent en l’assemblée de nos pères de Loudun, qui y formaient comme une petite communauté. Outre cela, tous les soirs je ressentais des effets de grâce si signalés, que je ne pouvais douter que cela ne vînt de l’assistance de mon bon ange. Ainsi ces opérations qui se manifestaient malgré moi en présence des religieuses à qui je faisais aussi des conférences, dilatant de plus en plus mon sens et mon esprit, augmentaient tellement mes forces spirituelles et corporelles, et firent un tel changement dans mon corps, qu’en moins de deux mois je changeai de complexion, et de maigre et exténué que j’étais, je devins gras et d’un grand embonpoint, si bien que je prêchai toute cette année-là, nonobstant que le diable m’obsédât au-dedans.
Mais ensuite Notre-Seigneur le permettant, le démon prévalut de telle sorte, et me resserra si fort, que je perdis la faculté de tous mes mouvements, même de la parole : et vers la fin de 1638, que je sortis de Loudun, j’étais si accablé que je n’eus plus le pouvoir de prêcher ni d’agir en la conversation, et je tombai dans la plus grande humiliation qu’on puisse imaginer. Car toute la vivacité qui semblait venir de Notre-Seigneur au milieu de mes peines, et de cette disposition serrante, se changea et s’amortit de telle sorte, que je devins faible et abattu, jusqu'à ne pouvoir ni parler, ni marcher, ni écrire, ni me donner aucun mouvement, comme je le dirai dans la suite : ce qui fit que la nature étant réduite à toute extrémité, vint enfin à succomber.


CHAPITRE III


L’origine de cette peine du corps et de l’esprit ;

mon pèlerinage au tombeau de saint François de Sales.


La mère Jeanne des Anges, comme je l'ai déjà dit, quoiqu’elle eût de la vertu, et qu’elle modérât toutes ses passions, n’avait cependant pas fait tout le progrès qu’elle devait, pour mourir parfaitement à elle-même. Elle avait suivi un train commun, ne s’appliquant pas à se convertir à Dieu de toutes ses forces. C’est pourquoi les démons qui la possédaient, avaient pris sur elle un tel ascendant, qu’ils se servaient contre elle de toutes les malignités dont ils sont capables. Entr’autres effets de leur malice, celui-ci est remarquable. Lorsque j’arrivai à Loudun, les sorciers et les sorcières venaient faire leurs abominations dans sa chambre, avec toutes les saletés inconcevables, sans qu’elle pût fermer les yeux, ni s’empêcher de voir ce qui se passait en sa présence : ce que le démon faisait pour la désespérer.
Voyant donc l’état déplorable de cette fille, et m’étant offert à Notre-Seigneur de porter moi-même son état de possession, pourvu qu’elle fût délivrée ; je fus exaucé, et le démon eut permission de m’obséder entièrement. Isacaron me tourmentait jour et nuit par les tentations d’impureté les plus horribles ; Léviathan travaillant au-dehors sous la figure de la plus belle, mais de la plus lascive créature, augmentait de beaucoup la tentation. Dans tous ces combats mon recours était à la sainte Vierge tenant son fils entre ses bras. Je me moquais de tous les efforts de ces malheureux esprits, les regardant comme des chiens qui veulent mordre ceux qui les blessent, mais qui ne peuvent rien faire, parce qu’ils sont attachés. J’entrepris tout de bon, avec le secours divin, de conduire la mère à la perfection parles voies de la mortification, de l’oraison et de l’humiliation, malgré toutes les résistances des démons, qui disaient qu’ils ne céderaient pas.
Faisant donc ainsi la guerre aux ennemis de Dieu et de notre salut, il n’est pas surprenant qu’ils me la fissent à leur tour pendant presque tout le temps que je restai à Loudun, me tourmentant par l’obsession. Mais qu'ils aient continué depuis et durant tant d’années, c’est ce qui étonnait tout le monde. Car ayant été délivré de cette obsession manifeste, presque aussitôt que le dernier démon fut sorti de la mère ; un matin lorsque j’y pensais le moins, je me trouvai non seulement troublé dans le sens naturel avec des emportements qui me rendaient méprisable ; mais je paraissais comme un homme possédé, contre la forme que doit avoir un prêtre et un religieux ; de sorte que nos pères qui étaient encore avec moi furent obligés de m’exorciser, non comme on faisait dans mon obsession, lorsque j’exorcisais la mère et que j’étais jeté par terre ; mais tout-à-fait comme une personne qui a entièrement perdu le sens et la raison : ce qui n'avait point paru en moi jusqu’alors, n’y ayant eu que des efforts qui venaient de dehors, et Dieu me conservant toujours la paix de l’esprit.
Outre cela je tombai tout d’un coup en défaillance et dans un mal si terrible, que je ne pouvais faire aucun mouvement corporel sans une peine extrême ; si bien que tous les mouvements nécessaires à la vie, comme le manger, le sommeil, etc., me coûtaient tant, que pour avoir du repos, j’étais obligé de m’abstenir de tout. Néanmoins, comme j’étais encore dans ma jeunesse, et qu’un principe de grâce me portait aux actions du service de Dieu, et au bien du prochain, je m’appliquais aux choses de mon devoir avec un tourment continuel. Ainsi étant envoyé en Guyenne, je m’engageai à la confession, à la prédication, et généralement à tout ce qu’on me commandait, malgré mon obstacle secret, qui me causait de cruelles peines. Cet état me dura près de trois ans.
Je fus même huit mois entiers sans pouvoir proférer un seul mot ; et si faible, que j’ai été plus de vingt ans sans pouvoir écrire une seule ligne. Étant en ce temps-là dans la Guyenne, je me mis en devoir d’accomplir le vœu que j’avais fait, si la mère des Anges était tout-à-fait délivrée, d’aller au tombeau de saint François de Sales. Je partis donc le dimanche de Quasimodo, et m’en allai en Savoye par Toulouse et par Avignon, étant toujours privé de la parole ; et comme j’avais peine à correspondre aux nécessités de la vie, mon compagnon de voyage suppléait à tout à mon défaut.
Ce qui me causait un plus cruel tourment, c’est que je ne pouvais communiquer mes peines d’esprit, ni me confesser durant les huit mois que dura mon interdiction de parole. Elle fut levée néanmoins à la rencontre de la mère à Lyon, quand nous nous associâmes pour retourner au tombeau de saint François de Sales, d’où je venais. Lorsque je fus en chemin avec elle, la faculté de parler me revint peu-à-peu ; en sorte qu’au retour de ce second voyage d’Annecy, passant à Moulins, et y disant la messe, la parole me fut rendue suffisamment pour prêcher, comme je fis, à un prieuré de l’ordre de Fontevrault, près de Loudun. De là je m’en retournai à Bordeaux par le Poitou et le Limousin, et je me trouvai enfin la parole si libre, qu’à mon retour à Bordeaux je prêchai depuis en plusieurs villes toute l’année 1639.
Mais l'année d’après, je retombai dans des impuissances et des infirmités plus grandes que jamais, excepté que je ne perdis pas tout-à-fait la parole, ayant le pouvoir de nie confesser et de parler quelque peu. Mais mon resserrement devint si grand, et mon esprit entra dans un abattement et un découragement si étranges, que l'angoisse où je fus réduit me rendait un spectacle pitoyable et effroyable en même-temps.


CHAPITRE IV


De la peine de réprobation que j'ai soufferte pendant plusieurs années.


À cette oppression se joignit une tentation de réprobation si furieuse, qu’il me paraissait ordinairement que j’étais effectivement damné, sans aucune espérance démon salut. Car quoique j’eusse lu beaucoup de choses dans les auteurs mystiques sur la nature de cette peine, je ne pouvais jamais me persuader que cela me fût arrivé de même, et rien de ce qu’on me disait ne pouvait me faire impression pour me détromper. Ainsi je tombai tout-à-fait, quant au sentiment, dans le précipice du désespoir.
De plus, Notre-Seigneur disposait tellement les choses par sa providence, que les plus spirituels de mes supérieurs contribuaient à me donner cette mortelle douleur ; et il n’est pas croyable combien de personnes contribuaient à mon mal. Car tous ceux de notre compagnie qui me voyaient, ne me disaient que des choses décourageantes : les uns, que c’était un châtiment que Dieu m’envoyait pour m’être trop élevé ; d’autres, que Dieu ne me bénirait point, parce que j’étais trop désobéissant ; d’autres enfin, que Dieu avait permis au diable de me tromper et de m’aveugler, parce que j’étais plein de présomption. Outre cela on ne saurait croire combien de choses se passaient dans mon âme, qui me portaient à cette conviction de ma réprobation.
Ce n’est pas que Notre-Seigneur ne me secourût au milieu de ces persécutions et de ces peines. Un de nos pères, qui était à la vérité le seul de son sentiment, me disait, pour me consoler et me porter à la confiance, que mon mal n’était qu’une épreuve. De plus, la mère des Anges, qui depuis sa délivrance recevait souvent des visites de Notre-Seigneur et de son saint ange, assurait que Dieu me tirerait de là. Une autre bonne fille, nommée Madeleine Boinet, illustre en grâces et très-favorisée du ciel, confirmait la même chose. Mais ces personnes, et toutes les autres qui me disaient du bien, ne pouvaient me consoler en aucune manière ; car je croyais fermement que le démon les trompait, et que je ne devais pas faire fonds sur leurs paroles, ce qui faisait que, m’abandonnant à ma douleur, mon angoisse était si extrême, qu’il n’entrait dans mon âme rien qui put la consoler.
D’ailleurs, le mépris qu’on faisait de moi allait à un tel excès, que je semblais être anéanti devant Dieu et devant les hommes, d’un côté mon âme était dans une désolation inexplicable. Elle n’apercevait rien de la part de Dieu qui lui donnât du soulagement ; et d’un autre côté, tout lui était contraire de la part des hommes. Ainsi de toutes parts toutes les portes étaient fermées pour moi à la paix et à la joie.
En ce temps-là on devait tenir à Bordeaux la congrégation provinciale pour l’élection d’un général de notre compagnie. Le père provincial pensa que moi, qui devais être de cette assemblée, j’étais hors d’état, non-seulement d’y paraître, mais même de rester dans la ville, à cause que ma misère me rendait incapable de toutes choses. Il m’envoya à Saint-Macaire, petite ville à sept lieues de Bordeaux, pour y demeurer tandis que l’assemblée se tiendrait. Je partis à l'heure qu’on me marqua, et je m’embarquai avec un de nos pères qui me tenait compagnie. Il fallut mettre pied à terre à une lieue de Saint-Macaire , et je fis cette lieue avec une extrême difficulté, vu mon impuissance de marcher.
Arrivé à Saint-Macaire, où je suis présentement que j’écris ceci, je fus logé dans une chambre qui donnait sur la rivière, et qui était extrêmement élevée, parce que la maison est bâtie sur un rocher, au pied duquel passe la Garonne, et que l’infirmerie où j’étais est au troisième étage. Je passai quelques jours en cette maison dans une désolation aussi grande que j’eusse jamais éprouvée de ma vie, parce que j’étais toujours dans la conviction de ma réprobation.
Cet état ne semblera, à ceux qui n’en ont aucune expérience, qu’une imagination creuse et une rêverie ; parce que le sens commun et naturel sur lequel notre foi s’appuie, sert tellement de rempart aux objets affreux de l’autre vie, que dès qu’un homme dit qu’il est damné ; les autres traitent cela de folie ; mais croire que l’on est damné, est une chose que plusieurs personnes très-sages ont cru d’elles-mêmes, comme le bienheureux Henri de Suzo, de l’ordre de saint Dominique, saint François de Sales, notre père saint Ignace, qui fut un jour sur le point de se précipiter dans la pensée que Dieu l'avait rejeté pour jamais. Sainte Madeleine de Pazzi et sainte Thérèse, qui appellent ces tentations des pensées infernales. Le bienheureux Jean de la Croix et d’autres qui ont écrit de ces peines , ne disent pas que ce sont des folies, mais que Dieu permet que de très-bonnes âmes soient tourmentées de la sorte.
Je n’avance pas pourtant ceci pour me laver du reproche qu’on m’a fait publiquement d’être un vrai fou ; puisque je suis tombé dans cet inconvénient d’une manière si authentique, que ce serait presque choquer le sens commun de dire que non. Ce n’est point, dis-je, pour me laver de ce reproche ; car je confesse, à la gloire de mon Dieu, que je n’ai pas craint de passer pour tel. Il y a long-temps que je me suis donné à Notre-Seigneur pour cela, et pour avoir à mon chapeau ce beau bouquet que tout le monde rejette, â la suite d’une méditation de nos règles, où notre père saint Ignace veut que nous soyons disposés à être tenus pour fous, sans en donner pourtant aucune occasion criminelle.
Comme j’avais eu ce désir fortement imprimé dans mon cœur, je m’étais figuré cet état comme un grand bonheur, qui devait me rendre semblable à Jésus-Christ chez Hérode. L’occasion s’en étant présentée, Notre-Seigneur m’a fait la grâce de prendre ces rebuts et ces mépris publics avec quelque douceur.
Étant donc à Saint-Macaire, persuadé de ma damnation, et croyant certainement que Dieu m’avait rejeté et condamné ; les motifs m’en paraissaient si forts et si puissants, que je ne pensais pas qu’aucun homme du monde y put résister. Je fus attaqué d’une forte suggestion de me jeter par la fenêtre de la chambre où j’étais logé, qui répond au rocher sur lequel la maison est bâtie. Cette pensée me venait d’une manière tout-à-fait affreuse, et je passai toute la nuit à la combattre. Le matin j’allai devant le Saint-Sacrement à la petite tribune qui est vis-à-vis le grand autel, et j’y restai une partie de la matinée. Un peu avant le dîner je me relirai dans ma chambre. Comme j’entrais, je vis la fenêtre ouverte ; je m’en approchai, et ayant vu le précipice pour lequel j’avais eu ce furieux instinct, je me relirai au milieu de ma chambre, vis-à-vis la fenêtre.
Là je perdis toute connaissance, et soudain comme si j’eusse dormi, sans aucune vue de ce que je faisais, je fus élancé vers cette fenêtre, et jeté à trente pas de la muraille jusqu’au bord de la rivière, mon bonnet quarré en tête, mes pantoufles aux pieds et ma robe sur le dos. Le dire commun est que je tombai sur le rocher, et que de là je fis un saut jusqu’au bord de la rivière, contre un petit saule qui se trouva entre mes jambes, et empêcha que je ne tombasse dans l’eau. En tombant, je me cassai l’os de la cuisse tout en haut.
Il y avait un de nos pères dans la galerie, qui crut que l’on jetait un paquet pour mettre dans le bateau, et l’envoyer à Bordeaux. Il a rapporté que je tombai tout d’un coup sur le bord de l’eau, et ne heurtai point contre la roche ; ce qui est plus croyable. Dès que j’eus touché la terre de mes pieds, je tombai en arrière à cause de la fracture de ma cuisse. Un paysan qui passait, vint à moi ; et le père qui était dans la galerie, ayant donné avis de ce qui venait de se passer, on vint me secourir, et on m’emporta dans la maison. Je demeurai vingt-quatre heures sans connaissance ; on me mit au lit, et on laissa un homme auprès de moi pour prendre garde à ce que je ferais, avec ordre d’avertir lorsque je serais expiré. Ayant demeuré le temps que j’ai dit sans entendre, ni ouvrir les yeux, enfin je revins à moi, et je parlai au garde, qui alla avertir les pères, le médecin et le chirurgien, lesquels étant venus, trouvèrent que ma cuisse était rompue.
Au même instant que cet accident m’arriva, un huguenot se présenta pour passer l’eau au même endroit où j'étais tombé, et en passant il se railla de ma chute ; étant passé, il remonta sur son cheval, et dans la prairie, en un beau chemin fort uni, son cheval le jeta par terre, et il se cassa un bras, ce qui lui fit dire : Dieu m’a puni de ce que je me suis moqué de ce père qui avait voulu voler, puisqu’étant tombé de moins haut, il m’arrive un même malheur.
Le lieu en effet d’où j’étais tombé était assez haut pour me tuer. Je fus néanmoins emporté en ma chambre, et de là à Bordeaux, où ma rupture fut pansée ; en sorte que les os étant remis, cette jambe se trouva plus courte que l’autre. Les médecins dirent que je devais m’attendre à ne marcher qu’avec des béquilles, et qu’au changement de saison et dans les frimats, j’y sentirais des douleurs ; mais qu’on y remédierait par des fourrures. Cependant depuis ma guérison, nonobstant que ma jambe soit courte, je n’ai jamais cessé de marcher dans les occasions, et n’ai jamais senti aucune douleur en cette cuisse.
Quand le temps se mit au froid, lorsque, pour obéir au médecin, je voulus me servir d’une fourrure de peau d’agneau qu’on m’avait fait faire, l’ayant chaussée, je sentis une impétuosité d’esprit qui me porta à l’ôter et à la jeter bien loin. Je n’ai eu depuis aucune peine à marcher, non plus que si je n’avais point eu de mal. Il est vrai que Notre-Seigneur me donna la confiance que cela n’empêcherait pas les choses de son service. Je fus pourtant contraint, avec le temps, de prendre un petit bâton pour m’appuyer. Quand j’ai voulu user de ma jambe pour mon soulagement, comme pour me promener, j’ai toujours senti qu’elle me manquait ; et quand je m’obstinais à marcher, je tombais comme un sac de blé. Mais lorsqu’il fallait aller pour le service de Dieu ou du prochain, j’ai toujours trouvé des forces, et je suis dans cet usage depuis dix-huit ans que cette chute m’est arrivée.


CHAPITRE V


De la tentation de me tuer qui m’a duré sept à huit ans.


L'affliction que je recevais de la forte conviction où j’étais que c’en était fait de mon salut pour une éternité, fut telle que je ne songeais en ce temps-là qu’aux moyens de me tuer ; non que je fusse capable de mépriser ce qui me paraissait être un péché en cela comme en toute autre chose ; car jamais mon cœur ne fut en telle disposition, que je ne fusse déterminé à fuir tout ce qui était péché mortel ; mais c’est que le diable avait tellement obscurci ma raison, qu’il me semblait toujours que c’était Dieu même et la raison qui me commandaient de me tuer. La chose vint à telle extrémité, que pensant que l’ordre de Dieu était que je me comportasse comme une âme damnée ; lorsque je faisais quelque bien, je m’imaginais sortir de cet ordre, et ne pouvoir rien faire de pis que de me comporter en homme de bien. L’état des damnés, disais-je, est de faire toujours du mal, n’ayant plus de grâces pour le bien. Il me semblait que le désir que je conservais pour le bien était le plus grand mal dont je fusse capable à cause que c’était m’opposer à l’ordre divin, et que Dieu m’ayant déjà jeté dans l’ordre du mal, il ne fallait pas que j’en sortisse. Comme je me confessais néanmoins de temps en temps, je disais à mon confesseur que mon plus grand péché, et celui qui me pesait le plus sur la conscience, était de faire des actions d’homme de bien, étant damné comme j’étais ; et jamais mon confesseur ne put tirer autre chose de moi, parce qu’en effet je le croyais.
Je croyais aussi que cette loi de Dieu me pressait de me rendre en enfer au plutôt. C’est pourquoi j’avais une si grande impétuosité de me tuer, qu’allant dans les rues, je ne voyais jamais un puits que je ne fisse quatre ou cinq pas pour me jeter dedans ; et lorsque j’allais vers la rivière, je prenais toujours la pente pour m’y précipiter. Quand j’étais dans ma chambre en repos, ou dans mon lit, je songeais toujours à m’aller jeter par la fenêtre, ou dans un puits, ou dans la rivière, afin que l’ordre de Dieu fût accompli, et sa justice satisfaite. Je me suis souvent levé la nuit et me suis mis aux fenêtres qui donnaient sur la rue pour m’y jeter, voulant que mon corps fût trouvé sur le pavé.
Je croyais ne pouvoir rien faire de mieux en mon état présent, et tous les jours je faisais quelque nouvel effort pour me tuer. J’allais pendant la nuit chercher des couteaux, pour me les enfoncer dans la gorge. Une fois j’en tins un toute une nuit sans pouvoir l’enfoncer ; car Notre-Seigneur disposait tellement les choses par sa providence, ou que je ne trouvais point de couteaux, ou qu’ils n’avaient pas de pointe, ou que la force me manquait pour exécuter mon dessein. Enfin, sept ou huit ans durant, j’ai eu un continuel désir de me tuer. J’ai même été plus de cent fois à la sacristie, pour me pendre derrière le tabernacle où reposait le Saint-Sacrement ; et ma joie était que l’on me vit ainsi pendu. J’ai été plusieurs heures et de jour et de nuit pour accomplir cette action ; mais Notre-Seigneur y mettait toujours quelqu’obstacle.
Malgré ce furieux penchant, j’avais un désir continuel de servir Dieu, et quand je trouvais occasion de parler de lui, je le faisais de manière que ceux qui m’écoutaient en étaient fort touchés ; et moi-même j’en étais pénétré ; mais cela ne diminuait point la croyance que j’avais toujours d’être damné ; je disais que j’étais damné, mais que Dieu étant ce qu’il est, il méritait que sa créature lui rendît service pour lui-même et pour lui seul : en sorte que je brûlais du désir qu’il fût honoré ; j’allais quelquefois aux Carmélites, et ces bonnes filles me demandaient quelques exhortations, je leur parlais d’un cœur si touché, qu’elles en étaient fortement excitées à l’amour divin, et moi-même j’en étais tout embrasé, dans la vue que Dieu mérite infiniment d’être aimé et servi.
Quoique pénétré de ces bons sentiments, je ne pouvais augurer que je fusse dans les bonnes grâces de Jésus-Christ ; mais je me croyais tellement rejeté de Dieu, et j’en étais si persuadé qu’il me semblait que ceux qui sont en enfer ne le sont pas davantage. C’est une merveille que n’ayant aucune espérance de pouvoir jamais servir Dieu et l’aimer, je brûlasse néanmoins du désir qu’il fût aimé de toutes les créatures. Je disais des paroles effroyables qui étonnaient tout ceux qui m’entendaient, et pendant que mon âme brûlait d’un feu très-ardent du divin amour, je raisonnais comme ferait un damné ; en sorte que quand tout le genre humain aurait lâché de me persuader le contraire, cela n’eut fait aucune impression sur mon esprit pour m’en ôter la créance.
Les marques extérieures, comme j’ai dit, correspondaient au sentiment intérieur et à la conviction de mon esprit, si bien que c’était pour moi un abîme dont il m’était impossible de sortir sans une grâce spéciale. Je n’entrais jamais dans aucune assemblée, comme au sermon ; je ne trouvais rien devant moi à quoi je fisse attention, que je n’entendisse, ne lusse, ou ne visse quelque chose qui me confirmait dans cette persuasion. Quand j’entrais dans une église où l’on chantait au chœur, toutes les fois, sans y manquer, j’entendais un verset qui marquait cela. Comme j'entendais un jour le sermon à Saint-Projet, à Bordeaux, je trouvai que le prédicateur disait : qu’il y avait des personnes qui dès cette vie étaient actuellement dans la damnation ; soit qu’il le prononçât en effet, soit que le démon me le fit accroire, cela augmenta cruellement ma peine.
Une autre fois étant à l’infirmerie, accablé de m al, un père de ceux qui venaient me voir, homme sage et fort docte, comme je roulais à l’ordinaire dans mon esprit la pensée de mon malheur, me dit très-distinctement des paroles qui ne pouvaient venir que du diable, ce qui était une pure illusion de cet esprit d’enfer.
De plus, on me donna un jeune frère à l’infirmerie, qui couchait près de moi. Il parlait en dormant, et me disait des choses effroyables qui répondaient à mes pensées lugubres. Enfin, tout se rencontrait de telle manière avec l’état misérable que je portais, et m’y enfonçait si avant, qu’il ne fallait pas moins qu’une grande miséricorde de Dieu pour m’en tirer. La tentation de me tuer était si continuelle, qu’il n’y avait ni lieu ? ni occasion où mon âme ne fût réduite comme à l’extrémité. Tout ceci se passa ensuite de l'accident qui m’était arrivé à Saint-Macaire.


CHAPITRE VI


Étrange impression, dont j’ai été tourmenté contre Jésus-Christ,

et diverses hérésies dont Dieu m'a délivré.


Dans le temps que j’avais la tentation de me tuer, je fus aussi attaqué d’une étrange peine contre Notre-Seigneur Jésus-Christ, et d’une manière si naturelle, qu’il semblait qu’elle vînt de moi. Mais j’ai bien connu depuis que le démon en était l’auteur, parce que cette impression était tout-à-fait contraire aux inclinations que mon cœur avait eues auparavant, et qu’il a eues encore depuis, grâce à la divine bonté. Cette tentation était une jalousie effroyable contre l'humanité de Jésus-Christ, de ce qu'elle avait été élevée à l’union hypostatique plutôt que moi ; car, quoique nous ayions assez de malice pour nous juger dignes de toutes les faveurs et de toutes les grâces des autres ; néanmoins mon âme n’ayant jamais eu aucune naissance d’une telle vanité, je crois assurément que c’était le démon qui m’imprimait cela du sien. Je regardais alors cette pensée avec un extrême déplaisir, et je sentais en moi-même une rage incroyable de ce que cet heureux sort de l’union divine n’était pas tombé sur moi.
Je ressentais aussi des impressions toutes semblables à celles des magiciens, et je m’étais persuadé que je pouvais donner le diable à qui je voulais ; ce qui me confirmait dans cette pensée, c’est qu’en effet Notre-Seigneur permettait que les personnes à qui je m'imaginais avoir envoyé le démon, fissent des choses étranges qui paraissaient des signes manifestes, ou d’obsession, ou de possession ; cela me causait une peine très-grande, car il me semblait que j’étais une peste parmi les autres religieux. Cette impression venait de mon imagination emportée avec rapidité, et mue par une impulsion du malin esprit, sans que je le connusse, ni que j’en pusse être le maître.
Ayant ainsi donné le démon à un religieux, à ce qu’il me parut ; (car cela se faisait dans mon idée sans grande délibération) ce religieux fit effectivement en ma présence d’horribles extravagances. Une autre fois, étant accouru avec les autres auprès d’un père qui se mourait, afin de prier pour lui, j’eus une furieuse impulsion de lui envoyer le démon, ce qui me donna une extrême horreur ; cependant comme j’avais l’imagination fort affaiblie, et que j’étais fortement porté à le faire, il me sembla que j’avais consenti à cette pensée criminelle et diabolique. Ce qui me le persuada, c’est que ce moribond qui avait dit jusques-là des choses excellentes et très édifiantes, se mit alors dans une grande violence et dit tout haut que quelque diable venait là pour le tourmenter. Cela me causa une telle douleur, que j’en fus accablé, me regardant comme un abominable qui ne restait dans le monde que pour faire du mal à tout le monde.
J’eus encore l’impression de diverses hérésies, et surtout de celle de Calvin touchant la présence réelle. Je ressentais cette impression d’une manière si rive et si vraisemblable que quoique Notre-Seigneur m’eût donné de très-grandes preuves, outre celles de la foi catholique et des expériences indubitables de sa présence réelle au Très-Saint-Sacrement ; néanmoins j’eus le besoin d’une grande grâce pour sortir de ce mauvais pas.
Pendant plusieurs mois l’hérésie des Manichéens sur les deux principes, l’un du bien, et l’autre du mal, me fut encore si puissamment gravée dans l’esprit, que je pense que j’aurais écrit des livres pour la défense de cette erreur. En dînant, il me semblait que je discernais le principe qui agissait sur les viandes, et que je sentais les effets malins de quelques-unes et les bons effets des autres, quoique le goût des unes et des autres fût bon, ce qui me paraissait se trouver particulièrement dans les fruits, et me causait un étrange embrouillement dans l’âme. Car, outre la peine que cela me faisait, j’éprouvais aussi, à cause de mon imagination affaiblie et de la tentation, des effets étranges qui me confirmaient sans cesse dans la fausse croyance des deux principes, et je ne la discernai qu’après en avoir souffert l’impression pendant deux mois ; mais j’en eus l’esprit rempli pendant plus de six. Après ce temps-là, il ne m’en resta aucun vestige, et je n’en sais que ce que j’en ai lu dans les confessions de saint Augustin.
Enfin j’ai souffert durant plus de vingt ans des impressions d’impureté inconcevable. Ce n’était point comme dans le temps de mon obsession manifeste à Loudun ; mais d’une manière si naturelle et si continuelle que je ne crois pas durant tout ce temps avoir eu de relâche, et d’une telle force, que je puis dire en vérité que la tentation allait jusqu’à la fureur. Je ne puis mieux exprimer ce que j’ai souffert en cette matière que par les paroles de Saint-Paul : Dieu m’a laissé un aiguillon de ma chair, un ange de Satan pour me tourmenter.
Nonobstant cela, je fais cette protestation, qu’il n’est rien au monde tel que de servir Dieu, et de s’abandonner humblement à sa conduite, Notre-Seigneur m’a toujours conservé dans le dessein de lui être fidèle, et de ne me dédire jamais du vœu que j’aie fait. Quoiqu'en ma jeunesse j’aie eu les idées et les impressions que donne la nature, néanmoins ni alors, ni depuis jusqu’aujourd’hui, je n’ai rien éprouvé qui ait passé les forces de la grâce et de mon libre arbitre. Mais on ne peut comprendre jusqu’où peuvent aller les combats qu’il faut livrer aux ennemis de notre salut, qui m’en avaient fortement menacé à Loudun, et jusqu’où l’on doit porter les choses dans le service de Dieu, qui mérite tout et ne nous doit rien.


CHAPITRE VII


Les mauvais traitements que je reçus lorsque je parus hors de mon bon sens.


Le mal où je tombai dans la persuasion où j’étais de ma damnation, persuasion fondée sur les opérations diaboliques qui se passaient en mon intérieur, et que je croyais venir de moi, fut si grande, et mou sens s’affaiblit de telle manière, que je ne savais plus enfin comment me tenir. Outre que la peine extrême que j’avais à faire le moindre mouvement, lequel pourtant m’était aussi nécessaire que la vie, m'affaiblit tellement la tête par la résistance qu’il fallait faire aux obstacles, que j’en vins enfin aux termes de ne pouvoir marcher, ni me soutenir, ni m’habiller, ni remuer, non pas même pour porter le morceau à la bouche.
D'ailleurs, les étranges apparitions que je me figurais être de Notre-Seigneur qui semblait me maudire et me rejeter, me causaient une peine extrême, et qui passe toute mesure. Car alors, me semblait-il, j’avais le sens tout entier. Ajoutez à cela le désir de plaire à Dieu, et de le contenter en toutes choses. Tout cela joint ensemble donnait une telle gêne à mon imagination, que je me trouvais comme plié en moi-même et prisonnier, n’ayant aucune puissance d'aller pour me récréer tant soit peu, ni pour traiter avec personne. Ainsi, toute ma force et ma capacité se réduisaient à m’occuper sans cesse l'esprit de mon malheur, d’avoir mérité par mes péchés occultes d’être damné dès cette vie. Je n’attendais que l’heure de mourir, pour être jeté dans les ténèbres de l’enfer, et je n'avais plus d'autre occupation que de me voir dans la cruelle nécessité de subir la juste loi que Dieu impose à ceux qui sont privés de sa grâce et de sa bienveillance pour jamais, qui n’est pas seulement d’obéir eu ce pays malheureux à Lucifer et aux autres démons, dont les damnés sont les esclaves, sur lesquels ils ont droit de faire main-basse pour les tourmenter à leur gré, et selon que leur malice et leur rage les inspirent, mais encore à Dieu même en sa justice sans miséricorde, et à Jésus-Christ, comme juste juge, dont la rigueur était représentée à mon âme d’une manière si terrible que je ne pouvais douter que cela ne fut réel, ni imaginer rien de plus sûr, car cela avait l'autorité d’un Dieu.
Celui que je savais avoir dit qu’il était doux et humble de cœur, et qui dans sa gloire porte le même caractère de douceur et de bénignité, digne de ce Dieu qui est la bonté essentielle : celui-là même est le Dieu de l’enfer dans sa justice, comme il est le Dieu de l’amour dans sa gloire. Oui, il est le Dieu de l’enfer ; mais le Dieu le plus terrible et le plus effroyable qu’on puisse imaginer, quand il châtie les réprouvés.
C’est pourquoi dans ma peine je recevais tout ensemble, et l’impression de son autorité souveraine, et celle de sa fureur, qui est, si j’ose le dire, une mer de sévérité et de rigueur qui passe toute mesure. En cet état j’avais des impressions si grandes de la colère de ce juge redoutable, qu’il n’y a pas dans le monde de peine qui en approche. Ah ! je voudrais que les hommes qui ont si peu de crainte de cette justice divine, eussent quelques-unes de ces vues de la sévérité du Tout-Puissant que j’ai senties.
Pour moi, j’ai passé des nuits entières comme si déjà j’eusse été damne et plongé dans l’enfer, voyant auprès de moi Jésus-Christ sur son trône, avec le regard le plus insupportable, ordonnant, contre moi, des peines qui me font souvenir de ces paroles de Job : Scribis contra me amaritudines ; et les démons qui étaient toujours prêts à exécuter les ordres de ce juge. En sorte que, quoique je visse bien que je n’étais pas en enfer actuellement, et que je ne brûlais pas, néanmoins j’avais des vues imaginaires de Jésus-Christ, comme du plus grand ennemi que j’eusse. Toute sa Majesté était devant moi sans aucun trait de bonté, ayant les démons pour ministres de sa justice. Dans cet état, les foudres étaient lancées contre moi, tantôt de sa divine majesté, tantôt de la sainte Vierge, et tantôt des saints qui m’apparaissaient d’une façon si horrible, qu’il n’est pas possible d’en donner une juste idée.
Si je m’endormais, j’étais quelquefois réveillé en sursaut de la part du saint dont on faisait la fête ce jour-là, quoique d’ailleurs je n’en susse rien ; mais le cherchant dans le calendrier, je l’y trouvais. Par exemple, le jour de Saint-Edouard, roi d’Angleterre, je reçus de sa part une furieuse nouvelle, comme une vive impression avec une colère horrible qui tombait sur moi, et je pense certainement qu’il en est de même en enfer ; une autre fois j’eus une idée effroyable de Saint-François de Borgia, ainsi de plusieurs autres, avec des effets si accablants et si tuants, que rien en ce monde ne peut égaler ces tourments.
Voilà les idées qui m’occupaient jour et nuit, et je ne pouvais m’en distraire à cause de l’incapacité où j’étais de marcher ; il me fallait demeurer là comme une bête attachée à une muraille, sans aucune force pour me mouvoir, toujours tendu à ma peine et à ma misère, ce qui me causa un tel affaiblissement que je perdis ce que la raison laisse de force pour se régir et se gouverner soi-même ; j'étais réduit à faire ce qui m’était intérieurement commandé par mon imagination égarée et poussée par l’esprit malin qui avait pris sur moi le même droit que sur un esclave, sans que je pûsse m’élever à rien d’humain, de doux et de libre, non plus qu’une âme damnée, comme je faisais des choses déraisonnables, très-indécentes et déréglées, pressé que j’étais de les faire, ainsi qu’un esclave par son comité ; ce n’était pas sans raison que l'on me prenait pour un fou, et que l’on me traitait comme un insensé, quoique Notre-Seigneur au fond me laissât la raison aussi saine que je l'ai maintenant que j’écris ceci, n’y ayant que mon imagination de troublée, ce qui causait à mon esprit une peine inconcevable. Car ceux qui me voyaient agir, ne savaient pas la violence que je me faisais pour me retenir, et il m’était impossible de le dire ; de sorte que cela leur donnait une juste occasion de m’avoir en aversion et de me châtier comme on châtie les fous. Cela m’était bien sensible, parce que j’avais mon discernement entier : mais j’étais incapable de le faire comprendre, ni d’agir autrement.
Notre-Seigneur permit même qu’on me donnât au frère qui disposait de moi en directeur ; et tous les autres s’en déchargeaient sur lui. J’étais abandonné à sa discrétion, et quoiqu’il fût assez bonhomme, néanmoins les grandes extravagances que je faisais le portaient souvent à se fâcher. Je le voyais bien ; je prenais des mesures pour le contenter, mais je ne pouvais retenir mes folies, et la crainte des coups qu’il me donnait n’était pas capable de les modérer. Car celle loi horrible qui me dominait ? me faisait faire ce que je ne voulais pas. Si bien que j’accomplissais à la lettre ce passage de Saint-Paul : Je fais le mal que je ne veux pas ; et cela avec un gémissement profond, et une douleur cuisante de mon âme.
Il n’y avait alors personne qui ne jugeât que j’avais l’esprit tout-à-fait dérangé, et comme un enfant de trois ans. Cependant je ne fus jamais plus sérieux dans mon sens, ni plus attentif à Dieu dans ma raison, ni plus désireux de le satisfaire ; mais jamais moins en état. Au contraire, j’étais fou en tout ce que je faisais par un dérèglement d’imagination que je ne pouvais retenir. De sorte que ce pauvre frère qui avait soin de moi, et qui par tendresse naturelle avait quelque pitié des coups qu’il me donnait, se désistait de me frapper, voyant que cela ne me rendait pas plus sage. Mais d’autres fois il allait à de grands excès ; et je me souviens que Notre-Seigneur permit un jour qu’il entrât dans une telle impatience contre moi (et vraiment je lui en donnais sujet pour la raison que je viens de dire), qu’il prit un gros bâton noueux, et m’en donna tant de coups par la tête, que je m’étonne comment il ne me la cassa pas, car je croyais alors effectivement qu’il m’assommerait, et néanmoins je ne pouvais rien faire qui lui marquât ma disposition intérieure.
Il me donnait aussi de terribles coups de poing par le visage, en sorte qu'il en était tout meurtri de contusions noires ; ceux qui me voyaient me demandant ce que c’était, je répondais que c’était des coups que j’avais repus à la guerre ; on pensait que je m’étais heurté, car il n’y avait personne qui ne me prît pour un insensé, et vraiment ils en avaient sujet, parce que j’en faisais les actions ; plus elles étaient ridicules, plus je les faisais, si j’en avais le pouvoir ; car souvent la force me manquait pour les exécuter.
Quoique ce frère fut un bonhomme, je ne puis m’empêcher de soupçonner qu’il y avait un peu de sa faute. Il pouvait se comporter autrement, et ne pas aller jusqu’à ces traitements horribles. Je pense qu’il n’en était pas le seul auteur ; mais que dans ces rencontres le démon le transportait et l’agitait, comme il m’est presque manifeste par les choses qu’il me disait. Ainsi, quand il me maltraitait avec ce bâton, il me parlait comme s’il eut été possédé ; et je vis, ce me semble, un respir que les hommes ne font point ordinairement, semblable à celui des personnes possédées, que nul ne connaît que ceux qui en ont l’expérience. Après ce soupir, il entra en effet dans un si grand excès, que quelque fût celui qui nous eût vus lui et moi, eût cru que c’était une tragédie d’enfer. Il est vrai qu’il s’en repentait après, mais il ne s’amendait pas pour cela. Il mourut sans fièvre, avec d’extrêmes douleurs de tête qui l’accompagnèrent jusqu’au dernier soupir ; et l’on s’étonna que ce mal, sans autre accident, causât sa mort.
Il faut que j’ajoute, qu’outre ce frère qui me maltraitait de la sorte, d’autres se mettaient aussi de la partie pour se divertir de moi, quoique je ne puisse approuver ces manières. Ils me faisaient d’étranges pièces, me traitant en fou, comme je le paraissais extérieurement ; mais au fond je ne l’étais pas plus que je ne le suis à présent ; un d’eux entre autres, voulant se jouer de moi, me mit dans une occasion de mépris considérable, et me dit, étant seul avec moi, plusieurs choses absurdes voyant que j’étais sans discernement ; et Notre-Seigneur a permis que celui-là soit devenu fou de manière que personne n’en doute, quoique ce fut un bon religieux et un honnête homme.
Un autre père assez considérable étant entré dans l’infirmerie où j’étais assis sur mon lit, s’approcha de moi, et m’ayant regardé longtemps, me donna un bon soufflet quoique je ne lui fisse rien, et s’en alla ensuite. Personne ne fut témoin de cela : il est mort depuis eu homme de bien.
Si je n’avais pas cru que j’étais damné, et pris cela pour des effets de la justice divine, je confesse que ces mépris et ces mauvais traitements eussent été pour moi des délices, après avoir tant de fois désiré de passer pour fou, puisque l'heure en était venue. Maintenant lorsqu’on me méprise, ce qui arrive souvent à cause du passé, je le ressens à la vérité, mais peut-être pas tant que je le ferais si je n’avais point passé par ces épreuves.
Notre-Seigneur me fait aussi la grâce, même depuis que je suis sorti de cet état affreux, que très-souvent les jeunes gens prennent leur passetemps à faire des railleries de moi, quoique je ne fasse rien qui leur donne aucun lieu de me soupçonner de folie ; et lors même que je paraissais fou au-dehors, je n’ai jamais été un seul moment sans avoir le jugement libre.


CHAPITRE VIII


Certaines choses particulières qui m’arrivèrent pendant que j'étais tenu pour fou.


J'ai dit que durant le temps que tout le monde me tenait pour insensé, il n’y avait qu’un seul père qui fut d’un sentiment contraire, et qui même dans nos congrégations provinciales, et partout où il était, il soutenait toujours que je n’étais nullement fou, avançant des exemples pour prouver son opinion, et disant que mon état n’était qu’une épreuve : mais son sentiment fut jugé si singulier, qu’on lui défendit de parler davantage de moi dans ces assemblées. Ainsi les plus sages et les plus sensés de notre compagnie jugèrent définitivement, et sans aucun appel dans leur congrégation provinciale, que j’avais l’esprit perdu ; et on ne doit pas en cela les blâmer, puisque les hommes ne sont tenus de juger que par les effets et la conduite, qui en moi était celle d’un vrai fou. Cependant, parmi toutes les actions extravagantes que je faisais par la faiblesse de mon imagination troublée, par la croyance que j’étais damné, et par la pensée qu’étant banni de la région du bien, et relégué absolument dans celle du mal, qui est l’état des damnés, je devais faire ce que Dieu voulait à la façon des démons qui ne peuvent plus faire le bien ; jamais Dieu n’a permis que j'aie commis rien d’injuste, de pénible aux autres, ni de contraire au sens commun, nonobstant les impressions étranges que j'en avais. Car pour ces sortes de choses j'étais toujours dans l’impuissance de les exécuter. Ainsi, lorsqu’étant seul dans la chambre j’étais fortement pressé d’y mettre le feu, je me trouvais dans une telle faiblesse que je ne pouvais me remuer, quoique je fisse tous mes efforts pour en venir à bout, ou bien la présence de quelqu'un rompait le coup. Enfin, pour éviter ces accidents, on jugea à propos de me lier et de m’enfermer, pendant que j’avais toute la peine que la raison peut avoir de ne pouvoir résister à ces méchantes impressions, faisant extérieurement ce que je détestais dans le cœur.
Malgré tout cela, mon âme ne perdit jamais l'attention à Dieu, ni le désir de faire ce que je croyais être sa volonté. Maïs le malheur de cet état était que je croyais que Dieu m’ayant mis dans le mal par la damnation, je ne devais point me donner au bien, et néanmoins il sortait de mon âme une volonté de me tenir avec fidélité à ce que Dieu voulait.
Il est difficile, je l’avoue, de comprendre comment une âme étant éloignée par le désespoir de tout désir exprès du bien, pouvait néanmoins avoir la volonté d’être fidèle à Dieu. Il est vrai cependant que je sentais dans mon cœur une loi de ne point me retirer, ni même relâcher de ce qui était de son service, quoique j’en fusse exclus, me semblait-il, par ma conduite, et que je me crusse privé pour toujours de la grâce et de la gloire.
De plus, outre l’attrait intérieur qui me portait à ne rien faire contre la volonté de Dieu, lorsque mon âme n’était pas actuellement dans les impressions du mal, elle désirait de se conformer à Jésus-Christ, se livrant à lui pour honorer les délaissements et les abattements de sa sainte humanité, avec des douceurs incroyables qui se répandaient intimement dans mon fond, mais qui disparaissaient bientôt ; lorsque les impressions du désespoir se réveillaient en moi, ces douceurs étaient accompagnées d’unions avec Notre-Seigneur très-délicieuses, et dont le souvenir me touche fort maintenant. Comme j’avais ces attraits si puissants pour Jésus-Christ, je ne pouvais me passer d’avoir auprès de moi un crucifix qui me fortifiait beaucoup par sa présence, et néanmoins me causait une peine extrême, à cause des impressions que j’avais de sa colère.
Il me souvient sur ce mélange de grâces et de tourments qu’étant un jour allé aux Recollets (car on me permettait quelquefois de sortir, quand j’avais un peu de forces,) je ressentis une telle peine de la présence de Jésus-Christ au Saint-Sacrement, lorsque j’approchais de l’église, que je n’osai jamais y entrer ; et je menai mon compagnon dans le couvent rendre visite à un homme de qualité qui y demeurait. Pendant tout le temps que je restai là, je sentais comme si Notre-Seigneur m’eût lancé des coups de fondre du saint tabernacle. Ces coups ravageaient mon âme d’une manière inexplicable, et je n’eus point de repos que je ne fûsse sorti au plutôt de ce monastère.
Quand la fête du Saint-Sacrement approchait, j’avais un désir incroyable de voir passer la procession, et j’allais en effet pour voir passer le Saint-Sacrement et l'adorer. Un jour, pour le voir plus commodément, je montai à une échelle qui atteignait à une fenêtre d’où je pouvais le voir aisément. Au moment donc qu’il passait, j’avais un amour très-grand qui me portait à le voir sous le dais. Mais sitôt que j’eus jeté les yeux sur la sainte hostie, je fus saisi d’une terreur si épouvantable, que je tombai tout-à-coup de l’échelle comme si la foudre m’eût frappé, et je pris la fuite au plus vite, comme pour me sauver de la présence d’un Dieu si terrible, dont la vue m’était insupportable, car en ce moment j’eus dans mon esprit une opération qui était comme une vue intellectuelle par laquelle je pensais voir dans la sainte Eucharistie un homme armé qui me lançait des foudres.
Ceci était bien différent de ce qui s’était passé dans mon obsession et dont j’ai parlé autre part ; lorsqu’on m’exorcisait et que j’avais deux impressions contraires pour le Saint-Sacrement, l’une d’aversion, l’autre d’amour ; car pour lors, l’amour et le désir de Notre-Seigneur occupaient mon sens intérieur, et l’horreur que j’avais de lui venait du démon ; voilà pourquoi mon âme était peinée comme si elle eût été elle-même le démon et actuellement damnée, et néanmoins il y avait en même-temps en quelqu’autre partie de mon intérieur un amour intime pour Jésus-Christ ; je crois que ces terreurs ont produit bien des grâces dans mon cœur, quoique je ne les connûsse pas alors.


CHAPITRE IX


De quelques autres peines qui me furent très utiles.


L’horreur du désespoir qui me tenait était si pressante et si continuelle, que je puis dire qu’absolument je n’avais point de relâche sinon en quelques heures où l’impression n’en était pas si vive, si bien que pendant vingt ans cet esprit de désespoir était le dominant de mes peines, qui, comme je l’ai déjà dit, étaient cruellement augmentées par des visions très-pénétrantes imprimées dans mes puissances intérieures, sans que je pûsse discerner comme Sainte-Thérèse le dit des bonnes, si elles étaient dans la vue de l’âme ou du corps ; car il semble que tout en était rempli.
La plus terrible que j’aie jamais éprouvée en celle de Jésus-Christ, qui m’apparut diverses fois si manifestement, que je n’ai jamais rien vu si clairement, surtout un jour qu’étant obligé de marcher pour aller à la messe, je faisais un tel effort à chaque pas, que vous eussiez dit que j’allais rendre l’âme. Dans cette extrême défaillance, Jésus-Christ m’apparut en l’air ; je vis sa taille, son visage et son habit. Son visage était tellement en colère, qu’il n’y a point de force d’esprit qui le puisse soutenir. Je crois sérieusement que c’est ainsi qu’il se montre à un impie qui meurt dans son impiété, pour lui prononcer sa sentence, cela me donna une telle frayeur, que je suis surpris comment je ne suis pas mort sur la place. J’étais alors dans l’angoisse d’un homme qui veut se confesser, et qui ne le peut ; tant les désolations qui saisissent alors une âme sur le point d’être condamnée sont extrêmes. La mienne était si désolée et si détruite, qu’elle était réduite à n’en pouvoir plus ; étant bouleversé de fond en comble, jusqu'à ce que m’étant remis sur mon lit je reçus quelque soulagement, mais bien léger.
Cette apparition de Notre-Seigneur m’est encore arrivée plusieurs fois, tandis que l’impression de damnation dominait en moi, surtout un jour qu’un de nos pères voulant me mener à la campagne chez un de ses amis, j’eus dessein d’entendre la messe ayant de partir. Car comme j’entrais dans l’église de Saint-Simon, je vis auprès de moi Jésus-Christ à la hauteur d’une pique, qui me menaçait, le visage en colère, et me défendait l’entrée de son église, comme si j’eusse été un démon ou son cruel ennemi. Il faut sans doute que dans ces occasions, si je n’étais pas en péché mortel, et que ces visions ne s'adressassent pas à moi, mais au démon, il faut, dis-je, que ce méchant esprit fut tellement uni à mon âme, qu’il parut être une même chose avec mot. Car je sentais partout cette guerre de Jésus-Christ ; tout cela tenait mon âme dans un effroi qui s’augmentait en toutes rencontres, même dans les actions les plus nécessaires à la vie, et je n’en pouvais faire aucune que je ne sentisse en moi cette opposition de Dieu ou de Jésus-Christ qui me disputait jusqu’aux moindres mouvements, comme il fait aux damnés et aux démons, quand ils veulent se soulager en quelque chose.
Cela m’arrivait surtout quand je voulais boire : j’y sentais une opposition formelle, comme si elle eût été de Dieu ; et parce que le vin me donnait des forces et du soulagement, il me semblait que Dieu s’opposait à cela, et m’ôtait le vase de la bouche, de sorte que l’angoisse de mon âme était si grande, que je ne pouvais faire en paix aucune action naturelle, toutes m’étant disputées ; il m’est souvent arrivé que passant outre, parce que j’étais réduit à la dernière extrémité, et je n’en pouvais plus, le goût du vin m’était ôté, si bien que mon estomac n’en recevait pas plus de force que si c’eût été de l'eau. Ainsi, il me paraissait que je menais véritablement une vie de damné sur la terre, et j’avais souvent la pensée de Caïn, qui s’en allait partout comme un vagabond, fuyant la colère de Dieu. Cet état m’a duré aussi près de vingt ans jour et nuit, avec des angoisses effroyables, étant traité comme un damné sans repos, excepté quelques heures que la nature accablée dérobait pour son sommeil.


CHAPITRE X


Notions très-accablantes que j'eus de la majesté de Dieu.


Pendant tout le temps dont je parle, j’avais une notion de la grandeur et de la majesté de Dieu, qui ne sortait presque point de mon esprit et m’accablait de son poids. Sa justice effroyable se montrait aussi à mon âme comme une indignation habituelle que je ne pouvais attribuer qu’à mes péchés. Cette impression de la grandeur de Dieu m’a laissé dans l’âme une grande crainte de l’offenser, et un désir sincère d’éviter son courroux, dont le poids est insupportable à la créature, qui n’a pas de quoi tenir contre ce géant, quand il veut agir dans sa force. Seigneur, disait Job, y va-t-il de votre honneur d’employer votre puissance contre une feuille que le vent emporte ? Il avait bien raison ; ce que j’en ai éprouvé passe tellement ma portée, que mes forces naturelles y ont succombé, et à peine en puis-je revenir.
De plus, il m’est resté dans l’esprit une haute idée des objets de notre foi et des vérités de l’autre vie, au lieu qu’il n’y a ordinairement que les objets sensibles qui touchent les hommes. Ils ne sont point frappés des choses de la vie future, parce qu’elles sont obscures. L'expérience que j’ai eue de ces grandes vérités dégage des biens présents, parce que les biens de l'autre monde que Dieu découvre en cette vie par une certaine vue expérimentale, quoique proportionnée à l’état de foi, n’ont point de proportion avec ce que nous découvre la lumière naturelle. C’est pourquoi, comme ils passent infiniment notre mesure et sont d’un autre ordre que les biens de la terre, ceux qui ne veulent croire que ce qui est à portée de leurs sens ont plutôt fait de nier ces biens surnaturels que de les pénétrer, parce que cela mènerait à de trop grandes conséquences, dont la première serait de s’amender. D’ailleurs, le dessein de Dieu en cette vie étant d’attirer à lui les hommes par amour, il les tient dans un état de foi, comme plus propre à concevoir les vérités que les visions et les révélations. C’est pourquoi il ne donne guères de ces expériences terribles, telles qu’il lui a plû de m’en donner.
Mais pour revenir à mon sujet, aux approches de Noël, la nuit, je vis le visage de Notre-Seigneur tel qu’il paraît comme je crois aux âmes damnées ; il était d’une beauté et d’une majesté incomparables. Mon âme vit clairement qu’il était Dieu, quoiqu’il m’apparût dans son humanité ; mais son visage n’avait aucun des traits sous lesquels on le dépeint, ni n’était tel que je l’avais vu autrefois dans les apparitions dont j’ai parlé ; il n’avait rien de ce qu’il a lorsqu’il parait dans son amour ; c’est un objet terriblement incompréhensible, et je ne puis douter que ce ne fût un Dieu qui m’apparût alors. Car quoique Dieu réunisse en lui toutes les grâces, la douceur et la majesté possibles ; je vis bien en lui une grandeur, une majesté, une autorité au-delà de toute mesure, avec une beauté vraiment digne d’un Dieu, mais je n’y remarquai aucune douceur ; au contraire, la terreur paraissait si grande sur ce divin visage, qu’il semblait qu’elle dût tout anéantir.
Cette vue me laissa une terrible impression et me confirma si fort dans la croyance que j’avais d’être damné, que quand tout le genre humain eut été là pour me dire le contraire, je n’en aurais rien cru. C’est pourquoi, quand le père Martinot me disait qu’il avait prouvé dans ses écrits qu’on ne peut être damné dès cette vie, ou que quelqu’autre docteur me le soutenait, toutes leurs raisons me semblaient des raisons de paille. L’impression de ma damnation était gravée dans mon âme de telle sorte, qu’il n’y avait que Dieu qui me la pût ôter, parce que ces apparitions, ces idées, ces visions étaient comme autant de cachets qui imprimaient cela dans mon âme d’une manière ineffaçable, ensuite de quoi l'entendement demeurait dans une conviction, que nul objet, nulle raison naturelle ne pouvait diminuer, car toutes les choses de ce monde ne sont rien auprès de ces vues.


CHAPITRE XI


Jugement que portaient de moi les personnes les plus spirituelles.


Quoique j’ai déjà dît qu'on tenait pour assuré dans la compagnie dont j’avais l’honneur d’être membre, que j’étais tombé en démence, quelques-uns passèrent beaucoup plus loin. Plusieurs, même des plus spirituels, avaient une étrange peine à me souffrir, et jugeaient que je me flattais trop par imagination, et que je devais me vaincre ; or, je ne pouvais souvent faire un pas, et lorsqu’il fallait accrocher seulement ma soutane, ce m’était un si grand travail, qu’il m’était presqu’impossible d’en venir à bout ; de sorte qu’il me fallait plusieurs heures pour le faire, et trouver mon repos dans un seul de ces petits mouvements. J’y sentais tant de douleur et un si grand travail de tête, avec un tel bandement de tous mes nerfs, que pour obéir à tout ce qu’on me disait, il fallait me vaincre et passer outre.
C’est pourquoi j’ai fait des efforts qui m’ont nui extrêmement, et c’est un prodige que je n’en aie pas été entièrement détruit, et rendu incapable de revenir jamais de tant de maux, puisque mes efforts allaient jusqu’à détruire le sens naturel, et me précipiter dans des excès contre toute raison, et dans des dérèglements d’esprit que l’on condamnait en moi sans pitié, faute de comprendre en quoi consistaient ces maux d’imagination, et combien leurs effets sont horribles. De mon côté, j’étais hors d’état de les expliquer. Ainsi, on me taxait de faiblesse et de lâcheté. Cependant, ceux qui sont accablés de semblables maux, bien loin d’être découragés, devraient, au contraire, être charitablement supportés et secourus, parce que ces pauvres infirmes ont une entière impuissance à des choses très-légères, et que la nature affaiblie et l’imagination troublée font qu’ils ne peuvent venir à bout de ce que la raison fait faire aux autres avec la dernière facilité, lorsque tout va bien dans l’intérieur. Mais lorsque le dedans est affaibli, on souffre des excès de maux inconcevables, qui ne servent qu’à faire rire les autres, même les plus sages ; et si Dieu ne disposait de tout pour le bien de ses élus, les choses en viendraient à si de grands excès contre ces pauvres infirmes, qu’il y aurait grand sujet de patience pour les uns et pour les autres.
Je ne puis dire à ce propos combien de fois j’ai été arrêté à des bagatelles, et quels maux j’ai soufferts pour des choses qui, étant rapportées aux plus sages de notre compagnie, et aux supérieurs, ne leur donnaient pas moins sujet de rire que de s’indigner, quoique dans mon âme je les jugeâsse des plus graves et des plus importantes. J’ai passé ainsi vingt ans de suite dans ces peines, sans que jamais personne ait pu me porter compassion. Quelques-uns même de mes amis croyaient devoir me témoigner leur affection en me contredisant et me violentant ; ce qui était une des plus grandes cruautés qu’on pût exercer. Ainsi, au commencement que ce mal me prit, mon provincial, homme fort sage, s’étant figuré qu’il fallait vaincre cette impuissance par force, entreprit de me faire évertuer jusqu’au bout, en me commandant, en vertu de L’obéissance, de passer outre. Ce que Notre-Seigneur permit pour me réduire au plus grand accablement que j’aie jam ais senti : car il me fit faire de tels efforts, que je ne crois pas qu’en mourant mon âme puisse ressentir une plus grande agonie. Ensuite de quoi, je demeurai si détruit et si accablé, que j’ai été plusieurs années à me remettre.
Notre-Seigneur a donc permis que pour de semblables misères, j’aie reçu des plus graves et des plus sages de nos pères et d’autres, des oppositions incroyables ; et Dieu m’a fait cent fois connaître que sa providence a des desseins quelquefois pour nous mettre a de certaines extrémités, afin que notre recours soit à lui seul ; et c’est une merveille de voir combien sa bonté m’a aidé pour sortir de certains pas de cette nature. En fait d'obéissance, il a permis que ceux à qui je la devais, se soient obstinés à me faire faire des choses par lesquelles Notre-Seigneur a voulu que je passasse avec des agonies incroyables, non-seulement en ce qui répugnait à mes idées, mais en ce qui excédait mes forces naturelles. Ils ont bien connu depuis qu’ils s’étaient trompés, et m'ont avoué eux-mêmes qu’ils ne l’entendaient pas, ne croyant pas que je dûsse sortir jamais de mes misères.


CHAPITRE XII


Accident mémorable arrivé à un frère qui me servait dans mes infirmités.


Je ne puis omettre une peine qui m’arriva en ce temps-là, et qui me procura un grand bien. J’avais un frère qui m’assistait à la chambre, autre que celui dont j’ai parlé ci-devant. Ce frère, quoique vertueux, avait une inclination très grande à soulager son corps, en sorte qu’il s’allait souvent coucher avant l’examen qui se fait le soir dans toute la communauté. Cela m’incommodait beaucoup, parce qu’il fallait qu’il mit ordre à tout ce qui était nécessaire pour la nuit ; et qu'il éteignît la chandelle ; ce que je ne pouvais faire ne pouvant remuer. Néanmoins, pour ne le pas mécontenter, je consentais qu’il anticipât ainsi le temps de son sommeil, coopérant à sa paresse, au lieu de me raidir pour lui faire observer la règle de la maison.
Une fois, et ce fut aussi la dernière que je lui permis cette transgression, comme il allait se reposer à son ordinaire, j’eus quelques remords de ma connivence, et cependant je le laissai faire. Mais Notre-Seigneur m’en fit sentir un châtiment si rude, qu’il mérite bien d’être mis par écrit. Car outre la très-forte répréhension que je repus dans l’intérieur, de ce que je tenais pour peu de chose de perdre le temps de l’examen et de commencer le sommeil dans un temps qu’il faut donner à Dieu, Notre-Seigneur, pour me faire sentir que ce n’est pas peu de quitter l’ordre et l’obéissance d’une maison, et cela pour prendre son repos, sur lequel un peu de diligence et de mortification devait prévaloir, ordonna que, pendant près d’une heure, je souffrisse une peine qui me sembla pareille à celle du purgatoire. Je sentis donc un certain poids de travail si intolérable, que je n’ai pas de termes pour le faire comprendre. Quoique je n’éprouvasse pas l’ardeur du feu, c’était néanmoins comme un poids de la justice de Dieu, avec une forte répréhension, non par parole, mais par un effet qui était notifié à mon âme comme une sentence prononcée, gravée et écrite en moi : ce qui me fut un châtiment si rude, que cela passe tous les châtiments humains. Outre cela, la charge que ce pauvre frère prenait sur lui, et le danger où il s’exposait en se donnant la liberté de se reposer contre l’ordre de l’obéissance, m’étaient représentés si vivement, que je demeurai sérieusement instruit que je ne devais point par facilité, ni par respect humain, me prêter à ce que la sensualité voulait, mais tenir bon à ce qu’on marchât du même train que les autres de la maison.
De plus, comme je pensais à ce frère qui me paraissait un bon homme, mais trop lâche, en favorisant ainsi son corps sans cause légitime, il me fut dit intérieurement qu’il ne persévérerait pas dans la compagnie. En effet, deux ou trois ans après, il fit quelque faute notable pour laquelle les supérieurs le congédièrent. Je l’ai vu dans de grands chagrins depuis qu’il est sorti de la maison. Il me fut très-sensible de voir que de petites fautes négligées se terminassent à de si terribles effets.


CHAPITRE XIII


Les peines que je recevais de la part de mes confesseurs.


Outre les peines que j’ai dites, les personnes qui me conduisaient et devaient me donner conseil, m’en causaient encore une plus grande. Je désirais toujours trouver quelqu’un à qui je puisse communiquer mes angoisses et dire ma vie. Comme il se passait en moi plusieurs choses par la puissance des démons, je les disais sans les accompagner de certaines circonstances qu’il aurait fallu nécessairement expliquer, afin de les faire voir telles qu’elles étaient ; car autrement elles paraissaient tout-à-fait étranges et fort extravagantes. Comme je ne cherchais donc qu’à me découvrir, et que je m’expliquais mal, tous ceux à qui je parlais ne servaient qu’à me rendre encore plus misérable, prenant pour de grands péchés des choses qui n’étaient pas en effet telles qu’elles paraissaient. J’étais toujours après mes supérieurs et les autres jésuites, pour leur rebattre les oreilles de ce que j’avais dans l’âme, et j’éprouvais la vérité de ce que dit Sainte-Thérèse, qu’il n’y a point de peine plus grande ni plus insupportable que celle de tomber entre les mains d’un confesseur timide et trop prudent.
J'en avais un qui ne niait pas le principe qui me faisait agir, savoir, l’affaiblissement incroyable de mon imagination, et peut-être même l’opération du démon. Mais cet homme avait de moi des pensées aussi étranges que moi-même, et s’accordait à me dire que Dieu se lasse enfin de nous chercher sans cesse.
Un autre de grande autorité, qui m’avait fort aidé dans ma jeunesse, prenant mon état dans un sens encore plus étrange et plus funeste, voulut entendre toute ma confession. Je me rompais la tête à force de rechercher et d’éplucher ma conscience, n’étant point capable en ce temps-là d'application à cause de la faiblesse de mon cerveau. Le pis est que je n'avais confiance qu’en ceux qui prenaient ainsi les choses du travers. Véritablement, c’est une terrible chose quand une personne tombe en ces sortes d’affaiblissements ; car l’âme ainsi affaiblie parle comme si elle était dans le sens le plus sérieux du monde ; et le confesseur qui ne peut discerner le principe qui la fait agir, au lieu de la guérir de ses misères, l’y enfonce encore davantage.
Il n’y avait qu’un père qui eût connu mon état durant tout le temps de ma peine, et se moquant de ce que disaient les autres, il faisait tout ce qu’il pouvait pour me fortifier. Mais le croyant dans l’illusion, je le fuyais le plus que je pouvais et je me défiais de lui comme d’un trompeur. Aussi jugeait-il de mon état tout autrement que les autres, et je pensais qu’il y avait une grande illusion en lui ou dans les autres ; ce que je ne pouvais me persuader de ceux-ci.
Il est vrai que Dieu permit souvent de telles obscurités dans les âmes, que le sens commun naturel qui les veut pénétrer, s’y trompe en certaines choses, et qu’il faut une juste lumière du ciel pour en faire le discernement. Dieu l'avait donnée à ce père pour m’éclairer et me consoler ; mais alors je me défiais extrêmement de lui et de plusieurs autres qui parlaient comme lui. Bref, ce temps-là était un temps de grandes ténèbres, non-seulement pour moi, mais encore pour la plus grande partie de ceux qui savaient mon état.
Ainsi, ce père dont j’ai parlé et à qui j’avais fait ma confession générale, et qui m’avait connu dès ma jeunesse, me confirma tellement dans mon imagination, qu’après ce qu’il me dit je ne faisais nul doute que je ne fusse damné. À la vérité, il ne me le dît pas absolument ; mais croyant que les choses étaient telles que je les lui avais confessées, que j’avais vécu en péché mortel depuis plus de vingt ans et que j’avais fait tous les crimes et les sacrilèges que je lui disais, il me plongea dans une mer d'angoisses où mon esprit s’abimait, ce qui acheva de m’accabler ; tous ceux à qui j’avais recours m’en disaient autant ; et un d’eux, homme fort grave et fort avancé, soutenait qu’il y avait dans mon fait un secret jugement de Dieu, qui m’avait voulu abaisser, parce que j’avais voulu trop m’élever. D’autres ajoutaient que je n’avais pas l’esprit de la religion où le ciel m’avait appelé, et qu’ayant voulu prendre des ailes de contemplatif, Dieu avait permis que je fusse humilié dans cette route spirituelle, où tant de gens se perdent. Le seul père qui connaissait mon état n’ayant aucun crédit sur mon esprit, mon mal était sans aucun remède humain, afin que le tout dépendit de la divine miséricorde.
Un autre père, fort homme de bien, mais peu assuré dans les résolutions qu’il donnait, ne sachant où donner de la tête sur mon état, s’avisa un jour, pour achever de me perdre, de dire qu’au commencement Notre-Seigneur fait beaucoup de grâces à une âme, mais que voyant qu’elle lui manque de fidélité, il lui tourne le dos ; or, comme ma conscience me disait que, quoique j’eusse tâché de faire mon possible pour servir exactement mon Dieu, j’avais néanmoins beaucoup d’orgueil, et que par là il avait été facile de l’irriter ; ce que ce père me dit s’imprima si fort dans mon esprit, que je sentais ma perte irréparable, parce que pour me tirer de là, il fallait entrer dans un esprit de pénitence ; et que cependant j’étais si faible, et j’avais la tête si démontée, qu’au lieu de penser à faire pénitence, j’avais plutôt besoin de bons bouillons, de bons traitements et de divertissements, que de mortifications et d’austérités.
Ainsi, le conseil des hommes, l’avis des docteurs et des directeurs, le mépris des jeunes gens, le seul accablement de ma tête qui n’avait aucun objet de stabilité, le haut et le bas, tout cela me venait dans l’esprit et fondait sur moi, si bien que je ne savais que devenir. Je n’avais recours a personne qui pût me servir d’appui, et me donner du repos en quoi que ce soit, et rien ne me procurait du soulagement.


CHAPITRE XIV


L'extrémité du mal ou les hommes me réduisirent enfin par une permission divine.


Comme Notre-Seigneur permit que l’on crût que je n’avais plus enfin aucune raison, la prudence porta ceux de qui je dépendais à me mettre dans une infirmerie, à m’y enfermer sous la clef, à barrer les fenêtres avec des barreaux de fer, à ôter les rideaux de mon lit, et à me laisser là, comme ont fait les insensés.
Dans cet état, un père ministre (ce sont ceux qui chez nous ont soin des choses extérieures,) homme de bien à la vérité, mais rude et zélé, prenant quelque soin de moi, crut que c’était une perfection en lui de contrarier mes idées et mes bizarreries. Il prit donc a tâche par sa conduite extérieure de contrecarrer et de mépriser tout ce qui me concernait. Quand un homme de communauté est réduit en tel état que l’on croit que son affaire n’est que fantaisie et pure imagination, il est difficile de comprendre combien il a à souffrir. Or, c’est l’idée qu’on se formait de ma persuasion que j’étais damné, ne pouvant déclarer les travaux que je souffrais au-dedans, et l’impuissance où j’étais de me mouvoir, qui paraissait une chimère à ceux qui me voyaient.
Il eut fallu souvent, pour me remettre, prendre quelque chose le matin, parce que je ne dormais presque point la nuit, sinon à la dérobée, et que j’étais si abattu, que je ne disais plus la messe depuis plusieurs années.
Le père ministre m’oubliait souvent, et me laissait là comme un homme qu’on croit extravaguer ; et les délaissements étaient si grands, qu’il était souvent deux heures après-midi qu’on n’avait pas songé à me donner quelque nourriture.
Après avoir demeuré quelque temps dans cette infirmerie, lorsque je vis un jour qu’on mettait des gonds de fer à la croisée pour la tenir fermée, je sentis un tel désir de me tirer de là, que, quoiqu’il y eût plusieurs jours que je n’eusse pas remué, ni presque pris de nourriture, je me levai et m’en allai me promener par la maison et au jardin, au grand étonnement de tous. On pensa pour lors que je n’étais pas prêt de mourir, comme on se l’était figuré ; ainsi, on laissa le dessein qu’on avait pris ; et Notre-Seigneur me donna quelques consolations intérieures qui ne pouvaient venir que de lui ; je pris aussi le dessein de me remettre comme je pourrais. Cela arriva au mois de mai, vers la fête de la Sainte-Croix, où j’eus quelques bons sentiments de participer à la croix de mon Sauveur.


LIVRE SECOND


Les moyens dont la divine Providence s’est servie pour me retirer de mes peines.


CHAPITRE PREMIER


Notre-Seigneur donne quelques commencements à ma délivrance.


L'Assemblée provinciale s'étant tenue à Bordeaux, le recteur de Saintes s’y trouva. C’était ce père dont j’ai parlé, qui soutenait devant tous et contre tous, que mon état n’était qu’une épreuve de Dieu par les opérations des démons, que ce mal passerait, et que je jouirais un jour de la paix et de ma liberté naturelle. Comme il était un des consulteurs de l’assemblée, il y prit mon parti hardiment et sans respect humain, selon sa coutume, quoiqu’on se moquât de lui, comme d’un homme qui ramenait tout au surnaturel, et qui faisait mystère de toutes choses. Il voulut bien se charger de moi, et m’emmena dans son collège, après que le médecin eut jugé que je pouvais changer d’air sans aucun danger.
Je ne fus pas plutôt au collège de Saintes, que le bon traitement qu’on m’y fit, la paix que j’y trouvai, et la charité de ce bon père, dilatèrent mon esprit et un peu ma poitrine, j’y pris ensuite plus de forces corporelles par la bonne nourriture ; mon respir devint plus ample : car j'ai été plus de dix ans sans avoir de respir par le diaphragme, mais seulement par le poumon ; ainsi en deux ans que je demeurai en cette maison, je me fortifiai beaucoup.
L’impossibilité au reste que j’avais de respirer par le diaphragme, venait d’une restriction si épouvantable, que j’en étais presque réduit à l'extrémité, parce que le mouvement ne se pouvait faire dans mon corps, à cause que de temps en temps on a besoin de se dilater les poumons, et quelquefois le diaphragme. Parlant un jour à un médecin de cette restriction, il se moqua de moi, disant que cela était impossible, et que je me l’imaginais. Mais le médecin de la maison, plus habile homme, m’apprit qu’il y avait dans le corps humain soixante muscles qui servent à la respiration, et qu’ainsi ce que je disais de ma restriction pouvait être vrai. Et de fait, j’ai demeuré long-temps sans avoir, même en prêchant, aucune dilatation par l’air reçu dans le diaphragme : chose que je savais par une expérience manifeste.
Ainsi, quand je fus à Saintes, où je vivais en repos de la part des hommes, et sans aucune contrainte, par la charité de ce bon supérieur, je sentis une ouverture dans la respiration du diaphragme, dont je m’aperçus très-bien, et qui m’a toujours demeuré depuis ce temps-là. J’ai connu manifestement que tous les muscles dont notre médecin m’avait parlé, étaient fermés comme autant de cadenas et s’ouvraient tantôt l’un, tantôt l’autre avec un extrême soulagement de mon cœur. Ma santé devint meilleure, quoiqu’à dire le vrai, je n’en aie jamais manqué pendant le temps que mon état de misère a duré ; car je n’eus jamais aucune fièvre, ni d’autre mal que ma peine d'esprit. Aussi ne sais-je pas comment j’aurais pu supporter ensemble la double peine de l’âme et du corps. Une fois que j’eus quelque petite altération qui paraissait venir d’une fièvre, ce fut pour moi la meilleure heure que j’eusse eue depuis plusieurs années ; parce que ce mal de mon corps donnait quelque divertissement à mon esprit toujours occupé de la pensée de son mal, sans pouvoir porter son attention ailleurs.


CHAPITRE II


Femme guérie miraculeusement par saint Joseph.


Étant encore à Saintes, j’eus aussi quelque sujet de joie qui me soulagea beaucoup. Un jour on m’amena une femme qui était tombée dans un mal semblable au mien, croyant comme moi être damnée. Cette idée avait causé dans son esprit un trouble si grand, qu’elle en était réduite au désespoir. J’en eus une extrême compassion, sachant, par ma propre expérience, l'excès de la douleur. Je conseillai à son mari, qui en était très-affligé, de faire dire à Honneur de saint Joseph, une messe à laquelle sa femme assisterait Je lui donnai du papier qui avait touché à l’onction de saint Joseph, et cette femme, en peu de temps, fut parfaitement guérie. Son mari m’en témoigna une grande reconnaissance.
Ce miracle donnait à mon âme quelque point de jour ; mais j’avais néanmoins une désolation profonde et irrémédiable. Quoique je crusse être damné, je donnais conseil à tous de bien faire et de servir Dieu. Je le faisais même avec affection, sentant combien Dieu le mérite, et l’obligation que j’avais moi-même de le servir, encore que je me crusse très-méchant et réprouvé. Je ne faisais pas non plus réflexion que le désir de rendre quelque gloire à Dieu ne pouvait venir que d’une touche de son amour, et qu'il ne se pouvait faire que je fusse damné. Mais il est incroyable combien cette conviction était profondément enracinée dans mon âme.
Ce n’est pas une moindre merveille, que pendant le temps de mes plus grandes peines et de mon désespoir, j’aie composé les cantiques de l’amour divin qui, étant recueillis, font un livre entier, dont les bonnes âmes tirent beaucoup de consolations, et qui me donnaient à moi-même une grande force en les composant ; ce qui faisait que quelques-uns ne me portaient pas de compassion, pensant que, puisque je composais ces cantiques, et que je les chantais, il ne pouvait se faire que je n’aimasse Dieu, et que je ne fusse bien content. Pendant que ceux-là jugeaient de moi si favorablement, d’autres allaient jusqu’à chercher dans ma race et dans mon horoscope, ou dans des observations de ce qui s’était passé dans ma jeunesse, pour en conclure qu’étant dans un fige avancé, il n’y avait pas lieu d’espérer que mon état changeât en mieux.
Il est vrai que, quoique je me disse malheureux sans remède, et que je ressentisse de si grandes peines, que quand j’aurais eu cent révélations de ma damnation, je n’en aurais pas été plus certain ; j’avais néanmoins, et j’ai toujours eu un désir extrême que Dieu fût aimé et servi de ses créatures, comme j’ai dit ailleurs ; et ma peine à présent est qu’après avoir usé toutes les forces de mon corps par cette peine de damnation, il ne me reste plus qu’un bon désir dans une vieillesse incompatible avec le grand travail.


CHAPITRE III


Mon retour à Bordeaux. Espérance que j'y ai de sortir de mon impression de damnation.


Ce bon père qui m’avait reçu dans sa maison, ayant achevé sa charge de recteur, ou en mit en sa place un autre qui ne voulut point être chargé de moi, comme d’un fardeau trop pesant. Je fus donc renvoyé à Bordeaux et remis au collège dans la même chambre que j’occupais auparavant. Le recteur était un fort honnête homme, et assez doux en mon endroit, mais il n’était pas toujours de même humeur. Ce sont des permissions divines pour nous donner de l’exercice ; et il arrive souvent â ceux que Dieu veut tirer des souffrances, que quand le jour commence à paraître, il vient des occasions de peine qui replongent l’âme dans le mal d’autant plus amèrement, qu’elle perd l’espérance qu’elle avait de se voir tout-à-fait rétablie.
Cela m’arriva pendant deux ou trois ans que Notre-Seigneur faisait revenir peu-à-peu le jour : car souvent la nuit devenait plus sombre que jamais, tant du côté de l’intérieur, que de la part des hommes qui m’arrachaient, pour ainsi dire, les biens de la grâce et la joie de l’esprit, lorsque j’étais sur le point d’en jouir avec abondance. Cela se passa de la sorte en des alternatives continuelles pendant deux ans, jusqu’à ce qu’il plût à Notre-Seigneur de me donner plus de relâche.
J’avais une peine extrême quand le temps de la communion approchait. Car sincèrement je ne trouvais rien à dire à confesse, sinon de n’avoir pas assez suivi l’ordre de Dieu, qui m’ayant condamné, à ce que je pensais, par sa justice, à l’état de réprouvé, et banni de tout bien ; ayant toujours présent ce Dieu qui m’était opposé en tout, je me lirais de cet ordre, me semblait-il, par une insolence insupportable, pour vouloir faire le bien, en ayant effectivement toujours la volonté, et tâchant en toute occasion de le faire, comme tout le monde m'y exhortait. Ainsi, je regardais toutes les bonnes œuvres que je faisais comme autant d’attentats et de crimes effroyables ; et je sentais comme une vraie abomination tous les efforts que je faisais pour le bien. Voici comme je raisonnais ; je suis effectivement damné comme le sont les démons, et je sens à tout le bien que je veux faire, que la puissance de Dieu me repousse de tout son être, comme il fait la guerre aux démons pendant toute l’éternité, parce qu’il est dans l’ordre du mal. Je veux donc changer cet ordre en voulant faire le bien, et en le faisant, je commets le même crime que si je voulais mettre le mal dans le ciel, qui est le royaume du bien sans aucun mal.
Me confessant donc un jour dans ma chambre, je commençais à mon ordinaire par m’accuser de quelque bien que j’avais fait, tout le reste ne me paraissant que des bagatelles en comparaison de cela. Mon confesseur me remontra qu’on ne s’accusait point de ses bonnes œuvres, et que je me moquais. Je lui répondis que c’était sincèrement de quoi je me sentais coupable, parce que l’ordre de Dieu étant qu’un damné ne puisse plus faire le bien, et n’en fasse point en effet ; j’étais plus coupable d’avoir renversé cet ordre, étant actuellement réprouvé, que si j'avais tué tous les hommes ; la vue que j’avais de la majesté divine me paraissant si grande, que tous les crimes du monde n’étaient à mes yeux que des fautes légères, en comparaison de mon opposition à cet ordre divin. Ainsi je me confessai en damné, et non pas en homme vivant sur la terre, qui a encore quelqu’espérance.
Ce bon père me dit : Je vous porte, mon père, une grande compassion. Il faut néanmoins que je vous déclare ce que j’ai sur le cœur. Je ne suis point un homme à révélations, ni qui se fie beaucoup aux mouvements et aux instincts. Cependant j’ai souvent une impression qui ne vient point de mon imagination, savoir qu’avant que vous mouriez, Notre-Seigneur vous fera connaître que vous vous trompez, et que vous viendrez enfin a vous comporter comme les autres hommes. Ces paroles me firent impression, en sorte que je lui demandai s’il croyait assurément que je fusse capable d’espérer en Dieu, et de me servir des remèdes que Notre-Seigneur a donnés aux hommes en cette vie pour se réconcilier avec lui, comme sont les sacrements. Il me répondit qu’il le croyait de tout son cœur. La bonté divine voulut que cela m’entrât dans l’esprit ; pour lors je me confessai et repus l’absolution, après quoi ce père s’en alla, et je restai seul dans ma chambre.


CHAPITRE IV


Comme je fus délivré en partie de ma tentation de désespoir.


Étant seul, je repassais ce que ce confesseur venait de me dire, et je me disais à moi-même : Est-il bien possible que je puisse vivre avec l’espérance de mon salut comme les autres hommes, comme les autres chrétiens ; alors j’entendis au-dedans de moi-même une parole qui était comme ces paroles vitales que Notre-Seigneur prononce, et que lui seul peut prononcer avec leur effet, et qu’on nomme pour cela paroles de vie, paroles substantielles. Oui, cela se peut. Ce mot, prononcé en mon intérieur, ressuscita mon âme, et causa en moi une opération de grâce et d'amour d’une manière si puissante, que je ne le saurais exprimer. Revenant après comme d’un profond sommeil, je dis encore : Est-il bien possible que je sois capable de retourner à Dieu, et d’espérer en lui ? Il me fut répondu, en même langage de vie : En doutes-tu, que cela se puisse ? Dès ce moment j’entrai dans un état qui m’a duré plus de deux ans. C’était un commerce continuel avec Dieu, mon cœur lui parlant, et lui me répondant d’une façon si douce, si forte, si puissante, que cela me rétablit tout-à-fait, et me remit dans la lumière et dans la bonne voie. Ce ne fut pas néanmoins d’abord un bien stable et permanent ; il se trouva entrecoupé de plusieurs nuages, et la noire tristesse qui m’avait saisi ne s’en allant que peu-à-peu, la sérénité ne revint aussi dans mon âme que par degrés.
Après ce premier coup de grâce que Notre-Seigneur me fit, de me redonner l’espérance de mon salut, ce qui m’arriva il y a six ans ou environ : il y eut une conduite sur mon âme qui peu-à-peu reprit sa vigueur, en se persuadant qu’elle n'était point encore perdue, et qu'il y avait pour elle espérance d’obtenir miséricorde. Car quoique je ne fusse point si trompé, que je crusse, comme j’ai déjà dit, être actuellement en enfer, voyant bien que j’étais parmi les hommes, je me persuadais néanmoins que j’étais actuellement réprouvé par un coup de la justice divine, qui avait ainsi anticipé sur moi son jugement final. Et véritablement, les apparences et les preuves que je croyais en avoir m’étaient si évidentes, et les effets si terribles, qu’il ne m’était pas possible de penser le contraire. J’ai bien raison d’appeler cet état un enfer ; car j’ai vu Jésus-Christ en courroux et j’ai entendu la sentence par laquelle il condamnait l'âme qui est son ennemie. Je ne puis dire autre chose, sinon que si ce jugement ne fut pas véritablement prononcé contre moi, comme je ne puis le croire maintenant ; je ne trouve pas d’autre sens pour expliquer ce que j’ai éprouvé, que de dire que nos ennemis ont un pouvoir inconcevable pour nous charmer, et nous enchaîner sous leur puissance d’une manière si forte, qu'ils nous tiennent, quand Dieu le permet, sous leur servitude comme de pauvres esclaves, et que nous obsédant, ils pénètrent tellement notre intérieur, et s’unissent si étroitement à notre substance, qu’ils rendent notre sort tel que le leur, quant au sentiment, quoique dans le fond la chose ne soit pas telle.
En sorte que les paroles de damnation que la justice de Dieu prononce contre eux, retentissent comme un écho dans le fond de notre âme, et que celte même puissance des démons les grave en nous avec tous les effets qui s’ensuivent, et les imprime sur notre âme comme un cachet, par cette force naturelle des esprits supérieurs sur les inférieurs, à-peu-près, mais sans comparaison, comme Dieu s’unit et s’imprime dans les bons ; ce qui leur fait dire : Je vis ; mais ce n’est pas moi qui vit, c’est Jésus-Christ qui vit en moi. Ainsi les mauvais esprits suggèrent aux âmes, par la permission de Dieu, des désespoirs, et les impriment par une communication de leur substance, qu’ils appliquent sur la nôtre, comme un caractère ou un cachet appliqué sur la cire molle. Avec cela seul, et sans aucune parole, mais en vertu de cette union qu’ils ont avec l’âme qu’ils obsèdent, ils disent en elle tout ce qu’ils sont, et écrivent sensiblement en elle leur malice, leurs mauvaises inclinations, leur damnation, et les paroles que la justice divine dicte contre eux, et écrit en eux par sa substance courroucée ; et avec tant de force que la pauvre âme, non-seulement en est accablée, mais tellement liée et couverte de ténèbres, qu'elle ne peut pas s’apercevoir de la résistance foncière qu’elle apporte au mal, ni du secours extraordinaire que Dieu lui donne secrètement, pour ne pas consentir aux mauvaises impressions qui l'entraînent, et que les démons gravent en nous sans autre burin que celui de leur union.
Ainsi l’âme se sent et se trouve comme si elle était un diable, et ne peut faire aucun discernement entre elle et le démon, mais elle se croit aussi malheureuse et aussi méchante que lui, parce qu’elle porte toutes ses malédictions, et boit le même calice d’amertume d’une façon presqu’inconcevable, mais très-véritable. Je l’ai manifestement éprouvé dans l’âme des personnes qui malgré elles sont associées à tous les desseins de ces ennemis du genre humain, communiquant à tous leurs maux, participant à leur haine contre Dieu, à leur aversion pour l’Église, et tout ce qui regarde le service de Dieu ; à l’inclination qu’ils ont de tenter les hommes, d’impuretés et de semblables horreurs. Ces pauvres âmes ne leur sont point associées par leur liberté, mais par le sentiment de ce que les démons ont de malice et de rage, sans qu’il leur soit possible de s’en délivrer par une séparation qui leur soit comme. De sorte que l'âme est par cette oppression dans une effroyable servitude, et dans une calamité déplorable, qui lui donne lieu de croire qu’elle est vraiment l’ennemie déclarée de Dieu.


CHAPITRE V


Les consolations divines succèdent aux angoisses passées.


Quoique j’eusse souvent expérimenté dans les autres les cruels effets des démons dont je viens de parler, néanmoins Notre-Seigneur ayant permis que je me trouvasse dans la même peine, j’étais bien éloigné de le croire, me figurant que j’étais plongé dans mon malheur par une peine directe, foncière, et nullement imaginée on communiquée. Voilà pourquoi, comme je l’ai dit tant de fois, mon état me paraissait sans remède. Peine sans doute épouvantable, puisque je ne pouvais recevoir aucune consolation, prendre de confiance, ni recourir à Dieu pour être délivré de tout le mal qui se passait en moi, étant au contraire dans la disposition de recevoir toutes les impressions que voulait le démon. Je sais que quelques-uns se riront de cette peine infernale, parce qu’ils jouissent à leur aise de leur liberté, au lieu que la pauvre âme qui est assiégée de ces peines, ne peut aucunement se remuer, ni se soulager. En voici un exemple à mon occasion.
Une personne de grande vertu qui, par charité, prenait quelque intérêt à mon état, priant Notre-Seigneur pour moi, comme elle me l'a raconté depuis, s’offrit, par ce même motif de charité, pour participer à ma peine, et savoir en quoi consistait mon mal, dont la plupart des gens sages se moquaient. Il lui arriva qu’un jour elle se trouva tout d’un coup pressée, dans son intérieur, des angoisses de la damnation, et liée pour son extérieur par des liens invisibles sur le siège où elle était assise ; mais tellement immobile qu’elle y resta un temps considérable sans pouvoir remuer aucun de ses membres, comme si elle eût été entreprise de tout son corps. Par cette expérience de quelques heures, elle jugea de la peine que je souffrais.
Mais pour revenir à mon état, ma confession étant faite, comme je l’ai rapporté, je me trouvais semblable à un prisonnier qu’on tire d’un cachot pour lui faire voir le jour, ou à un homme qui ayant été enfermé pendant plusieurs années dans une chambre noire et affreuse, verrait enfin la lumière ; parce que sans qu’il sortit de la chambre, on lui ouvrirait de temps en temps une fenêtre, pour jouir de la vue d’une agréable prairie. C’était là pour lors ma situation, parce qu’il me semble que je ne fus pas tiré tout-à-fait de prison, mais que la lumière étant de retour, je voyais de nouveaux objets qui me consolaient, après avoir eu pour partage une obscure nuit pendant tant d’années, puisqu’il y avait au moins dix-huit ans que je portais la peine de la damnation et du désespoir, et qu’il n’y a nulle proportion entre l’état de celui qui espère tout, et de celui qui n’espère rien.
Cependant j’étais ramené souvent dans mon cachot, et quelquefois d’une manière si affreuse, que j’oubliais tout d’un coup la douceur de la grâce. II est vrai qu’après ce changement qui arriva aux pieds de mon confesseur, au commencement du mois d’octobre, je fus plusieurs jours que je ne savais que devenir, à force de consolations. Il m'arriva pour lors ce que le démon m’avait dit autrefois par la bouche de la mère Jeanne des Anges, lorsque je l’exorcisais, et que mes peines commençaient : Tu auras tant de consolations dans ce temps-là, que tu ne sauras que devenir. Lorsque j’entrai dans cet état affreux, le père Anginot, un des exorcistes, étant fort désolé à cause de mon affliction, dont les effets étonnèrent les plus gens de bien, Notre-Seigneur voulut que le démon lui dit par la bouche de la possédée, dont il prenait soin : Ne t'étonnes pas ; vous servez un bon maître, qui tirera du bien de tout cela.
En effet, la consolation dans ces commencements était si grande, que je ne pouvais la soutenir ; et comme je marchais par les dortoirs, je tombais tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. La pensée que j’étais en état d’espérer que Dieu me ferait miséricorde, me causait tant de joie, et les paroles que Dieu disait alors à mon âme, étaient si douces et si pleines de caresses, qu’elles me renversaient tantôt contre une muraille et tantôt contre une autre.
Ce qui me mettait au non plus ultra, c'est qu’on me demandait quelquefois intérieurement ; Eh bien, Dieu est-il bon ? Ah ! je goûtais pour lors ce que voulait dire saint François-Xavier, quand il s’écriait : C’est assez, mon Dieu, c'est assez. Car ces douceurs et ces consolations célestes surpassent vraiment tout ce qu’on en peut dire et comprendre ; elles donnent un tel coup, que si Dieu ne ménageait la pauvre nature, elle ne les pourrait jamais soutenir. Je ne me lassais donc point de dire et de redire : Est-il possible que je puisse un jour être sauvé, que je puisse posséder éternellement mon Dieu ? Et on me répondait avec tant de douceur et de force, que je trouvais que le sentiment de ceux qui soutiennent que la grâce fait une douce violence, est bien raisonnable.
Après s’être fait sentir pendant les premiers jours à mon âme de la manière que je viens de dire, cela diminua beaucoup ; en sorte que pour un sujet bien léger, je me trouvais à rentrée de mes premières ténèbres, et malgré toutes ces consolations passées, je me voyais sur le point de me désespérer. Ainsi le 15 octobre, jour de sainte Thérèse, pour laquelle j’ai toujours eu une grande affection, ma disposition fut tellement changée (car tous les ans à pareil jour j’étais réduit à l’extrémité), que mon désespoir me porta à vouloir me jeter par la fenêtre. Outre le désir que j’avais d’être à Dieu, ce qui me retint, c’est que ma jambe rompue ne pouvait se lever aussi haut qu’il eut fallu pour me jeter, et je m’en retournai dans ma chambre tout en fureur, dans le feu qui me transportait.


CHAPITRE VI


Ce qui m’arriva à Bordeaux jusqu'à ma parfaite guérison.


Durant ces vicissitudes de peines et de consolations que j’éprouvai ensuite de mon retour à Bordeaux, jusqu’à ce que je fus entièrement délivré de ma tentation de désespoir, il m’arriva plusieurs choses qui méritent bien d’avoir place dans cette histoire.
Un jour un de mes amis m’engagea à faire une exhortation à la prise d’habit d’une jeune demoiselle qui était dans la maison de sainte Catherine de Sienne à Bordeaux. Ayant eu permission, je fus dans ce monastère ; j’y entendis la sainte messe, où je communiai. Je fis ensuite l’exhortation ; mais comme nos pères agissent avec prudence, pour ne point trop m’exposer, le révérend père recteur n’accorda la permission qu’à condition qu’il n’assisterait à mon exhortation que les religieuses, les paréos et les proches de la novice, et cela fut ainsi. Mais dans cette action je portai un tel poids de la colère de Dieu, que je ne sais comment je le pouvais soutenir. Il fallut alors user de dissimulation, car au-dedans je me sentais si peiné, que je ressemblais à un homme pendu la corde au cou, qui s’en va tomber en enfer ; et au-dehors il fallait parler de Dieu, exhorter les autres au bien, et me comporter en homme sage ; que faire donc en cet état ? Il faut avouer que je ne me trouvai jamais dans un tel embarras. Néanmoins me souvenant que je devais obéir à mon supérieur (car l’obéissance a toujours été pour moi une source de bénédiction), je fis cette exhortation, et je parlai avec tant de force, malgré mon impression de désespoir, de l’obligation d’une âme qui veut se donner à Dieu, que les assistants ne purent retenir leurs larmes, parce qu’au même temps que mon esprit était tout effrayé de la persuasion que j’étais effectivement damné, mon cœur était pénétré de joie et d’une opération de grâce merveilleuse.
Un cas semblable m’arriva dans ce même temps. Le Révérend père recteur que je trouvai en charge à mon retour de Saintes, vint un jour à l’infirmerie, où j’étais toujours languissant sur mon lit, et ne pouvant presque me remuer. Dans l’entretien il me dit de son propre mouvement (chose admirable, parce que personne ne pensait à moi dans ce temps-là), que si l’occasion se rencontrait, je prêchasse aux Carmélites ; ce qui arriva le jour des Rois. Ayant obtenu un compagnon, je m’en allai chez une dame qui demeurait près des Carmélites, afin de me soulager dans cette maison, et de parler de Dieu à cette dame. Je demeurai chez elle jusqu’à ce que la cloche des Carmélites sonnât pour les vêpres. Passant donc devant la porte de l’église, je priai mon compagnon que nous y entrassions, afin d’y saluer le Saint-Sacrement. En entrant, nous trouvâmes un grand monde, car il y avait un prédicateur extraordinaire qui devait prêcher. Madame la duchesse de Longueville avait dîné ce jour-là dans le monastère avec les religieuses, entre lesquelles était ma propre mère, qui, avant que d’entrer aux Carmélites avait été long-temps sous la conduite du révérend père Bail, pour lors recteur de notre maison. Plusieurs personnes de la cour étaient alors à Bordeaux, à cause des princes du sang dont madame de Longueville était sœur.
Lorsque nous eûmes salué le Saint-Sacrement, je m’assis sur un banc, parce que j’étais fort accablé. Durant les vêpres, le prédicateur, qui était un abbé célèbre, manda qu’il ne pouvait prêcher, ce qui mit fort en peine la mère prieure, parce que le sermon se devait faire à l'occasion de la duchesse, qu'on avait arrêtée dans le monastère à ce dessein. La tourrière dit que le père Surin était dans l’église, qui entendait les vêpres. La prieure la chargea de me prier de sa part de suppléer au prédicateur qui leur avait manque de parole. Comme le révérend père recteur m’avait donné permission, et que j'étais d’ailleurs dans la disposition de ne point refuser le bien que je pouvais faire, je répondis sans consulter davantage que je le ferais. On disait alors Magnificat, j’avais bien de la peine à me soutenir, tant j’étais faible. On m’apporta un surplis ; je montai en chaire : je parlai de l’hommage que les grands de la terre étaient venus rendre à l’enfance et à l’humilité de Jésus-Christ, abaissé dans la crèche ; et je fis, avec le secours de la grâce, d’une manière que la duchesse, les religieuses et tout l’auditoire en parurent très-satisfaits.
Néanmoins, celui qui occupait alors la place de provincial (car le provincial était à Borne), en fut extrêmement fâché, et donna ses ordres afin qu'on ne me laissât plus prêcher : ce qui fut exécuté. Il agissait en cela avec prudence, à considérer les choses dans le cours ordinaire. Or, ce sermon que je fis aux Carmélites sans autre préparation, et qui avait cependant plu à la duchesse, laquelle l'ayant témoigné aux religieuses et à madame la présidente, celle-ci le dit au provincial : ce sermon, dis-je, eut beaucoup de bénédiction, parce que c'était Notre-Seigneur qui me faisait parler, suivant l’obéissance et le mouvement de la grâce. Dans ma jeunesse, trois mois ne me suffisaient pas pour un sermon ; mais depuis plus de trente ans, je ne voulais pas d'autre préparation que celle que je pouvais faire en prenant le surplis ; et je l’ai exécuté, grâce à Dieu, plus de deux cents fois sans jamais m'en être repenti. Car j’ai toujours trouvé que le Seigneur bénissait l’obéissance que je rendais à mes supérieurs. J’ai prêché à Bordeaux pendant plus de dix ans à toutes les occasions, et dans les plus grands auditoires, sans jamais avoir apporté, ni pu apporter plus d’une demi-heure de préparation.


CHAPITRE VII


Conversion notable d'une dame.


Il y avait en ce temps-là dans la ville une jeune veuve, ma parente, extrêmement mondaine. Son occupation était le jeu ; elle y passait les jours et les nuits, ainsi que dans les conversations du grand monde. Dieu m’inspira de travailler puissamment à sa conversion, de la détourner du jeu, et de la faire rentrer dans le chemin de la piété, dans lequel elle avait vécu autrefois avec édification. Je lui rendis visite et lui dis que, quoique la considération de parente et de veuve fut pour moi un assez grand sujet de la venir voir, ce n'était pas cependant ce qui m’amenait ; mais qu’ayant appris qu’elle avait fait état autrefois de servir Dieu, et qu’à présent elle faisait tout le contraire, passant son temps au jeu où elle perdait beaucoup, je venais lui représenter qu'il y avait assez de quoi consumer son bien et ses jours dans l’exercice des bonnes œuvres, sans perdre ainsi son temps à des actions qui ne lui donneraient à la mort aucune consolation ; que je ne la traitais pas de cousine, que j’attendais à le faire quand je la verrais mener une vie chrétienne, ce que je souhaitais de tout mon cœur ; et qu’alors j’agirais avec elle avec toute l'honnêteté que peut avoir un bon parent.
Cette dame me reçut avec beaucoup de civilité, faisant de grandes excuses, qui au fond n’étaient que des prétextes de vanité. Après y avoir été deux fois sans rien avancer, la trouvant toujours dans les mêmes pratiques ; j’y retournai un dimanche après dîner, lorsque la salle était toute pleine de gens qui n’attendaient que l’heure de jouer, parce que sa maison servait à cela. Comme cette dame me vit entrer, elle vint au-devant de moi ; mais je lui dis que je voulais passer dans la salle : et lorsque j’y fus, je dis à tout le monde, qui était là en assez grand nombre pour faire un auditoire raisonnable, que je les plaignais fort, et que j’étais surpris que le dimanche, jour consacré au service de Dieu, fut employé au jeu par des personnes qui, par leur rang, devaient donner bon exemple à tout le monde. J’ajoutai plusieurs autres choses semblables avec beaucoup de vigueur et de hardiesse.
Il y avait dans cette compagnie un ecclésiastique en pourpoint, qui devait être de la partie. Je m’adressai spécialement à lui, et je lui dis que c’était à lui à chanter vêpres, et aux autres de les entendre. Après les avoir un peu étonnés, je remontrai à la dame que j’étais déjà venu deux fois pour l’engager à quitter le jeu, et que je n’avais pu rien gagner sur son esprit : mais que je m’en allais secouer la poussière de mes souliers, en témoignage contre elle, et qu’elle n’entendrait plus de mes nouvelles, si elle ne voulait se rendre à Dieu.
Peu de jours après, cette dame quitta tout-à-fait le jeu, et prit pour son directeur ce père qui avait été recteur à Saintes, suivant le conseil que je lui en donnai. Elle fit en peu de temps de tels progrès dans sa conduite, qu’elle est aujourd’hui une des plus dévotes de la ville : et quoiqu'elle ait eu de très-grandes attaques pour reprendre le jeu, elle a toujours tenu bon depuis dix à douze ans qu’elle est convertie, et persévéré avec fidélité au service de Dieu, sans s’être jamais démentie en rien.


CHAPITRE VIII


Dieu me fait la grâce de composer plusieurs ouvrages de piété.


Comme je brûlais au milieu de toutes mes peines de contribuer en quelque chose à la gloire de mon créateur, je ruminai fortement en mon esprit le moyen de faire connaître aux hommes la méthode de procéder à son service, suivant l'expérience que j’en avais eue dans la conduite des âmes possédées, avec un succès admirable. C'est pourquoi, avant que de penser à rien faire mettre par écrit, parce que j’en avais perdu la facilité, et que depuis plusieurs années je ne pouvais assez ordinairement faire le signe de la croix ; je composai dans mon esprit le livre intitulé : Catéchisme spirituel, qui depuis a été imprimé. Après l’avoir composé et mis par ordre, du moins quant à la première partie, je me sentis pressé de le dicter à quelqu’un, selon que je l’avais conçu. Je le dictai enfin à un prêtre qui me venait trouver un quart-d’heure tous les jours, sans pouvoir presque m’en empêcher, et je le dictais mot à mot, comme je l’avais conçu dans mon esprit.
Quand cette première partie fut écrite, je pensais toujours à cet ouvrage ; et comme j’avais plus de liberté et que mon sens se dilatait de plus en plus depuis mon retour de Saintes, j'avais une telle présence d’esprit, que j’achevai cet ouvrage qui a plus de deux cents chapitres ; et le dictai ensuite avec des peines extrêmes, parce qu’il me semblait encore que Dieu s’opposait à tout ce que je voulais faire, même pour sa gloire. Quoique je n'eusse aucun dessein que cet ouvrage vît le jour, si Notre-Seigneur ne le faisait par sa providence, non pas même de le proposer à mes supérieurs. Dieu me dit toutefois en mon oraison du matin, un jour que j’y étais fort recueilli, et me dit fort distinctement, que cet ouvrage serait imprimé, et que je le verrais de mes yeux : ce qui m’étonna beaucoup, tant â cause que je n’en avais aucun dessein qu’à cause que je ne voyais pas comment nos supérieurs y pourraient donner leur approbation. Mais il fut bientôt imprimé à mon insu à Lyon, en Bretagne, à Paris et ailleurs.
Ce qui est remarquable dans la composition de cet ouvrage, c’est que je le dictais tout entier au milieu des horreurs d’un homme qui souffrait comme s’il eut été en enfer ; mais avec une telle vigueur de sens et une mémoire si heureuse, qu’il ne me souvient pas dans ma vie d’avoir fait une action avec plus de facilité, quoique j’y parle de toutes les voies mystiques, et même des peines intérieures par où j'avais passé ; je ne m’imaginais pas que cela me regardât, ni que je fusse un de ceux qui expérimentaient ces choses, et passaient par ces états comme venant de Dieu. À présent même j’ai bien de la peine à me le persuader. Je n'avais alors autre chose devant les yeux que de servir Dieu, et d’être utile aux âmes pour la gloire de Notre-Seigneur, qui m’a aidé à parler de ces voies extraordinaires. Il est vrai qu’alors ce que je composais ne me consolait pas dans mes peines qui étaient extrêmes. Néanmoins cela causait dans mon esprit quelque dilatation et quelques ouvertures pour les bonnes choses qui sont dans ces trois petits volumes.

Outre le catéchisme spirituel, je me mis à composer d’autres ouvrages de piété, que je nommai Dialogues spirituels, dont on a fait quatre volumes. Je dictai le premier comme j’avais fait mon catéchisme, et mon esprit se dilatait de plus en plus ; je dictais plus long-temps ; un père de la maison, grand homme de bien, venait tous les jours écrire un certain temps. Après lui, je me servis d’un prêtre séculier ; sentant un jour une grande chaleur dans mon esprit pour produire mes pensées et souffrant de ce que mon écrivain tardait à venir, je pris avec impétuosité la plume ; et quoique depuis dix-huit ans j’eusse si peu écrit, que cela devait passer pour rien, j’écrivis deux ou trois pages, avec de tels caractères néanmoins, qu’ils ne semblaient pas formés de la main d’un homme, tant ils étaient confus ; dans ce même temps, un de mes amis m’ayant mené chez lui à la campagne, je pris une plume qui était sur la table où nous avions dîné ; et poursuivant mon ouvrage, j’écrivis sans discontinuer jusqu’au souper. Ainsi furent achevés les quatre volumes de dialogues spirituels qui seront ce que Dieu voudra.


CHAPITRE IX


Comment Dieu me délivra entièrement de l'impression du désespoir.


La longue habitude que mon âme avait prise depuis tant d’années de se croire perdue, lui donnait un tel branle, qu’encore que depuis la confession dont j’ai parlé, mon esprit eut reçu de nouvelles forces, il retournait facilement à ses premières impressions de désespoir. J’en étais extrêmement exténué, ne pouvant comprendre comment il se faisait que je sentisse en moi de temps en temps une grande confiance en Dieu, et que je fusse encore jeté dans une si horrible tempête, passant ainsi souvent d’une joie excessive à une horrible tristesse ; j’étais comme ceux qui voguent sur mer et qui après une longue navigation, se voyant près d’arriver au port, sont malheureusement emportés et jetés en pleine mer par une tempête imprévue, et essuient toutes les frayeurs d’un naufrage qui leur semble assuré, après s’être vus sur le point de mettre pied à terre.
Je passai ainsi dans ces alternatives de dispositions intérieures, et cette succession de bien et de mal, de joie et de tristesse, jusqu’au vendredi avant la Pentecôte, qu’étant debout en la ruelle de mon lit, entretenant mon esprit dans la paix, et mon cœur jouissant d’une douce consolation, cette pensée me frappa tout-à-coup : Mais pourtant tu es damné ; et cela d’un tel ton que l’âme en fut accablée. Lorsque j’allais en être réduit à une grande angoisse, je sentis dans le cœur un mouvement fort puissant qui me fit résigner à cela sans grande réflexion. Je prononçai cette parole : Je le veux, si Dieu le veut. Je me jetai en même temps le visage contre mon lit pour me soumettre, et m’abandonner tout-à-fait à la volonté divine en tout ce qui pourrait la glorifier. Je n’eus pas plutôt dit fiat voluntas tua, que Notre-Seigneur me fit comprendre que l’abandon à la volonté divine doit porter l’âme jusqu’à accepter par soumission, et sans discerner, ni quoi ni comment tout ce qu’il lui plaira d’ordonner d'elle pour le temps et pour l’éternité ; car quoique Dieu ne veuille pas notre damnation et que nous ne devions pas la vouloir non plus que lui, puisque sa très-sainte volonté doit être la règle de la nôtre, il veut néanmoins que l’âme le serve avec tant de pureté et de dégagement de son propre intérêt, même spirituel, que sans y renoncer en aucune manière, ce qui serait un grand crime et ruinerait la vertu d’espérance, elle s’abandonne sans réserve aux soins adorables de sa Providence et de son infinie bonté pour accomplir ce conseil du prince des apôtres : Jetez tous vos soins dans le sein de Dieu, parce qu’il a soin de vous. Cette remise parfaite de moi-même entre les mains de mon Dieu me donna un calme si profond, que le désespoir n’a jamais pu depuis avoir le dessus dans mon intérieur, et ce fut là le dernier coup que l’ennemi porta dans mon âme, car quoiqu’il ne laisse pas de temps en temps de friser mes terres et de faire encore ses efforts pour attaquer mes bastions ; Je n’ai pourtant senti depuis ce jour-là aucune impression pénétrante de sa part, et Notre-Seigneur m’a fait la grâce de me tenir toujours sous l’ombre de ses ailes, éloignant de moi le désespoir et même la défiance ; de sorte qu’il y a une aussi grande différence entre l’âme susceptible de ces impressions malignes et l’âme dans l’état ordinaire des enfants de Dieu, qu’entre le jour et la nuit.
Depuis ce temps-là, je puis dire que la sérénité a régné si absolument dans mon âme, que quelque peine que me causent les divers accidents de la vie, ou les différentes dispositions de mon intérieur, je ne l’ai point sentie. Je commençai dès-lors à communier tous les jours à la messe que j’entendais à la Congrégation, assez voisine de l'infirmerie ; j’y avais ordinairement de si grandes consolations que je ne saurais les décrire ; et comme j'étais seul dans ce quartier de la maison, j’avais la liberté d’épanouir mon cœur en chants d’allégresse, qui me comblaient de paix et de joie.
M’entretenant un jour avec Notre-Seigneur, je vis très-distinctement une petite croix posée devant mes yeux (elle n’avait qu’un pied de longueur et un pouce d’épaisseur), dans le lieu où auparavant j’en avais diverses fois une toute noire, d’une longueur et d’une grosseur prodigieuse. En effet il me semble que toutes les croix que Notre-Seigneur me donne à présent, sont comme des croix de paille, et je puis dire à sa gloire que ce qui est presque mon unique croix est la multitude de personnes affligées de pauvreté ou d’autres calamités, qui viennent après moi et m’assiègent continuellement Pour les peines intérieures, loin d’en avoir, je puis assurer qu’il se présente fréquemment à mon esprit tant de sujets de joie, que peut s'en faut que je ne dise que si le paradis peu se donner en ce monde, Notre-Seigneur a de quoi faire comprendre à tous ceux qui le servent qu’il n’y a rien à perdre avec lui, et que les effets passent de beaucoup ses promesses.


CHAPITRE X


Comment je recouvrai mes forces corporelles.


En ce temps-là Dieu ajoutant grâce sur grâces, un de mes amis me mena à sa maison de campagne. Ma chambre était proche de la salle à manger, où l’on me portait, parce que je ne pouvais pas faire un pas sans de grandes douleurs. Elles n’étaient pas comme celles des paralytiques, c’étaient des maux qui tendaient au resserrement de l’estomac, et je ressentais outre cela un peu de violence dans les entrailles. J’étais dans cet état, quand le jour de saint Simon et saint Jude ayant reçu une visite d’une personne, je commençai à faire un petit effort, et Notre-Seigneur me donna la force d’aller en me tenant à cet ami jusqu’à la porte du jardin. Comme j’avais le cœur assez en joie, je me mis à regarder ce lieu qui est fort beau, et je m’appliquai à voir un peu distinctement les objets qui y étaient, ce que je n’avais pas eu la facilité de faire depuis dix-sept ans, à cause de la débilité de mon cerveau. J’entrepris ensuite de descendre le perron, ce que je n’avais pas fait depuis quinze ans ; je sentis en cela quelque suavité au lieu de la peine que j’avais coutume d’éprouver après avoir descendu le perron qui est de cinq ou six marches ; je le remontai de même, je me rendis à une place où j’écrivis toute la journée. Le lendemain à la même heure je fis le même effort avec une égale facilité, et non-seulement je descendis le perron, mais j’avançai dans le jardin, marchant assez librement ; mais ne me sentant pas davantage de forces, je retournai à la maison. Le troisième jour je fis le même chemin, et outre cela j’allai jusques dans les allées du bois qui était dans ce jardin. Les gens de la maison m’ayant aperçu, vinrent à moi avec autant de joie que de surprise. J’ai continué toujours depuis de marcher, en sorte qu’à mon retour à Bordeaux, j’entrai par la porte du collège ; je fus au jardin, à l’infirmerie, visiter les malades, au réfectoire, mangeant comme les autres, et je me sentis dans la disposition de m’acquitter généralement de toutes mes actions, et d’user de tous mes mouvements, hormis de deux, savoir de me mettre au lit et de dire la messe, car je fus encore plus de six mois sans pouvoir le faire.
Mais le jour de l’Annonciation, j’eus un grand désir de dire la sainte messe, et si j’avais trouvé toutes les commodités pour cela, je pense que je l’aurais dite. Je remis donc au lendemain, et ayant demandé permission et un servant, je m’en allai à l’autel sans avoir examiné si je n'avais point oublié les cérémonies, après avoir été près de vingt et un ans sans célébrer. Je dis la messe avec la même facilité que si je l’eusse dite tous les jours, et j’ai toujours continué depuis très-facilement.
La même chose m’est arrivée, quand il fallut le soir me déshabiller, car j'ai couché plus de vingt ans tout habillé, sans avoir néanmoins aucune vermine. Je me couchai donc ; je pris un repos tranquille, et je trouvai une grande douceur à suivre l’ordre de la communauté, plutôt qu’à user de l’austérité de coucher vêtu. J’avais résolu de coucher ainsi par mortification, mais je fus suavement attiré à faire le contraire.
Après la peine excessive que j’avais eue à changer de linge tous les samedis, où je passai toute la nuit à le faire avec des douleurs insupportables, que je subissais néanmoins dans le désir de conserver la netteté ; ce me fut une grande nouveauté et un plaisir charmant de pouvoir faire comme les autres. Notre-Seigneur m’a toujours conservé ce bien depuis ce temps-là, quoiqu’il me soit encore resté quelque petite douleur au mouvement et au passage des bras. Après avoir fait mes petits efforts, il faut que je cède sans me raidir. La peine néanmoins que je sens est comme imperceptible. Je crois que cela s’en ira peu-à-peu, et ce sera tout-à-fait quand il plaira à Notre-Seigneur.


QUATRIÈME PARTIE


Les grâces que j’ai reçues du ciel à l'occasion et en suite de la possession de Loudun.


LIVRE PREMIER


Les grâces que j’ai reçues dans ma fonction actuelle d’exorciste.


CHAPITRE PREMIER


Protection de Notre-Seigneur qui m'a préservé de tomber dans l'illusion.


Dieu commença à faire éclater en moi ses opérations d’une manière extraordinaire, presqu’aussitôt que le démon commença à me faire sentir les siennes. Peu de temps après le défi dont j’ai parlé dans la première partie, le diable, voyant le dessein que j’avais pris de travailler à son expulsion en calmant l’esprit de la mère prieure, et en l’appliquant à l’oraison et aux exercices de pénitence ; voyant encore que Notre-Seigneur avait déjà donné quelque bénédiction à mon travail, commença à m’obséder, et dans cette obsession je souffris les peines que j’ai décrites en cette histoire. Non content de m’obséder, même en public, il me tenta sur plusieurs articles très-importants, avec beaucoup de violence. Il tâcha surtout de me porter à l’illusion, ainsi que la mère prieure, sous de fausses apparences de bien. II se servit pour cet effet d’une religieuse de la maison, bonne fille à la vérité, mais qui était obsédée comme sept ou huit autres, outre les possédées. Cette fille, conduite par elle-même et par de fausses révélations et consolations, me dit que Dieu me voulait guérir des maux qui me tenaient captifs, et me délivrer par sa grâce et son esprit. Le démon tâchait de me rendre crédule aux avis de cette fille, comme s’ils fussent venus de Dieu ; mais Notre-Seigneur prit occasion de la ruse des démons pour se mettre en leur place, et faire par sa grâce et son esprit ce que les démons voulaient que je fisse par leurs artifices.
Je me sentis donc pressé de me donner plus que jamais aux exercices de la pénitence, quoique je fusse extrêmement faible, exténué par un bandement de tête et par une abstinence fort au-dessus de mes forces. Je voyais que l’expulsion des démons était une affaire surnaturelle, et que ce n’était pas le tout que je donnasse de bon conseil à l’âme que je conduisais, mais que je devais moi-même m’efforcer d’obtenir l’assistance divine pour ce combat, qui était plus d’esprit que de corps. Ainsi, pour m’humilier devant Dieu plus profondément, je résolus de prendre chaque jour la discipline dans la posture d’un enfant rebelle devant son père, et je continuai cette pratique assez long-temps. Cette peine qui m’était rude à cause de rabattement de mon corps, m’attira de grandes grâces de la part de Noire-Seigneur, de sorte que le diable me reprocha un jour, qu’après avoir fléchi mon Dieu par mes pénitences, je venais lui faire une plus grande guerre.
Les effets de cette miséricorde de Dieu et de ses grâces envers moi, furent que j’avais tous les jours, de vingt-quatre en vingt-quatre heures une visite de N.-S., qui n’y manqua pas pendant plus de sept ou huit mois ; il me ménageait ses visites de telle sorte, que quand je devais souffrir quelque chose de nouveau, il m’y disposait par une de ses opérations qui devançait toujours l’occasion. Ainsi le jour qu’arriva le révérend père recteur de Poitiers pour ôter la mère de dessous ma conduite et la donner à un autre père, une heure avant son arrivée, j’eus une vue très-forte et consolante qui dégageait mon cœur, et l’unissait entièrement à Dieu. À la présence de ces vues le démon se retirait, et l'Esprit saint restait seul.
Une autre fois faisant la prière du soir en la communauté qui était de sept à huit religieux exorcistes, tous entretenus à Loudun aux dépens du roi, je sentis comme à l'improviste une blessure dans mon cœur avec autant de douceur que de force. Le coup fut si pénétrant qu’il me semblait que j’en devais mourir. Je fus contraint de m’arrêter et de laisser le livre des litanies que je tenais en main, car c’était moi qui faisais la prière. Je parus en cette occasion comme si j’eusse été attaqué des démons, qui en ce temps-là me poursuivaient partout, à table, en conversation et dans mes fondions d’exorciste. Ainsi la communauté crut que ce coup divin était une opération du malin esprit, et elle ne s’en étonna pas. Ces opérations du divin amour qui m'arrivèrent souvent pendant sept ou huit mois, étaient cachées sous la force de cette obsession du démon, et personne ne les prenait en bien, excepté mon confesseur qui en jugeait autrement.


CHAPITRE II


Jésus-Christ prenait en ce temps-là un grand domaine sur mon âme.


Dans ces opérations divines que je recevais ordinairement tous les jours après ma messe pendant l’action de grâces, j’éprouvais en moi comme un accès semblable à l’extérieur à celui d’une fièvre, avec des tremblements par tout le corps et des frémissements qui secouaient tout-à-fait mes membres : marques du grand domaine que Jésus-Christ prenait alors dans mon cœur ; car il donnait à mon âme de si vives impressions, que je puis dire qu’il me possédait tout entier. Tantôt il gravait dans mon cœur un des mystères et tantôt un autre ; mais le plus souvent celui de sa passion et de ses souffrances, surtout de son agonie au jardin ; en sorte que mon esprit en était rempli d’une manière délicieusement douloureuse. Tantôt j'étais pénétré d’un sentiment de la grandeur de Dieu ; enfin j’étais possédé par un esprit étranger, comme si Jésus-Christ souffrant se fût imprimé dans mon âme pour lui communiquer son caractère d’une manière qui ne peut se dire. Et pour preuve que celte opération de grâce était bien réelle, il m’arriva un jour de passer une heure de temps, tremblant, souffrant et agonisant par le travail que Jésus-Christ imprimait lui-même en moi.
Le jour de l’Invention de la Sainte-Croix, mon esprit fut plein d’une idée de la passion de Jésus-Christ, mais avec tant de véhémence, que les frémissements qui m’arrivaient en de semblables impressions, me prenant dans le désir où j’étais de ressentir la croix de Jésus-Christ, j’aperçus quelqu’un qui me fit étendre et raidir les bras ; en sorte qu’étant ôté de mon siège, je fus descendu peu-à-peu jusqu’à terre, puis étendu sur le paré arec la même raideur que si on eut bandé mes muscles et mes nerfs, et qu’on m’eut mis en forme de crucifié. Dans l’esprit, il me fut représenté le délaissement de Jésus-Christ comme une chose, non pas représentée, mais imprimée. Alors on me demanda si j'acceptais d’être réduit à cet état et à ce délaissement pour un jamais, c’est-à-dire, tant qu’il plairait à Dieu. Je répondis sans délibérer (ces paroles me furent mises au cœur non par force, mais par un empire doux et puissant) oui, mon Dieu, oui ; donnant ainsi mon consentement à tout ce que sa majesté voudrait de moi. Et dans cet esprit qui me possédait alors, j’ajoutais : qu’il nie soit fait selon la volonté de Dieu. Ensuite il sortit une voix de ma poitrine comme par un élancement plus que naturel, accompagné de grosses larmes qui me tombaient des yeux. Non, je n’ai point d’autre pensée en l’âme que de soumission au divin empire de mon Dieu, auquel je veux rendre obéissance.
Je sentais au reste que les visites dont Dieu m'honorait étaient pour le bien des âmes principalement, et contribuaient toujours au salut du prochain, et à la plus grande gloire démon cher maître, suivant ma vocation, et cela de manière que lorsque la mère prieure commença à profiter en grâce, et à prendre plus de force ; tous les jours après la sainte messe, au lieu de lui parler, je m’appliquais à mon action de grâces, où l’opération de Dieu était si puissante en présence de cette bonne religieuse (car nous étions en haut dans un parloir), que l’espace d’une heure mon âme se trouvait en paix et comme dans la gloire avec tant de délices, que je ne pouvais parler à cette mère, ni faire autre chose que de soutenir l’opération du mieux qu’il m’était possible. Cela dura assez avant dans l’été la première année que je pris soin d’elle.


CHAPITRE III


De quelle nature étaient ces divines opérations.


Les grâces dont je viens de parler, que je recevais pendant tout le temps de mon obsession manifeste, étaient proportionnées aux opérations des démons ; c’est-à-dire, sensibles, fortes, extérieures, et se faisaient connaître comme venant d’une cause surnaturelle ; ce qui m’était évident, parce quelles étaient dans la faculté naturelle de l’âme et qu’elles ne pouvaient venir de mon imagination, ni d’aucune créature, de la manière qu’elles se passaient. Ainsi autant que j’en puis juger, il fallait qu’elles me fussent imprimées par le ministère des bons anges, comme l’obsession se faisait sentir manifestement par les démons.
En effet, j'ai remarqué que les bons anges font en nous deux sortes d’opérations, l’une intérieure, l’autre extérieure. Je l’éprouvai clairement le jour de saint Joseph, que devant prêcher aux religieuses, et m’étant retiré un peu après dîner dans ma chambre, tout-à-coup, lorsque j’étais en silence, recueilli, je me sentis comme investi d’un esprit qui enveloppait mon corps et faisait couler en mon âme de douces pensées de Dieu avec une grande paix et un profond silence dans l'intérieur, ce qui une dura quelques heures.
Pour l’intérieur, pendant l’hiver de l’année 1636. Tous les soirs après avoir dit les litanies de la Sainte Vierge, m’entretenant de quelques saintes pensées auprès du feu dans la salle où je couchais, je sentais quelque chose qui s’insinuait au fond de mon cœur et lui donnait de fortes impressions qui l'élevaient à Dieu, le tenaient attentif à sa sainte présence, et l’aidaient à former des actes de piété et de dévotion envers Notre-Seigneur. Or, j’ai connu manifestement que cela venait de la part des anges. Car quoiqu’ils ne me parlassent pas comme des personnes distinguées de moi, il m’était évident par la manière dont cela se faisait en moi, et par les choses que je sentais dans mon cœur, que cela venait de ces bienheureux esprits ; j'ai même éprouvé plusieurs autres fois les opérations de l’ange de la mère, ou du mien, ou de celui d’autres personnes, si manifestement, que je n'en pouvais douter. Car je goûtais les qualités différentes de ces anges, comme le palais goûte les qualités des fruits différents. Ainsi, je remarquais en l’un la douceur, en l’autre la force, et en l’autre une onction toute céleste, selon leurs qualités propres qu’ils communiquent aux âmes.
Je crois très-certainement que dans l’état commun et l’usage de la foi, nous recevons ainsi des impressions de nos bons anges, sans connaître qu’elles viennent d’eux, et sans que nous discernions rien de différent en nous. C’est pourquoi quand les maîtres de la vie spirituelle parlent du discernement des esprits, ils entendent si le bon ou mauvais ange s’insinue en nous, dans cet état ordinaire de la foi, et ils nous ont donné des règles excellentes pour les connaître.
À la suite de ces opérations saintes qui m'étaient si ordinaires, il se forma en moi un feu et comme un levain d’amour, qui donnait une élévation à mon esprit pour toutes les choses de Dieu, et un fond qui portait toujours l’âme à opérer surnaturellement. Ayant ainsi été envoyé à Bordeaux pour prêcher, Notre-Seigneur, par le fond de cet esprit intérieur que je sentais et qui se communiquait dans ses opérations, me donna une telle disposition que je ne pouvais rien refuser pour le service des âmes ; et cette grâce m’aidait tellement, que j’en ai repu un secours tout-à-fait considérable, dans ma fonction de prédicateur. Car ne pouvant, comme je l’ai dit ailleurs, y apporter aucune préparation à cause de mon mal de tête qui était presque continuel, je ne refusais cependant aucune occasion de parler en public. Ainsi, prêchant le dimanche et le jeudi en la paroisse de Saint-Eloi de Bordeaux, j’acceptai encore de prêcher en quatre monastères sans aucune préparation. En sorte qu’un jour je fus obligé de jeter au feu tout ce que j’avais de sermons préparés ; aussitôt qu’ils furent brûlés, je sentis une latitude de cœur très-grande, et comme un tuyau ouvert d'où sortaient toutes sortes de sermons. Soudain il m’en vint un pour ce jour-là, qui me parut venir à propos, et d’une manière brillante ; si bien que sur-le-champ je m’en allai content prêcher avec grande vigueur.
Comme je dis au révérend père Jacquinot, mon provincial, ce que je venais de faire, et que le lendemain, fête de la paroisse, je devais encore prêcher sans pouvoir prendre plus d’un quart-d’heure de préparation, il voulut m’entendre. Je n’eus pas plutôt fait le signe de la croix, que l'esprit de Dieu me mît dans une plénitude, une force, une véritable éloquence, et une telle assurance, que j’en sortis avantageusement, ce qui m’a continué pendant plusieurs années ; et quoiqu’à présent que j’écris ceci, je ne sente plus cette même force, à cause de mon âge de soixante et trois ans, je n’apporte pas plus d’étude pour prêcher que je faisais alors, parce qu’aucune étude ne me saurait donner la vigueur que je sens encore aujourd’hui, que je prêche à de pauvres gens de village.


CHAPITRE IV


Comment discerner les opérations divines de celles du démon.


En recevant les opérations divines, la faute que je faisais contre le conseil des vrais spirituels, entr’autres du B. Jean de la Croix, fut de ne me pas dégager assez de ces opérations extraordinaires : ce qui causa en moi un effet fort mauvais, un mélange d’opérations de Dieu et du diable, qui arrivaient non ensemble, mais presqu’en une même heure. Ce mélange m’était si difficile à discerner, que je tombai, sans le vouloir ni m’en apercevoir, en de grandes illusions, parce que prenant pour paroles de Dieu toutes celles qui m’étaient dites, il arriva que, parmi ces bonnes instructions que je recevais de mon bon ange, le démon qui s’y couvrait y mêlât aussi plusieurs choses mauvaises, qui se
terminèrent néanmoins à bien par la miséricorde de Dieu, mais ce ne fut pas sans peine de mon côté ; voici comment.
Les démons voyant que j’avais la tête fort affaiblie, s’en prévalurent pour causer des variations extrêmes dans mon sens intérieur ; en sorte que si Notre-Seigneur ne m’eût puissamment secouru par son opération, j’aurais eu du dessous. Dieu me fit donc entendre un jour, par manière d’instruction qui se passait en moi, et que j’écoutais avec grande attention, qu’il y avait en l’homme quatre sortes de respira qui le conduisent à quatre états différents : que le premier est un respir de gloire ; le second, un respir de grâce ; le troisième, un respir de nature ; et le quatrième un respir du diable ; que ce dernier portait avec soi un air fort malin, contraire à la paix et à la douceur de l'âme. Il me fit faire sur-le-champ ce respir, et la voix qui m’instruisait le nomma diable. Ensuite la voix m’en fit faire un autre qui n’avait pas cette malignité ni ce fond de noirceur et de trouble, mais qui était aussi bas, et ne donnait au cœur nulle impression ni de bien ni de m al, et elle le nomma nature. En effet, c’est un respir que les hommes font d’ordinaire, lorsqu’ils s’appliquent aux choses de la vie, et selon le sens humain. Après elle m’en fit faire un autre qui portait avec soi impression de piété, et elle l’appela grâce. Ces sortes de respirs nous arrivent lorsque nous nous élevons vers le ciel et les choses divines. Enfin, elle m en fit faire un quatrième très-doux, fort relevé et très-dilatant, et elle me dit gloire. Ce respir portait une connaissance des choses hautes, avec une impression de Dieu très-excellente, qui me mit l’esprit comme s’il n’y avait rien en en moi d’humain et de sensible, mais seulement Dieu comme source de tout bien, et comblant les bienheureux de paix et de consolation.
Quelquefois celui qui me parlait intérieurement, me faisait passer d’un respir à l’autre, afin que j’en eusse une plus grande expérience, me faisant ainsi éprouver cette variété d’états, dont l’un est très-noir, fâcheux, inquiétant et très-malheureux, n’étant rien de moins que quelques exhalaisons d’enfer ; l’autre, indifférent et bas ; le troisième, d’une élévation sublime, entretenant l’âme dans de nobles sentiments de piété et de bonté. Mais le quatrième rend le cœur souverainement tranquille, et tellement ravi, que rien ne peut l’égaler en douceur et en sublimité divine.
Je fus long-temps comme promené par ces quatre différents états, dont chacun avait son respir propre. Car j’en eus deux mois entiers une expérience continuelle ; et pendant près de deux ans cela allait et revenait de temps en temps. Celui, à mon avis, qui m’instruisait, était mon bon ange, qui me roulait former et me faire comprendre la différence de ces quatre états, afin que j’évitasse les pièges de mes ennemis ; puisque si le respir de la gloire et de la grâce me découvrait des choses surnaturelles et si admirables, que je ne lésai pas pû encore comprendre, quoiqu’il y ait plus de vingt-six ans que je les ai éprouvées ; le respir que la voix nomma diable, me causait au contraire de grands tourments et des abaissements infernaux, me portant ordinairement à l’abattement et au découragement.
Je crois néanmoins qu’il n’y a rien de tel que de marcher dans la nudité de la foi, sans aucune attache à ces choses extraordinaires, puisque l’attache qu’on y a cause de grands embrouillements et de grands travaux d’esprit ; au lieu que la seule foi mettant l’âme en liberté, la tire de tout danger.


CHAPITRE V


Ce qui m'arriva quand Notre-Seigneur

commença à me conduire par ces voies extraordinaires.


Je confesse que j’ai beaucoup souffert de la part des directeurs de ma conscience par cette conduite extraordinaire dont je viens de parler, et dont je parlerai encore dans la suite. Aussi Notre-Seigneur m’a toujours fait la grâce de n’avoir jamais voulu secouer le joug de l’obéissance que je leur devais, quoique j’eusse souvent de grandes raisons de le faire.
Sitôt que Notre-Seigneur commença à me conduire par ces voies extraordinaires, je crus qu’il était nécessaire que je m’humiliasse beaucoup, et que je fusse vraiment obéissant, afin d’éviter les illusions qui se pourraient rencontrer : quoique cette doctrine soit reçue de tous pour véritable, et que je fusse le premier à la conseiller à tout le monde, principalement à la mère prieure, qui marchait aussi par un chemin assez extraordinaire, je ne laissai pas néanmoins de tomber dans le piège, qui était de prendre un peu trop de confiance en mon expérience, et dans l’étude que j’avais faite de la science de l’esprit ; d’autant plus que je me voyais dans l’occasion de faire le maître, et non pas le disciple. Je ne voyais pas que les plus sages médecins n’ordonnent rien pour eux-mêmes, mais qu’ils reçoivent l’ordonnance des autres. C’est pourquoi, faute de prendre conseil d’abord sur toutes choses, à cause de la grande peine que les pères spirituels donnent en cette voie, je croyais n’en avoir pas tant de besoin que les autres. Il est vrai que, quand je balance le bien que les directeurs m’ont fait, avec les tourments qu’ils m’ont causés, j’aurais bien de la peine à dire qui l’emporte de l’un ou de l'autre. Car si l’obéissance et la soumission m’ont consolé, leur conduite m’a aussi souvent désolé. Néanmoins, cette obéissance m’a sauvé dans cette mer de difficultés qui se rencontrent en la vie spirituelle, où il se trouve tant d’écueils, qu’il n’y a homme si vertueux qui ne s’y égare. C’est pourquoi l’expérience m’a appris qu’il faut se résoudre à perdre quelque bonne pièce et la jeter dans l’eau, en abandonnant son propre sentiment, quoiqu'il semble meilleur que celui du directeur, pour sauver le tout, et tenir une route sûre qui conduise au port.
Ainsi, quoique pour m’être trop confié en moi-même, j’aie tenu pour bien assurées plusieurs choses fort suspectes, pour n’avoir pas suivi avec assez de fidélité le conseil prudent de tout consulter en ces matières, et de recevoir la loi d'autrui ; Notre-Seigneur, parce que j’ai toujours désiré sa gloire, et que je ne renonçais pas tout-à-fait à l’obéissance que j’ai suivie au préjudice même de plusieurs consolations spirituelles, a seulement permis que j’aie frisé les rochers, mais non pas que j’y aie fait naufrage ; et le plus qu’il me soit arrivé, faute de cette soumission et de cette communication de tout, c’est que j’ai souffert beaucoup de peines, et que j’ai passé plusieurs mauvais jours par des gouffres affreux. Ainsi je suis toujours dans le soupçon que cette conduite n’a pas été entièrement dans l’ordre, et selon la volonté divine. Mais j’espère que Notre-Seigneur me fera miséricorde par les mérites de sa sainte passion, vu le dessein que j’ai pris ensuite de ne plus suivre mes idées. Car après les premiers dangers essuyés, j’ouvris les yeux, et je retournai promptement à la dépendance et à la plus exacte obéissance, dans laquelle même, soit manque d’humilité, soit en punition de mes fautes, j’ai souffert des maux étranges, et si je l’ose dire, les plus grands de tous. De sorte que, s’il fallait faire de nouveau le même chemin, je ne vois rien qui m’effraie tant que ce que j’ai souffert pour me conformer aux sentiments de mes directeurs, lesquels, quoique gens de bien, m’ont causé des peines que sainte Thérèse même appelle insupportables.
Ayant donc vu mon vaisseau en danger, je me mis à couvert sous l’obéissance, prenant pour directeur le révérend père Jacquinot, mon supérieur, homme vraiment sage et vertueux, qui est maintenant décédé. Je lui découvris tout ce qui se passait dans mon âme. Il me consola et m'aida beaucoup au commencement ; mais ensuite il me jeta dans l'abîme du désespoir, pensant m’en retirer. Car un matin il me mit en l’âme des pensés de craintes si extraordinaires, au lieu de me porter à l'espérance qu’il m’avait donné auparavant, et appliqua si mal les vérités qu’il me disait, qu’il me fit croire que j’étais plongé dans un grand mal, qui dans le vrai n’était pas si considérable. Cela me fit perdre absolument toute force et toute joie, et comme les ennemis étaient à la porte, n’attendant que l’entrée que leur donne la tristesse, ils s’emparèrent de mon âme et me causèrent des peines accablantes accompagnées d’une crainte et d’un resserrement, d’une fureur et d’un désespoir tels, que je ne sais comment j’ai pu sortir de ce précipice, où j’ai été pendant vingt ans.
Cela arriva peu de temps après que je me fus dévoué à suivre en tout la volonté de Dieu, et il me semble, pour en dire mon avis, que ce consentement que le ciel me demandait, annonçait les approches de ces peines horribles où je tombai ensuite, dont je n’ai pas décrit la moitié, et dont je n’ai pu faire une peinture qui égaie la vérité. Car c’était en vain qu’un autre père de mes amis tâchait de me consoler par les lumières de Dieu ; parce que comme j’avais donné mon âme au père Jacquinot, et que ma confiance était en lui, et non en l’autre, je ne m’arrêtais qu’à ce que m’avait dit le père Jacquinot, qui agissait par un sens tout commun et tout humain envers moi. Ainsi je reçus le coup mortel de sa main, qui n’était pas à la vérité une main ennemie, mais qui empêcha que la main de l'autre, qui était meilleure, ne me fit tout le bien qu'elle eût pu me faire.
L’expérience et le temps ont fait voir que c’était ce dernier qui avait la vraie lumière ; mais il m’a fait aussi beaucoup de mal à son tour. Ayant pris à tâche de m’aider, Dieu y donna bénédiction à la vérité, mais il me causa un grand mal, dont Notre-Seigneur me délivra, comme j’ai dit ailleurs.
Dieu se servit ensuite d’un autre : ce fut celui qui me tira de mes peines, après que mon cœur se fut un peu consolé par son moyen, et eut secoué l’horrible fardeau de la crainte, pour se livrer à la plénitude de l’amour. Mais aussi, Dieu le permettant, il mit un terrible obstacle à mon entière guérison par une doctrine bien contraire à la mienne, voulant tenir à mon égard un ordre très-parfait, selon lui, mais qui au contraire détruisait entièrement mon âme. De sorte que, comme je ne voulais plus m’éloigner de l’obéissance pour peu que ce fût, il me jetait dans une peine extrême.
Il était d’avis que quand Notre-Seigneur fait à l’âme des grâces extraordinaires, telles que celles que j’ai rapportées, il fallait les rejeter avec la dernière résistance, pour s’attacher uniquement à la foi, qui emporte avec soi la privation de toutes ces voies singulières. Il se croyait fondé sur la doctrine du bienheureux Jean de la Croix, qui enseignait, disait-il, ce parfait dégagement, et à se comporter envers les grâces comme envers les tentations et les mauvaises pensées, en rejetant bien loin les unes et les autres.
Dans la pratique, j’ai éprouvé que cet avis causait un grand mal à l’âme, qui par là se trouve dépourvue de la grâce que Notre-Seigneur voulait lui faire ; ensuite de quoi elle retombe dans sa pente naturelle. Cet exercice de rejeter ainsi les grâces qui enrichissent l'âme, me causa tant de peine et de dommage, que je ne savais que devenir, parce que Notre-Seigneur voulait par ces consolations réparer les forces de l’âme, qui était comme anéantie et accablée des maux passés, si bien que ne voulant pas m’en prévaloir, pour obéir au conseil de mon directeur, cela la détruisait et la consumait presque entièrement.


CHAPITRE VI


Comment je fus retiré de l'illusion où m’avait plongé un de mes directeurs.


Je rends cette gloire à mon Dieu et à sa divine miséricorde, qu’à proprement parler, je n’ai jamais eu aucune peine à l’égard de mes supérieurs, parce que j’ai ce principe fortement établi dans mon âme, que tout ce qui m’est commandé par eux m’est commandé par Dieu ; ne se trouvant personne dans l’état que j’ai embrassé qui commande des choses mauvaises. Je n’ai jamais eu sujet de soupçonner que les emplois qu’ils me donnaient ne fussent de Dieu. Car quoiqu'ils puissent se tromper comme hommes, et que quelques-uns se trompent en effet : toutefois, en faisant leur volonté, je fais ce que Dieu veut que je fasse, et quand le supérieur se tromperait, ou me commanderait quelque chose de trop dur ; si néanmoins la chose est de soi indifférente, je dois la faire avec autant d’allégresse, que si ce commandement sortait de la bouche de Jésus-Christ.
Cela ne m’oblige pas pour cela d’entrer dans son motif, quand il est évident qu’il se trompe, comme il parut lorsque mon provincial voulait que je quittasse la conduite de la mère prieure, parce qu’il croyait que Dieu ne se servirait pas de moi pour en chasser les démons. Il m’était évident que Notre-Seigneur le ferait, m’en ayant donné le pressentiment. Dieu voulut néanmoins que j’obéisse, et que je quittasse le soin de la mère, pour la laisser à un autre. J’eus donc la grâce pour obéir contre mon propre jugement, conformément à la doctrine du père Suarès au traité de l’obéissance, en son quatrième tome de la religion, où il distingue deux jugements, le pratique et le spéculatif, et dit que, dans l’obéissance qu’on rend aux supérieurs, le jugement spéculatif peut-être différent du sien, par rapport aux motifs qui lui font faire son commandement, dans lesquels il se trompe. Or, comme tous peuvent se tromper dans leurs idées, je ne suis point obligé en spéculation d’entrer dans le motif qu’ils ont. Mais le jugement pratique, qui est que je fasse telle ou telle chose, que je quitte cet emploi pour en prendre un autre, doit être conforme à celui du supérieur, quand il n’y a point de péché. Je dois obéir avec toutes les forces de mon entendement et de ma volonté, parce que mon entendement doit voir que Dieu veut cela de moi, et présupposé que j'aime Notre-Seigneur, je ne dois avoir en ma volonté aucune peine à embrasser ce qu’il ordonne. Ainsi si mon supérieur croyant une calomnie contre moi, m’envoie autre part, son motif alors procède d’erreur, et je ne dois pas entrer dans ses idées ; maïs je dois embrasser la peine qu’il m’impose avec un entendement soumis, parce que la chose est de soi indifférente. Saint Ignace lui-même, en son épître, dispense d’obéir aux supérieurs en cette conformité de jugement, quand la vérité est manifestement contraire.
Ainsi je suis toujours délicieusement employé, quand je fais les choses qui viennent de la part de mes supérieurs, quoique répugnantes à mon sens et à mon jugement ; parce que je ne fais aucun doute que Notre-Seigneur ne me l’ordonne. J'ai toujours marché sur ce principe, et je m’y tiendrai toujours attaché avec la grâce de Dieu.
Mais quant aux directeurs des consciences, lorsque l’expérience montre que leur conduite nous est préjudiciable ; après avoir pris conseil de personnes éclairées, nous ne faisons point mal de les quitter. Et c’est ce que je fis moi-même à l’égard de ce directeur qui me conseillait de m’opposer à toutes les consolations que je recevais du ciel, parce que, sans le savoir, je faisais un plus grand mal, afin d’obéir. Je tâchais à la vérité de patienter et de m’y accoutumer ; mais enfin cette peine devint si insupportable, que la violence que je me faisais pour résister à ces visites de Notre-Seigneur, amaigrissait mon âme, et la dépouillait des biens même les plus nécessaires. Et quand dans cette peine j’avais recours à Notre-Seigneur, il semblait me faire voir clairement que cette pratique n’était pas mon bien, et que ce dépouillement par résistance aux grâces était une ruine et une destruction de l'âme, que Dieu ne voulait pas ; parce que ces faveurs venant de Dieu, qui est le père de l’âme, et lui donne ce qui lui est nécessaire, il veut qu'elle en use pour se consoler, se purifier, se fortifier et s’avancer, sans néanmoins s’y attacher.
Je commençai donc à me plaindre au père Batide de sa conduite ; mais il tenait toujours ferme dans son sentiment, ce qui me désolait de plus en plus. Or, Notre-Seigneur me faisait entendre, dans les occasions, lorsque mon âme en était réduite comme à l’agonie, que mon obéissance à la vérité lui plaisait, mais que la conduite que tenait sur moi ce père était déraisonnable ; qu’il n’était que mon directeur et mon ami, et non pas mon confesseur ; qu’il ne pouvait me donner que des conseils, et non pas me commander ; que je devais me contenter du directeur commun des autres.
Sur cela, la mère des Anges qui savait mon angoisse, me manda que je devais quitter ce directeur, et en prendre un autre ; qu’elle avait consulté son saint ange, qui lui avait dit avec une bonté et une douceur incroyables : l’un et l’autre cherchent à glorifier Dieu, et chacun en sa manière. Tous deux s'attachent à leurs opinions, qui bien entendues sont bonnes. Mais on doit savoir que Dieu donne ces grâces à l’âme afin qu’elle s’en serve ; il ne veut pas néanmoins qu’elles occupent la place qu’il se réserve, ni aussi qu’on y résiste. Ses conduites sont différentes et très-secrètes ; il tire sa gloire des humiliations de son serviteur.
De plus, je consultai mon confesseur, et quelques autres personnes, et, suivant leur avis, je changeai de directeur, me contentant du père commun des autres. Notre-Seigneur y attacha sa grâce et sa bénédiction.


CHAPITRE VII


Je travaille en vain à retenir le père Labadie en son devoir.


Comme je ne puis dire les grands avantages que j’ai retirés de l’obéissance, je ne puis dire non plus les illusions et les grands maux dont cette soumission à mes supérieurs et à mes directeurs m’a préservé, quoique j’aie étrangement souffert sous leur conduite. Afin de me faire mieux comprendre, je n’ai qu’à raconter le malheur arrivé au pauvre Labadie, qui ayant été des nôtres, a apostasié, et causé de si grands scandales, pour avoir secoué le joug de l’obéissance.
Ce père avait des talents admirables, une science profonde, une éloquence merveilleuse. Il était même favorisé de grâces extraordinaires, qui, bien ménagées, se seraient terminées à un grand bien pour lui, parce qu’elles venaient d’un bon principe, et avaient été confirmées par le sentiment de plusieurs grands serviteurs de Dieu. Mais comme l’humilité et la soumission lui manquaient, ces opérations de la grâce qui, à mon avis, étaient bonnes au commencement, lui donnèrent occasion de préférer ses propres lumières à l’esprit de sa vocation, qui est l'obéissance ; et le démon l'ayant trompé, a substitué de fausses apparitions et révélations à la place de ces divines opérations ; en sorte que ne se tenant point ferme aux maximes de la foi, et se départant de la règle commune de l’obéissance, ce vaisseau, chargé de si riches marchandises, a fait un funeste naufrage. Car s’abandonnant à ses propres lumières, et se croyant inspiré de Dieu, il a pris le chemin delà singularité par orgueil, et il s’est laissé abîmer dans le gouffre de la perdition.
Ayant formé ensuite le dessein de quitter notre compagnie, il le communiqua à un gentilhomme de mes parents, qui m’en fit confidence. J’en avertis nos supérieurs, mais ils étaient si fort prévenus de son mérite, ainsi que plusieurs personnes fort graves de notre compagnie, qu'ils ne purent se le persuader. Je le dis même au révérend père Jacquinot s notre provincial, qui n’en voulut rien croire, non plus que les autres ; parce qu’en effet il avait reçu de Dieu de grandes grâces, et que tout le monde avait conçu une haute idée de sa vertu.
Bien plus, quoique jamais je n’eusse pris confiance en lui, et que j’eusse même résolu de ne lui point parler, il avait su néanmoins une partie des faveurs dont Dieu m’honorait, parce que le père provincial, alors mon directeur, m’avait ordonné de communiquer avec lui, à cause de l’estime qu’il en faisait. Mais Dieu me fit la grâce de voir bientôt qu’il se perdait lui-même sans y penser, et que son orgueil l’aveuglait. Car lui ayant un jour ouvert mon cœur, suivant l'ordre que j’en avais reçu, il me dît qu’il voyait en moi bien des marques de l’esprit de Dieu ; que je pouvais lui rendre de grands services, et en avancer beaucoup ; mais que l’obéissance aveugle que je voulais rendre à mes supérieurs, me tiendrait toujours bas, et me lierait les mains ; et que pour cette raison je n'irais pas loin. Je lui répondis que je laissais à Dieu le soin de faire de moi ce qui lui plairait ; mais qu’à l’égard de mes supérieurs, rien ne me séparerait de leur obéissance. Il me répartit : cela est bon pour vous. J'ajoutai que cela m'était nécessaire, et à lui aussi ; et que, quoiqu'il pût arriver, quelques dons que Notre-Seigneur me départît, je n’abandonnerais jamais l’obéissance. Nous nous séparâmes ainsi. Je me suis en effet attaché à l’obéissance, et quoique je l’aie assez mal pratiquée, j’en ai toujours fait état, et jamais je n’ai voulu m’en séparer, sous prétexte de quelques lumières que ce fut, et quelque zèle que j’aie senti malgré les peines qu’il m’en a coûté.
J’avais été ami de Labadie, avant que je lui fisse connaître son illusion ; car je lui en parlai fortement, et je lui dis que je craignais que le diable ne le trompât. Mais il me répondit avec une confiance si pleine d’orgueil, et fit un si grand mépris de ce que je lui disais, que je le jugeai en très-mauvais état, persuadé que, quand il aurait eu beaucoup de dons de Dieu, tous ces dons étaient peu de chose sans l'humilité.
Je me souvins même pour lors de ce que j’avais lu dans le bienheureux Jean de la Croix, qui, parlant des âmes favorisées de dons extraordinaires, assure que si ces dons ne les portent à un vrai mépris d'elles-mêmes, elles sont trompées. C’est ce que je voyais en ce pauvre homme, parce que les grands talents, et les grands dons du ciel dont il était favorisé, ne le portaient qu’à la bonne opinion de lui-même.
Le père Jacquinot, qui n’avait pas voulu croire d'abord ce que je lui en dis, lorsqu’il vit que je l’en assurais, se désabusa tout-à-fait, et je ne fus pas non plus trompé dans mon jugement. Car peu de temps après, Labadie, qui ne me considéra plus comme son ami, depuis que j’avais tâché de le détromper, sortit de la compagnie, se fit ermite, ensuite calviniste et ministre à Genève.


LIVRE SECOND


Les faveurs et les secours divins que j’ai reçus

durant mon obsession, et depuis ma délivrance.


CHAPITRE PREMIER


Notre-Seigneur me fait éprouver quelque chose de ce qu'il souffrit sur la croix.


J’ai rapporté au livre précédent les visites de Notre-Seigneur, et les grâces particulières que j’ai reçues de sa bonté au commencement de mon obsession publique à Loudun. Il est à propos maintenant que j’écrive aussi à la gloire de mon Dieu, les faveurs qu’il m’a faites dans l’état pénible que j’ai porté, et celles qui me sont arrivées depuis mon entière délivrance, afin que l’on connaisse combien le maître que nous servons est plein de bonté et de miséricorde, puisqu’il mortifie et vivifie en même temps, qu’il nous conduit aux portes de l’enfer, et nous en retire quand il lui plaît.
Pendant que j’étais enfoncé dans l’abîme de mes maux, au commencement que je me vis comme plongé dans le désespoir, le troisième de mai, jour de Sainte-Croix, après avoir essuyé pendant la nuit une grande peine d’esprit, je fis au matin un effort pour me lever et aller à l’église. Comme j’allais par une galerie de la maison, où tout le monde passait, je m’arrêtai devant une fenêtre par lassitude, et comme pour prendre l’air. Cette fenêtre donnait du côté du midi, et quoique ma débilité fût extrême, néanmoins je fus enlevé en esprit, et je vis devant moi une écriture en l’air en beaux et grands caractères, qui contenait ces paroles : Amour pur, et à côté étaient aussi écrits ces mots : Thérèse de Jésus, En même temps une idée de sainte Thérèse se présenta, comme si elle fut venue du ciel jusque dans l’air, dans lequel il me semblait qu’elle avait fait une ouverture semblable à celle de l’éclair qui précède le tonnerre.
Ayant vu ces deux écrits, je sentis un grand affaiblissement avec un désir de me reposer. J’entrai dans une petite chambre proche de cette fenêtre, pour me jeter sur un lit. Mais auparavant, m’étant assis, j’éprouvai une opération semblable à celle que j’avais sentie quelques années auparavant le même jour, lorsque j’étais à Loudun avec la mère prieure. Car il me vint une impression de Jésus-Christ souffrant. Je fus lié sur mon siège intérieurement, et me trouvai comme si j’eusse été en croix, sans pouvoir me remuer, en aucune manière, l’espace de trois heures.
Pendant la première heure, je fus réduit à une agonie si extrême, que je n’en pouvais plus, et ce mystère se passa dans l’esprit et dans le corps, comme si j’eusse été en effet cloué en croix. Car quand je voulus me remuer, je sentis tous mes nerfs bandés, en sorte que je souffrais un cruel supplice. Il y avait néanmoins quelque chose qui dominait sur mon esprit, et le tenait en paix. Mais au fond tout était crucifié, et j’en vins à un tel point d’agonie, qu’il semblait que j’allasse rendre l’âme.
À la seconde heure j’eus une peine dans l’esprit, avec le travail d’une aridité et d’un délaissement étrange, et il me fui dit, au haut de l’âme, ces mots : Pure souffrance.
À la troisième heure j’eus quelque capacité de réfléchir, et j’eus l’idée des souffrances de Jésus-Christ, avec un sentiment très-grand de ces peines. Mais ayant la pensée que je n’avais pas comme lui du fiel et du vinaigre à boire, au même temps un frère entra dans la chambre où j’étais, et me trouvant les yeux fermés comme une personne qui n'en peut plus, il pensa qu’il était à propos de m’aller quérir du vin ; me l’ayant approché de la bouche, je le trouvai aussi amer que du fiel et du vinaigre. Après je me représentai que les opprobres que reçut Jésus-Christ en croix me manquaient. À peine eus-je formé cette pensée, qu’il entra un père qui me traita comme un fou. II fit un grand mépris de moi, me croyant incapable de l'entendre. Ce pauvre homme est depuis devenu fou lui-même, et comme tel, on le tient enchaîné dans un de nos collèges.
Ces trois heures s’étant passées de la sorte, j’eus la liberté de me mouvoir ; je me mis donc sur le lit, où je fus fort travaillé du respir du démon, dont j’ai parlé dans le livre précédent.


CHAPITRE II


Services merveilleux que mon bon ange me rendait dans mes peines.


L'impression de la passion de Notre-Seigneur me continua plusieurs jours, mais non pas d’une manière si forte ; néanmoins j’ai été plusieurs jours et même plusieurs années de suite, que mes pieds se mettaient l’un sur l’autre naturellement, et sans aucun dessein, lorsque j’étais au lit. Au reste, ces opérations de grâce causaient en moi un si grand feu, même corporel, qu’au milieu de la plus grande rigueur de l’hiver, je n’avais besoin pour me couvrir la nuit que d’une simple couverture, et je n’avais jamais froid. En sorte que durant plus de quinze ans cette opération suppléait en moi à quantité de besoins corporels.
Mais les secours que je recevais de mon saint ange en ce temps-là sont inexplicables ; j’en rapporterai néanmoins quelques-uns. Quand cet esprit bienheureux me roulait avertir de quelque chose, il m’apparaissait dans une espèce plus vive que celle qui se forme par la nature, et il se figurait dans mon intérieur par l’idée et le visage de quelqu’un de nos pères qui avait un port majestueux ; mais je connaissais manifestement que c’était mon ange, qui par-là me voulait faire savoir quelque chose. En voici un exemple entre plusieurs.
Un jour ma mère, que j’avais déterminée à se faire carmélite à Bordeaux, malgré ses grandes infirmités, croyant sans doute que Noire-Seigneur le voulait, ayant désiré de me voir, pria mon bon ange de m’amener chez elle. Ce même jour ce père, de qui mon saint ange prenait souvent la forme et qui pour lors était à Bordeaux, me vint trouver dans ma chambre, et me pria de le mener voir ma mère, à qui il désirait parler, sans l’avoir jamais connue ; nous y fûmes donc, et cette bonne mère eut la consolation qu’elle désirait.
J’étais presque continuellement investi de cet esprit céleste, sans qu’il y eut aucune faiblesse de mon imagination. Je recevais encore de lui une autre opération de grâce, qu’on peut appeler discours imaginaire, parce qu’elle se faisait par des symboles ou espèces qui m’étaient imprimées comme venant d’autrui. Par exemple, pensant un jour à une âme dont j’avais pris soin, et qui me paraissait s’être relâchée, on me montra un réchaud dont le feu était éteint.


CHAPITRE III


Les grâces que j'ai reçues par la sainte Eucharistie.


Mon esprit étant déjà comme surnaturalisé par les opérations que j’ai rapportées, et par d’autres semblables faveurs du ciel, j’ai reçu du Très-Saint-Sacrement des secours tout extraordinaires dans mon étal de peine. Car après la communion je ressentais quelquefois des touches de jubilation, et des traits d’amour si fortifiants, que je me voyais porté comme naturellement à des choses, qui de soi font horreur ; par exemple, à baiser les ulcères des pauvres dans la vue de Dieu, à mettre dans ma bouche des choses qui font soulever le cœur, el quand il y allait des intérêts de Dieu, non-seulement je m’y portais avec ferveur d’esprit, mais la chair même y trouvait quelque complaisance. J’ai souvent éprouvé que ce pain de vie, et le sang pris dans le calice, quand j’ai pu célébrer, avaient un goût surnaturel qui produisait dans l’âme un effet sensible, qui fortifiait mon corps et le satisfaisait noblement ; de sorte que je pouvais dire avec le prophète : Mon cœur et ma chair ont triomphé de joie dans le Dieu vivant. Ma langue goûtait Dieu, mon estomac tenait une substance qui lui semblait être Dieu par un rassasiement et une plénitude divine, comme si c’eût été un restaurant très-exquis, ou quelque précieuse quintessence qui réparait mes forces affaiblies, et rétablissait mon âme. Et quoique cela semble répugner aux idées que donne la théologie scholastique, je crois néanmoins pouvoir dire sans mensonge, que comme je sens Dieu par un sentiment spirituel, j’ai aussi goûté Dieu dans la sainte Eucharistie par un goût corporel ; car j’y ai senti un être qui est le premier des êtres, et l’origine de tous les êtres. Je ne veux pas dire pour cela que je sentisse la chair adorable de Notre-Seigneur que je recevais réellement ; mais je dis que par le goût de cette chair, je venais à la notion d’un être qui fait le bonheur de tous les êtres, et qui est mon Dieu : et j’en étais tellement rassasié que mon esprit et ma chair étaient pleins de Dieu. Je dis cela, et je le conçois ; mais je ne le puis expliquer. Je ne puis pas dire : j’ai vu Dieu de mes yeux, car l'œil corporel ne peut voir Dieu ; mais je puis dire, ce me semble ; j’ai goûté une chair qui est la chair d’un Dieu, et ce que j'ai goûté ne peut être que Dieu.
De plus, il arrivait quelquefois que mon âme était réduite à un si grand besoin de ce pain de vie, qu’elle défaillait tout-à-fait, lorsque je ne communiais pas ; et sa langueur était si extrême, que non-seulement elle se répandait dans mon corps, mais que n'étant pas capable de prendre d'autre nourriture, et le pain et le vin ne pouvant me donner du soulagement, j étais contraint de prendre en ma main le pain qui était devant moi, et de prier Notre-Seigneur de donner à ce pain la force de subvenir à mon besoin ; procurant à mon âme le rassasiement qui lui était nécessaire, et sans lequel elle ne pouvait avoir de repos. Ensuite mangeant ce pain dans cette intention, je trouvais qu’il avait le même goût surnaturel que l'hostie consacrée, et ce goût était si relevé et si sensible, que je ne pouvais douter, par la force que j’en recevais, que ce ne fût Notre-Seigneur, qui par son infinie bonté avait égard à mon désir extrême de communier, fortifiant, nourrissant et remplissant ainsi mon âme, à qui il redonnait pour ainsi dire la vie par la vertu de son divin corps, que je recevais en désir avec la même plénitude que si j’eusse effectivement communié de la main du prêtre.
Versant ensuite du vin dans mon verre, sans dire ni faire rien qui approchât des cérémonies du saint sacrifice, ni des paroles de la consécration, je le prenais dans la même intention que le pain ; et ce vin étant bu me donnait la même vigueur que si j’avais reçu effectivement le sang de Jésus-Christ. Cette communion spirituelle allumait dans mon cœur un feu si grand et si puissant, que je sentais manifestement que ce ne pouvait jamais être la force naturelle du vin, mais la force surnaturelle de Jésus-Christ qui causait en mes entrailles cette chaleur qui m’élevait à Dieu, et m’enflammait merveilleusement de son amour. Je ne doute pas que les docteurs n’attribuent cet effet à une imagination échauffée, mais je leur dis qu’il n’y a rien que Dieu ne fasse pour témoigner son amour à celui qu’il veut soulager, et qu’ayant dit cela à un homme de bien et capable, avec qui je communiquais librement, et qui était le directeur de certaines âmes à qui Dieu faisait de grandes grâces ; il me répondit qu'une de celles qu’il conduisait, ayant aussi une faim surprenante de la sainte communion, un jour qu’elle était dans un bateau, fit les mêmes choses que moi, et sentit les mêmes effets avec une telle plénitude de grâce, qu’elle se passa sans peine de dîner.
J’avoue que j’ai senti plus de trente fois le même effet sans l’avoir fait paraître ; je me suis toujours servi de cette pratique, lorsque je n’ai pu communier, et la première fois que je fus pressé de cette nécessité, j’allais à la chapelle comme un homme transporté et mourant de langueur ; et parce qu’il n’y avait point de messe, je pris une hostie non consacrée, que je mis en ma bouche pour avoir une imitation de la sainte Eucharistie, et pour lors je reçus le même effet surnaturel. Lorsque j'étais dans l’infirmerie, prenant du pain dans cet esprit, j’en mangeais avec les plus grandes délices du monde, et je n’ai jamais été à des festins si doux. Car sans autre intention que celle de participer aux bienfaits de Dieu, selon sa miséricorde, je faisais le meilleur régal que l’on puisse faire en la vie, principalement sept ou huit fois que je sentis des traits d’amour tout-à-fait ravissants.


CHAPITRE IV


Dieu m'a communiqué des impressions admirables de ses perfections.


Une des plus grandes grâces que j’aie reçues du ciel dans mon affliction, fut plusieurs impressions différentes des grandeurs de Notre-Seigneur, qui fortifiaient mon âme dans les plus grands abattements, lorsque l’opération du démon avait cessé. Un jour étant dans ma chambre, lorsqu’une voix intérieure me parlait et me gouvernait comme j’ai dit, Notre-Seigneur me mena comme dans une solitude, et me porta à me mettre au lit ; car souvent dans un tel état on est porté à le faire, pour communiquer plus tranquillement avec l’époux. M’étant donc couché, je sentis le renouvellement d’une grande grâce que j’avais reçue en ma jeunesse dès l’âge de treize ans, savoir, une impression intérieure de divers attributs l’un après l’autre. Comme j’étais sur mon lit, Notre-Seigneur me traitant comme un enfant, me fit sentir quelque chose de lui fort excellent, et comme je pensais en moi-même ce que ce pouvait être, il me dit : c’est ma puissance ; laquelle il déclarait dans mon cœur avec ce respir surnaturel que j’ai dit ci-devant. Après cela il me fit une autre opération, et me donna la connaissance d’une chose qui me parut très-grande, me la faisant goûter et concevoir autant qu’il était en moi. Puis il me dit : C’est mon immensité. Ensuite il me fit voir comme un contrat fort vieux. Je goûtais alors en mon âme comme quelque chose d’incompréhensible, et il me dit : C’est mon éternité. Cela me donna une notion expérimentale de l’éternité de Dieu. Après m’avoir fait ainsi goûter plusieurs de ses admirables perfections, et surtout sa suavité, il me fit lever du lit, me mena vers la fenêtre, et me faisant porter le regard vers le ciel, je vis comme un éclat de lumière, cet éclat me sembla ne durer qu’un moment, et soudain, après ce moment, je retournai me coucher étant aussi las que si j’avais porté un gros fardeau. Il me dit que dans cet éclat j’avais vu une espèce qui représentait son être divin ; étant revenu à moi, je trouvai que ce moment avait duré trois heures ; car j’entendis incontinent cinq heures sonner. Je pris mon manteau pour aller à l’exorcisme, mais tout était fait.
Jamais je n'ai senti une si grande plénitude que dans cette opération, car ma poitrine même fut tellement dilatée dans l’espace de quinze jours que ce bon temps dura, qu’un pourpoint de cuir que j’avais, ne pouvait joindre à un demi-pied près de l’ordinaire. Cela dilata beaucoup mon sens ; mais après que je fus à Bordeaux, mes peines revinrent telles que j’ai dit.


CHAPITRE V


Opération de la Sainte Trinité dans mon âme.


Étant à Saint-Macaire, il y a dix-huit ans, dans une grande affliction, j’eus diverses impressions les plus douces du monde des trois personnes adorables de la Très-Sainte-Trinité. Chacune d’elles faisait en moi son opération, et j’ai ouï quelquefois dans le plus intime de mon âme la parole du père qui a une douceur ineffable ; celle du Verbe qui a une lumière, une beauté et une force inexplicable ; et celle du Saint-Esprit, qui a une tendresse et une délicatesse qui ne se peut dire.
Une fois entre autres, étant dans un excès d’accablement, j’entendis spécialement ce mot espagnol que j’avais lu dans un cantique de sainte Thérèse : Esperança Larga, qui venait du Saint-Esprit ; mais quoique cette parole portât coup jusqu’au fond du cœur, ce bien néanmoins me dura peu à cause de l’indisposition ordinaire de mon esprit, parce que la peine et le désespoir où j’étais le ruinèrent incontinent, en sorte que ces opérations divines ne faisaient point à mon âme tout le bien qu’elles auraient dû faire.
Je me souviens qu’alors il me venait dans l’âme des choses si grandes qu’en un moment elle montait jusqu’à la gloire. Les bluettes de cette gloire étaient comme des éclairs au milieu d’une nuit. L’âme était élevée jusqu’à l’embrassement divin, et recevait des baisers qui semblaient être comme de la bouche de Dieu, et puis soudain l’impression de tout cela se perdait, l’esprit s’enfonçait, et les ténèbres venant à l’envelopper, je retombais dans mon état de peines. Voilà pourquoi cette obscurité et cette désolation infernale se nomme justement tempête ; parce que comme dans une tempête les flots élèvent le vaisseau jusqu’au ciel, puis le rabaissent jusqu’aux abîmes ; de même, en l’état où j’étais, il y avait des moments de paix et de joie, et après des moments de peine et de désolation, des sentences et des arrêts de condamnations qui brouillent l’âme quoiqu’ils ne fassent que passer. Mais la sérénité revient souvent, et elle dure jusqu’à ce que la paix soit consommée en l’âme dans ces impressions surnaturelles qui l'élèvent à Dieu avec vigueur, on reçoit des paroles et des grâces des trois personnes divines, et chacune dit son mot, quand il lui plaît, à la grande consolation de l’âme. Souvent ces trois personnes se présentent à elle d’une manière si touchante, qu’entre les visites spirituelles la plus douce de toutes et la plus insinuante est celle des trois personnes divines, qui marquent à l’âme une incroyable familiarité ; comme si en tout ce qui est Dieu, elles étaient ce qu’il y a de plus secret et de plus intérieur. En effet, s’il y a quelque chose de doux, de pénétrant dans la divinité c’est sans doute la notion des trois divines personnes, qui, comme j’ai dit, se rendent familières à l’âme, et si je l’ose dire, sensibles.
C’est là le secret de Dieu qui se déclare quelquefois à l’âme par des preuves très-délicates et très-subtiles. Le Père se fait voir à elle comme une source inépuisable de biens ; le Verbe comme la plus grande de toutes les beautés ; et le Saint-Esprit comme une bonté substantielle. Chacune de ces personnes parle à l’âme par un ressort qui n’est autre que l’amour. C’est Sainte Thérèse qui dit cela, et je le sais maintenant par expérience. Or, cet amour éternel et substantiel est un bien si grand, si délicieux pour le cœur humain, qu’il n’y a pas de langue qui le puisse exprimer. L’âme est quelquefois si remplie de ce bien, qu’on ne peut dire la douceur et la satisfaction qu’elle goûte. Alors Dieu lui donne la liberté et la permission de prononcer des mots de mignardise et de tendresse, qui passent tout ce que l’on voit dans l’humain ; et saint Bernard a bien raison, quand il dit que l’âme en vient à un tel état, qu’elle ne pense autre chose, sinon qu’elle flatte Dieu d’une manière que vous diriez qu’elle est folle. En effet, celui qui aura lu les cantiques italiens de Saint François, verra ce que c’est que de parler à Dieu d’amour. L’âme en cet état est comme insensée à la vue de cet objet de son cœur, et ne sachant ce qu’elle dit, ni ce qu’elle fait, elle s’échappe en extravagances, quant au sens humain, qui marquent un esprit tout hors de soi qui ne sait que devenir.
Pendant plus de quinze ans, et encore à présent, je ne puis appeler Dieu que Papa, et j’ai souvent pensé à ce que dit saint Paul, que nous avons dans nous l’esprit de Jésus-Christ, qui crie Abba, père. C’est une voix surnaturelle à l'âme, mais aussi très-délicieuse qui vient du fond de ses entrailles, et qui s’adresse à Dieu, tantôt comme à son cher amour, tantôt comme à son cher père, tantôt comme à son tendre époux, et cela se trouve gravé en elle, sans que rien puisse empêcher cette sainte liberté ; car elle est devant Dieu comme son enfant, lequel, quoique plein de crainte à cause des terreurs passées, est pris par lui, et contraint de recevoir des caresses que lui donne ce père de qui prend nom toute paternité au ciel et sur la terre. Il est vrai que mon âme au commencement n’osait appeler Dieu de ces noms délicieux, que la seule épouse peut prononcer dans sa sobre folie ; mais l’impétuosité de son amour la fait passer outre, et se rassasier de ces paroles de tendresse qui réduisent le cœur à une telle extrémité, que je ne sais comment le faire comprendre.


CHAPITRE VI


Notre-Seigneur imprime ses sacrées plaies dans mon intérieur.


La divine bonté ayant pris dessein de me combler de ses faveurs, quoique j’en aie toujours été fort indigne, il lui a plu de m’y disposer de loin par sa pure miséricorde. Dieu m’a fait la grâce dès mon enfance de m’inspirer une grande horreur du péché, et surtout de l’impureté. Il m’a porté dès ma jeunesse à la mortification des sens, et à la privation même des choses agréables. Mais une des plus grandes grâces que j’aie reçues de lui, est qu’il m’a fait entrer en la compagnie de Jésus. Je m’y sentais très-attiré ; mais mon père qui avait une amitié très-tendre pour les jésuites, et qu’ils ont toujours regardé comme un de leurs bienfaiteurs, jusqu’à mettre son tableau dans une de leurs salles, ne les aimait pas cependant au point de leur donner son fils unique, et s’opposait fortement au dessein de ma vocation.
Ennuyé d’un si long retardement, je m’avisai de cette industrie pour tirer adroitement son consentement que je désirais arec ardeur. Un jour qu’il était de belle humeur, je lui dis que j’étais dans la résolution de lui obéir, pourvu qu’il voulût m’accorder une grâce. Il me répondit qu’il se ferait un plaisir de m’accorder tout ce que je lui demanderais. Mon père, lui dis-je, je ne vous demande pas d’autre grâce, sinon que vous m’assuriez que je serai sauvé, si je reste dans le monde, selon votre intention, et que vous me promettiez que je ne serai point damné. Mon père m’ayant répondu que ces choses n’étaient pas en son pouvoir, je lui répliquai : C’est donc à moi à prendre mes mesures dans une affaire qui m’est d’une si grande importance. Cette réponse toucha tellement son cœur, qu’il consentît que j’entrasse dès-lors au noviciat des jésuites, quoique je n’eusse encore que quinze ans.
Je n’avais pas encore trente ans, que nos pères de Guyenne ayant résolus d’établir à Marennes un noviciat, dont le père Anginot devait avoir le gouvernement, ce père demanda que je l'aidâsse dans son emploi, où Dieu me faisait la grâce de veiller sur tous les mouvements de mon cœur, et de ne rien laisser échapper avec vue qui me pût donner la moindre satisfaction naturelle : ce que j’ai tâché d’observer jusqu’à présent avec le moins d’infidélité que j’ai pu, pour m’élever au-dessus de tout ce qui n’est pas le souverain bien. C’est à quoi je me suis toujours efforcé de porter aussi les autres.
Ayant demeuré quelques années à Marennes, les supérieurs pensèrent à m’envoyer à Loudun pour y exorciser les religieuses. Là j’ai cherché à mettre mon bonheur en la croix de Jésus-Christ et dans la pratique de la sainte oraison, où j’ai trouvé tant de force, que j’ai fait mon possible pour rendre les filles de Loudun des personnes d’oraison, de recueillement et de mortification. J’avoue que j’ai eu en ce monde un regret très-vif de voir une infinité de cœurs capables de traiter avec Dieu, qui cependant perdent le temps en des bagatelles et de vains amusements. C’est ce qui m’oblige souvent de dire, même aux séculiers, faites un peu d’oraison, je vous prie. J’ai fait tout mon possible pour y porter tous ceux qui ont eu quelque rapport avec moi, dans le désir que j’ai que Dieu donne à chacun un rayon de sa lumière pour connaître ses attraits, afin que personne n’ait plus d’amour que pour lui.
Il a plu encore à Notre-Seigneur de me donner l'esprit de pénitence à un tel degré, que malgré mes infirmités, je n'ai point cessé de prendre tous les jours la discipline pendant trois heures de temps, plus d’un an durant, et depuis cette année, la première que j'ai passée à Loudun, j’ai continué à la prendre tous les jours ; de sorte que, quand je la quitte pour quelque sujet, l'âme en a de la peine, parce que la force quelle retire de cette pratique lui est ôtée : et elle trouve en cet exercice de pénitence une gaité et une facilité qui ne donne aucune lassitude à t esprit, quoique le corps y trouve quelquefois un poids bien dur.
Au commencement donc que Notre-Seigneur voulut opérer avec force sur mon cœur, après m'y avoir disposé de la manière que je viens de dire, j'étais si suavement attiré par ses charmes, surtout par celui du domaine souverain qu’il semblait avoir pris sur moi, que ces paroles me venaient souvent en pensée : Je vis ; mais ce n'est plus moi : c'est Jésus-Christ qui vit en moi. Il me paraissait que Jésus-Christ s’était rendu si manifestement sensible à mon âme, qu’on eût dit que mon âme et mon corps, dont il s’était emparé, étaient des instruments par lesquels il agissait selon son bon plaisir. De sorte que, quand dans la prédication, par exemple, je voulais ajouter quelque réflexion du mien, cet esprit se retirait ou se cachait. Mais lorsque je suivais son attrait, cela allait d’une telle ferveur, qu’on eût dit qu’un autre que moi parlait en moi. Je voyais les effets répondre au-dehors à celui qui me faisait agir et parler ; mais la réflexion qui s’y glissait naturellement interrompait souvent cette grâce de Dieu.
Au commencement je demeurais devant Dieu comme un écolier devant son maître, écoutant son instruction, quelquefois depuis les huit ou neuf heures du soir jusqu’à une heure du matin sur mon lit. J’avoue que cette opération donnait à mon urne une force merveilleuse. La raison naturelle se rétablissait, et la poitrine se dilatait : de sorte qu’au lieu de ce bandement de tête que j’avais auparavant, je ressentais une vigueur incroyable.
Ce fut aussi environ vers ce temps-là que Notre-Seigneur me dit une parole qui combla mon âme de joie et de consolation. Il me dit qu’il gravait intérieurement ses cinq plaies dans mon âme, qu’elles demeureraient en moi, et seraient, pour ainsi dire, dans mes membres extérieurs. En effet, depuis ce temps, je me suis toujours représenté ces sacrées plaies dans mon imagination avec une facilité admirable. J’ai encore à présent un regard intérieur vers elles, et un sentiment comme si je les avais imprimées en moi. J’ai même un tel attrait à les baiser en mes propres mains, que j’y sens une correspondance de dévotion, comme si elles y étaient effectivement. La plaie du côté demeure spirituellement imprimée en moi, de sorte que j’en reçois une consolation très-sensible, et une tendresse d’amour inexplicable. Je m’en trouve aussi touché, que si ces plaies étaient gravées en ma chair, quoiqu’il n’y paraisse rien de sensible, et je puis dire que je n’ai jamais reçu de grâce qui ait eu un effet si constant et si fort que celui-là ; en sorte que la seule imagination ni l’étude ne peuvent jamais produire un effet si doux, si continuel et si puissant que celui que j’éprouve. Cette pensée, au reste, que j’ai des plaies de mon Sauveur gravées dans mon âme, me console toujours ; et depuis le matin qu’il me dit qu’il me les imprimait, jamais, depuis dix ou douze ans que cela s’est fait, je n’en ai perdu le doux souvenir et l’idée.
Je ne doute pas cependant que les savants et les spéculatifs ne disent que c’est une pure imagination. S’ils s’obstinent à s’en moquer, je prie Notre-Seigneur de leur en donner l’expérience. Car je ne puis dire combien de bénédictions, de forces, et de consolations solides j’ai repu de cela, qui attire à l’âme des caresses de Notre-Seigneur si délicieuses, si intimes et si profondes, que c’est un magasin de biens qui enrichit d’une manière admirable celui qui les possède, et lui donne surtout un instinct singulier d’amour pour le salut des âmes. Car on ne peut dire combien manifestement Notre-Seigneur m’a montré qu’il voulait que je le servisse, et c’est ce qui me donne pour le salut des âmes une soif extrême, qui augmente toujours : de manière que les emplois qui d’eux-mêmes peuvent distraire, comme contraires au recueillement, sont ceux qui me donnent plus de ferveur, et me font acquérir plus de grâces pour croître en cet amour du prochain. Dans la conversation même, je suis saisi comme d’une ivresse spirituelle, qui me tient presque tout hors de moi, et dans un transport presque continuel.


CHAPITRE VII


Les croix dont Notre-Seigneur a bien voulu m'honorer.


Je ne dois pas mettre au nombre des moindres grâces les peines étranges que j’ai endurées pendant tant d’années, puisqu’elles ont été pour moi une source si abondante de consolations. Quoique je les aies rapportées assez au long, j'en veux faire encore ici un précis et comme un abrégé, à commencer parcelles qui m’arrivèrent à Loudun presque aussitôt que j’entrepris d’exorciser la mère prieure. Voici ce que j’en écrivis à un de mes amis, le père d’Attichy, jésuite, le 5 mai 1635.
« Mon révérend père, il n'y a guères de personnes à qui je prenne plus de plaisir de raconter mes aventures, qu’à votre révérence qui les écoute volontiers. Depuis la dernière lettre que je vous ai écrite, je suis tombé dans un état bien éloigné de ma prévoyance, mais qui est entièrement de la conduite de Dieu sur moi. Je ne suis plus à Marennes, mais à Loudun, où j'ai repu la vôtre. Je suis ici en perpétuelle conversation avec les diables ; j’ai déjà eu des fortunes qui seraient trop longues à écrire, et qui m’ont fait connaître et admirer les bontés de Dieu. Je vous en dirai quelque chose en passant.»
« Je suis entré en combat avec quatre démons des plus puissants et des plus malins de l’enfer, et quoique je sois le plus faible des hommes, comme vous savez, Dieu néanmoins a permis que les approches en aient été si rudes, et les rencontres si fréquentes, que le moindre champ de bataille était l’exorcisme. Car les ennemis se sont déclarés en secret de jour et de nuit en mille manières différentes. Vous pouvez vous figurer quel plaisir c’était pour moi de n’avoir que Dieu seul pour mon secours. Depuis trois mois et demi je ne sais pas sans avoir un démon auprès de moi pour me tourmenter, et les choses en sont venues si avant, que Dieu a permis, comme je pense à cause de mes péchés, ce qu’on n’a peut-être jamais vu dans l’Église, que dans l’exercice de mon ministère, le diable passe du corps de la possédée dans le mien, me renverse par terre, m’agite et me possède pendant plusieurs heures comme un énergumène.»
« Je ne puis vous exprimer ce qui se passe en moi pendant ce temps-là, et comme cet esprit s’unit au mien, sans m’ôter ni la liberté, ni la connaissance de mon âme. Il se fait néanmoins comme un autre moi-même ; en sorte que je suis comme si j’avais deux âmes, dont l’une est privée de l’usage de ses organes, et se tient à l'écart, regardant faire celle qui a pris possession du corps ; et l’autre agit dans le corps, comme si elle y était la maîtresse. Je sens que l’esprit de Dieu et l’esprit du démon ont mon corps et mon âme pour champ de bataille, et que chacun y fait ses impressions. De la part du démon, ce sont des rages et des aversions de Dieu, qui me donnent un désir impétueux de me séparer de lui pour jamais ; et en même temps j’éprouve une grande douceur, une paix profonde, une joie céleste. D’un côté je me sens accablé d’une tristesse qui me fait pousser des lamentations et des cris pareils à ceux des damnés, et qui étonnent tout le monde. Il me semble que je souffre la damnation, et que je suis percé des pointes d’un désespoir éternel ; mais en même temps je me trouve plein de confiance en la bonté de Jésus-Christ, et je maudis avec toute liberté celui qui me donne toutes les craintes que j’éprouve. Je sens même que les cris que je fais viennent de ces deux esprits qui me possèdent ; en sorte que je suis en peine si c’est la joie ou la fureur qui les cause. »
« Les tremblements qui me saisissent, lorsque le Saint-Sacrement m’est appliqué, viennent, ce me semble, de l’horreur de sa présence qui m'est insupportable, et en même temps d’une douce et cordiale révérence. Ces deux mouvements me paraissent égaux, et il est hors de mon pouvoir de les retenir. Quand un de ces esprits me porte â faire le signe de la croix, l’autre me détourne la main avec grande vitesse ; on saisit un de mes doigts pour le mordre de rage. Je ne trouve jamais l’oraison plus facile et plus tranquille, que pendant ces agitations ou le corps se roule sur le pavé, et ou le ministre de l’Église me parle comme à un diable et me charge de malédictions. Je ne puis vous dire la joie que j’ai d’être devenu diable, non par rébellion aux ordres de Dieu, mais par calamité en punition de mes péchés. Je m'approprie toutes les malédictions qu’on me donne, et mon âme s’abîme dans le fond de son néant. »
« Quand les autres possédées me voient dans cet état, c’est un plaisir de voir comme elles triomphent, et comme les démons se moquent de moi, disant : Médecin, guéris-toi toi-même. Vas-t’en à présent monter en chaire ; q u ’il fera beau te voir prêcher, après t’être roulé sur le pavé ? Je puis dire avec David ; Ils m’ont tenté ; ils mont insulte avec moquerie ; ils ont grincé des dents contre moi. Que j’ai donc d’obligation à Dieu de m’avoir fait le jouet des diables, et de ce que dès ce monde la justice divine m’a châtié pour mes péchés ! Mais quelle faveur d’expérimenter dès cette vie, de quels malheurs m’a tiré Jésus-Christ, et de sentir la grandeur du bien de la rédemption, non plus par ouï dire, mais par des impressions qui me font sentir ce que j’aurais été sans la miséricorde de Jésus-Christ, qui nous a procuré un bonheur inexplicable par ses souffrances et par sa mort ! Plusieurs croient que cet état crucifiant est un châtiment que j’ai mérité ; plusieurs autres parlent autrement ; et tous s’accordent à me faire de la peine. Pour moi, je me tiens là avec grande paix, et ne voudrais pas changer mon état pour un autre, étant fort persuadé qu’il n’y a rien de meilleur que d’être réduit dans l’abîme du néant. »
« Toutes ces humiliations n’étaient rien pour moi qu’un jeu, en comparaison des peines que je ressentis lorsque j’eus quitté Loudun, et que les possédées furent délivrées. Car les démons entreprirent, comme j’ai dit, toutes les puissances de mon corps, jusqu’à m’ôter la parole, le mouvement, et me causer des douleurs extrêmes. Ils m’environnèrent d'une cruelle tentation d’impureté, qui m’a duré plus de vingt ans, nuit et jour sans relâche. Ils m’ont donné une impression effroyable et tout-à-fait incroyable que j’étais actuellement damné. Je portai cette peine de Loudun à Bordeaux, où je ne trouvai aucun remède dans les avis que je demandais à nos pères, qui, tous excepté un seul, me confirmaient dans mon imagination. Le seul accablement de ma tête, parce que je n’avais aucun objet de suavité, me conduisait souvent comme une masse de plomb au fond de mes misères. J’étais accablé de toutes sortes de pensées extravagantes, de blasphèmes et de haine contre Jésus-Christ ; d’hérésies, et plusieurs fois de la vue de mon juge, qui semblait prononcer la sentence de ma réprobation. Les efforts que je faisais pour ne pas consentir à la violence de mes tentations, me réduisaient à n’en pouvoir plus. J’ai porté sept ou huit ans l’impression de me tuer, et j’ai éprouvé toutes les humiliations que j’ai dites, sans qu'il soit besoin de les répéter ici. »


CHAPITRE VIII


Dieu me fait la grâce de soutenir ma mère dans le dessein d'être carmélite.


Je compte de plus pour une grande miséricorde de mon Dieu, la grâce qu’il m’a faite de soutenir ma mère dans le dessein qu’il lui avait inspiré d’être religieuse. Au moment que mon père fut mort, ma mère me dit que toute sa vie elle avait voulu être carmélite, et qu’il lui semblait avoir une secrète expérience que cela pouvait bien se faire à présent que son mari était mort ; mais que d’ailleurs elle y voyait de très grands obstacles, étant âgée de cinquante-six ans, et fort infirme. Elle me recommanda fort de consulter Dieu là-dessus, et de lui en dire mon sentiment. Je lui conseillai de se confesser et de communier au premier jour, et de prier Dieu de lui faire connaître sa sainte volonté, l’assurant que jamais il ne refuse d’éclairer ses créatures, quand elles s’adressent à lui avec confiance et humilité. Elle suivit mon conseil ; et après avoir rendu les derniers devoirs à son mari, elle me rendit compte de ce qui s’était passé ; me disant que, recommandant cette affaire à Dieu, elle avait senti dans son cœur que sa volonté était qu’elle embrassât une condition au-dessus de celle où elle était actuellement. Je lui conseillai de faire une seconde communion pour s’unir plus étroitement à Notre-Seigneur, et le prier de lui faire connaître ce qu’il désirait d’elle, lui protestant qu’elle l’exécuterait. Elle suivit mon conseil, et alors Notre-Seigneur lui renouvela les anciennes idées qu’elle avait eues d’être carmélite. Comme elle lui représentait son grand âge et ses infirmités, il lui répondit qu’il lui donnerait la force de remplir les devoirs de cet état. Elle resta fort portée à cette vocation ; et m’ayant fait récit de tout ce qui s’était passé, je lui dis que, puisqu’elle s’était présentée avec une si grande soumission, et une volonté si sincère de faire ce que Dieu lui marquerait, je ne doutais pas que sa volonté ne fût qu’elle se fit carmélite, et qu’elle devait y entrer au plutôt. Elle me répondit qu’elle ne voulait pas aller si vite, et qu’elle avait dessein de prendre avis du révérend père recteur qui était son confesseur, et de quelques autres pères en qui elle avait confiance. Pour moi, j’en parlai au révérend père Jacquinot, provincial ; tous lui dirent qu’il fallait plutôt consulter la raison que ces mouvements intérieurs ; qu’étant âgée et infirme, et la règle des carmélites fort austère, il était impossible qu’elle s’y accommodât, et qu’ainsi ils lui conseillaient de n’y plus penser ; maïs qu’elle devait servir Dieu dans l’état de viduité, vaquant à l’oraison et aux bonnes œuvres. J’étais seul du sentiment contraire. Mais elle s’adressa à un père, nommé le père Feuillant, qui l’avait dirigée en sa jeunesse, et à qui elle avait encore recours dans ses difficultés. Après avoir entendu toutes ses raisons, il lui conseilla de faire ce que lui disait son fils. Mais elle ne pouvait s’y résoudre, voyant que tant d’autres qui étaient remplis de sagesse lui disaient le contraire. Cela la jeta dans de grandes perplexités, parce que les carmélites lui disaient que la règle leur permettait de la recevoir telle qu’elle était, avec dispense d’austérités, pourvu qu’elle fût propre à la communauté.
Dans ces combats, quoique je fusse faible et en de grands travaux, je résolus d’aller en la chapelle de Saint-Joseph, dans l’église des Jacobins, où ce grand Saint est fort honoré depuis long-temps. Je m’y mis à genoux et priai Notre-Seigneur de me faire connaître sa très sainte volonté sur ce que ma mère devait faire. Me tenant donc en silence devant Dieu, j’eus un mouvement intérieur qui me persuada que son bon plaisir était qu’elle se fit carmélite ; en sorte que je n’en eus aucun doute. Il me fit encore entendre qu’il était assez puissant pour lui donner la force d’accomplir ce qui paraissait impossible aux hommes. Cependant elle resta toujours indéterminée, à cause que son confesseur, qui était mon supérieur, et les autres pères, n’en étaient pas d’avis. Son confesseur voulut même se servir de l’obéissance pour m’engager à dire à ma mère de ne plus penser aux carmélites. Mais je lui répondis que l’obéissance n’allait point jusque-là ; que s’il le voulait, je lui dirais bien que son sentiment était qu’elle restât dans le monde ; mais je que ne lui dirais pas que ce fût le mien, parce que je croyais sincèrement que la volonté de Dieu était qu’elle fût religieuse.
Cependant le temps vint qu’il fallait que je fisse le voyage de Savoie au tombeau de Saint-François de Sales ; pendant mon absence, nos pères firent ce qu’ils purent pour la détourner de sou dessein. Mais Dieu, qui est plus fort que toutes les créatures ensemble, lui faisait voir en toutes les occasions qu’il voulait qu’elle entrât chez les carmélites, lui promettant de lui donner la force de porter ce gros habit, et de pratiquer la règle. À mon retour je la trouvai encore incertaine : elle avait cependant résolu de suivre le sentiment où je serais alors ; et me trouvant le même, elle se détermina à entrer au monastère le jour de Sainte-Thérèse. Je prêchai à sa prise d’habit sur ces paroles de l’écriture : L’obéissance vaut mieux que le sacrifice. Elle ne fut pas long-temps dans le monastère, que Notre-Seigneur la remplit de consolations, lui donnant la force de faire exactement toute la règle.
Après son noviciat, elle fit sa profession, sans vouloir user d’aucune dispense d’austérités. Ma sœur, qui était religieuse avant elle dans la même maison, lui montra à lire dans le latin ; et elle eut la douleur de voir mourir cette chère fille peu après sa profession. Elle eut aussi la consolation de la voir après sa mort dans une grande gloire ; et en même-temps elle sentit une odeur très-suave, comme de parfum exquis. Elle a encore vécu treize ans après sa fille.
Le père provincial, le père recteur, et tous les autres qui s’étaient opposés à son entrée en religion, avouèrent qu’ils s’étaient trompés, et qu’assurément Dieu la voulait dans cet état. Elle y a vécu quatorze ans sans aller à l’infirmerie, quoique dans le temps qu’elle se fit carmélite, elle eut quatre filles pour la servir, qui étaient encore assez occupées. Elle ne laissa pas cependant de souffrir beaucoup, étant dans un grand dénuement de tout secours, et supportant ses maux en silence entre Dieu et elle.
Je lui ai entendu dire plusieurs fois une chose fort remarquable qui lui arriva plus de quarante-six ans avant sa mort. Après que le monastère des carmélites fut bâti è Bordeaux, chacun l'allait voir avant que les religieuses y demeurassent. Elle y alla aussi avec mon père, qui lui demanda, en visitant les cellules, laquelle serait la sienne quand elle serait religieuse. Elle lui en marqua une, qui en effet fut celle où on la mit depuis. Étant dans le chœur, il lui demanda encore, pour se divertir, où serait sa place ; et on lui donna effectivement celle qu’elle avait marquée. Dieu a voulu qu’avant sa mort je sois tombé dans les grands maux que j’ai rapportés ; et je n'en suis sorti qu’après son décès. Elle est morte âgée de 70 ans. Comme elle désirait me voir dans l'extrémité de sa maladie, j’en obtins la permission, mais j’étais trop mal moi-même. Ainsi, elle mourut dan9 la douleur de me savoir dans une extrême calamité.


CHAPITRE IX


Notre-Seigneur me donne par bonté quelques avant-goûts de sa gloire.


Après que Dieu m’eut entièrement retiré de l’abîme de mes misères, il s’est plû à me combler de ses faveurs. Si lorsque j’étais encore dans mes peines, il avait assez de bonté pour m’y soutenir par les grâces que j’ai rapportées, et qui sont en si grand nombre et si extraordinaires, que peu de personnes sont capables de les croire ; encore moins de les comprendre : (car même au plus fort de mes peines, j’ai senti dans mon âme le même effet que si j’eusse entendu une musique céleste qui me délassait, et me transportait jusqu’à élever mon cœur à Dieu) ; lorsque je fus entièrement libre, ce fut bien autre chose. Je me suis trouvé si plein de ce bien qui se nomme amour, que je ne le pouvais supporter : et comme j’ai dit ci-devant, je m’échappais à pousser des cris, ne sachant que faire, ni que dire, tant l'amour qui me possédait était grand. C’est un feu cuisant, et néanmoins délicieux, qui fait appeler de toutes ses forces l’objet de son amour : car c’est lui-même qui se fait appeler, sans que nous perdions le respect et la haute idée de sa majesté.
Pour me marquer encore davantage sa bonté, j’ai senti depuis la résidence de Jésus-Christ en moi, si forte, si douce et si véritable, que je ne puis douter qu’il ne soit la vie de mon âme. D’abord que je sortis de mes peines, la veille de l'Ascension, je me sentis tout investi de Jésus-Christ d’une manière ineffable, et qui portait avec soi une grande majesté et une suavité inexplicable. Le lendemain, je m'en trouvai plus rempli que de moi-même ; et en mille occasions semblablement, prêchant en public ou conversant familièrement. Je sentais comme si une âme étrangère eût pris possession de la mienne, élevant toutes mes pensées à Dieu, et donnant à mon cœur une force et une vigueur si extraordinaires, que bien que je fusse auparavant fort incommodé, je devins en état de faire ce qui était impossible aux plus robustes.
Ainsi, j'allais à la campagne, et je parlais en public comme un tonnerre, et comme si j’eusse eu dans la poitrine un feu ardent. Je sentais pour lors Jésus-Christ en moi, qui pénétrait tous mes membres d’une manière inexplicable ; en sorte qu’il me semblait que mon âme fût dans la gloire. Cette visite de Jésus-Christ pénétra jusqu'à l’intime de l’âme, et au plus profond de mes entrailles ; mais ce n’est pas assez : car il me semblait que mon corps même fut devenu la chair de Jésus-Christ, en sorte que j’avais pour ce corps un grand respect. J’ai eu plus de vingt ans cette vue qui ravissait mon âme. Cependant je ne me suis jamais regardé à dessein de me procurer cette consolation. Mais quand sans y penser je regardais mes bras et mes mains, je voyais un objet si divin et si auguste, que je n’ai aucun terme pour l'exprimer. Car l’âme y trouvait une élévation et une douceur si céleste, que rien n’en approche. Cela me procura une grande familiarité avec Jésus-Christ, que je regardais comme mon époux et un autre moi-même. Enfin, cette grâce peut plutôt se nommer gloire que goût, parce qu’elle est si ravissante, que les forces me manquent en y pensant seulement ; et tout ce que j’en dis n’a point de rapport à ce que j’en sens actuellement.


CHAPITRE X


De l'intime union de mon âme avec Dieu.


Je voudrais le dire mieux que je vais faire ; mais il n’est pas possible de parler dignement de l’union intime qui se trouve entre Dieu et une âme qu'il possède à son gré. Car cette liaison est conduite de telle sorte par le principe de l’amour, que l’âme est une même chose avec Jésus-Christ, selon qu’il dit en S. Jean, priant son père pour les âmes fidèles : Qu'ils soient un comme vous et moi ne faisons qu’un. Et ailleurs : Qui observera mes commandements et m’aimera, je l'aimerai, et mon père l’aimera, et nous viendrons à lui, et nous demeurerons en lui. Ainsi, l’âme qui possède Jésus-Christ, participe à une puissance et à une grandeur qui n’a rien de comparable.
Je me souviens à ce propos de ce que disait le bienheureux Jacobin, de l’ordre de Saint-François, dans les cantiques qu’il a faits, où il représente les sentiments que Dieu lui donnait. Il avait un esprit de grandeur qui lui faisait dire que tout était à lui : Francia mea, Italia mea. C’est que la hauteur et la grandeur de l’esprit de Dieu communiquent à l’âme une élévation qui lui donne un domaine sur toutes choses. C’est la liberté de Dieu qui les met en possession d'un royaume, où ils sont vraiment rois, ayant Jésus-Christ en eux qui les fait crier Abba, Pater, et leur donne ce domaine qui n’appartient qu’à ceux qui sont vraiment libres. Je ne puis dire combien de fois mon âme a senti ce droit et cette force de domaine sur tout, qui est le droit de l’épouse de Jésus-Christ, Seigneur de l’univers, et qui donne dès à présent son royaume aux âmes fidèles, sans attendre à l’autre vie à leur en faire part. Mais cette faveur est réservée seulement à celles qui sont véritablement ses épouses.
Je ne puis dire non plus combien de fois Notre-Seigneur m’a dit des paroles intérieures, qui me donnaient un droit sur toutes choses. Or, cette puissance vient de l’amour et de l’union intime de l’âme avec Dieu. Pendant qu’elle se sent ainsi en soi, elle éprouve quatre ou cinq effets qui lui sont assez ordinaires. Le premier est une élévation aux choses célestes ; le second, une impression continuelle des biens de l’autre vie, avec un grand mépris des choses terrestres. Le troisième est une force et une vigueur pour agir, et pour entreprendre tout ce qui se présente à la gloire de Dieu et au bien du prochain. Le quatrième est qu’elle souffre tout ce qui lui arrive de plus fâcheux, soit dans l’intérieur, soit de la part des créatures. Enfin, elle a un certain rayon de gloire qui lui apporte des biens infinis qu’on ne peut décrire, et elle sait que tout cela vient de Jésus-Christ, qu’elle sent au-dedans d'elle-même, qui la remplit et la pénètre jusqu'à la moelle des os.
Quelquefois il me semblait que cette grande possession de Jésus-Christ faisait sortir de mes yeux des rejaillissements de gloire si doux et si charmants, que je n’ai jamais rien senti de si admirable ; surtout une fois que j’allai faire un voyage à Notre-Dame des Ardilliers. Cette gloire me semblait briller dans mes yeux, qui me paraissaient fort simples, et éblouis d’une splendeur céleste. Je me souvins alors d’une grande âme que j’avais connue en Saintonge, et qui était morte depuis quelques années. Il me parut que la gloire de cette sainte âme vint s’unir â celle que je sentais ; en sorte que je me vis tout couvert de feux, comme d’éclairs qui tombaient sur moi. Mon cœur était comme dans le ciel, et il me semblait être tout abîmé dans les flammes du divin amour. Je crois que toutes ces lumières étaient visibles comme elles le paraissaient ; car Je cheval sur lequel j’étais monté, se mit à courir comme si le vent l’eut emporté. J’ai vu plusieurs fois ces éclats de gloire, mais jamais si forts qu’en cette rencontre.
De plus, j'ai souvent entendu des voix du rie!, mais si douces et si pénétrantes, que je ne croyais jamais pouvoir ressentir de peines en cette vie, et que j’étais dans la béatitude. Ces paroles étaient quelquefois de Jésus-Christ, qui me dit un jour, que je sortais de la maison des Ursulines, deux ou trois mots en espagnol, qui opérèrent en moi une si grande joie, et si je l’ose dire, une telle béatitude, qu’il m’est impossible de l’exprimer.
Je ne crois pas qu’après ces expériences l'âme puisse douter de Dieu et des biens surnaturels de la gloire. S’ils eussent toujours duré, ce n’eût pas été la vie présente, dit saint Augustin. Mais Dieu veut que nous rentrions dans notre état naturel de ce misérable exil, pendant lequel ces faveurs extraordinaires relèvent admirablement le courage et soutiennent l’esprit dans les tentations, les misères et les travaux de cette vie. Ce qui faisait dire à saint Bernard, que le monde voit nos croix et nos austérités ; mais qu’il ne voit pas les onctions ni les douceurs de la grâce dont elles sont remplies.
Au reste, le pouvoir que Jésus-Christ avait donné à mon âme sur toutes choses, n'était qu’un effet du pouvoir absolu qu’il avait pris lui-même sur elle. Je le sentais en moi comme un souverain qui gouverne tout avec une puissance absolue, mais pleine de douceur et de charmes ; et quoiqu’il fût Dieu, d’une grandeur et d’une majesté infinies ; je sentais souvent qu’il faisait son plaisir de régner sur tous les mouvements de mon âme et de mon corps. Il le faisait avec un empire ordinaire, comme s’il eût été l’âme de mon âme et de mon corps, ne laissant pas échapper un seul jour sans agir en souverain, chez moi qui était son royaume. C’était des délices ravissantes pour mon âme de recevoir la loi de son amour. J’étais toujours prêt à courir à ses ordres, car c’était lui qui conduisait tout ; en sorte que je ne faisais pas la moindre action, pas un regard ni un soupir, qu’il n’en fût le principe : et ce principe divin se serait trouvé déshonoré alors si j’avais agi par mon propre mouvement. J’étais toujours appliqué à suivre son ordre et son attrait ; et bien loin que cela me bandât la tête, je trouvais que cela servait à me la rétablir. Cette divine parole donnait une grande force à mon âme, la remettait en joie, et me servait d’entretien.
Il me semblait que Jésus-Christ se servait de mon âme et de mon corps, qu'il changeait ma vie et qu’il la possédait, surtout quand il s’agissait de faire du bien aux âmes, et particulièrement quand je montais en chaire. Car alors il entrait en moi en souverain, et il me paraissait dire : je suis chez moi, et je ne veux pas que rien s’y fasse que par mon ordre. Je sentais que c’était lui qui me mettait à l’esprit tout ce que je disais avec une ardeur qui ne venait pas de moi. Quand je voulais ajouter quelque chose de mon fond, cet esprit se cachait et se retirait ; en sorte que ce que je disais ne touchait point mes auditeurs. Et puis Jésus-Christ reprenait son domaine, faisait des coups admirables. Si j’y faisais réflexion, c’était assez pour interrompre le cours de cette grâce, qui revenait après dans sa force.
C’est un vrai paradis d’être entièrement soumis au domaine de Jésus-Christ, et de suivre en tout l’attrait de la grâce. Mais pour jouir de ce bonheur, il faut une grande fidélité aux mouvements du Saint-Esprit, un grand dégagement de cœur, et un grand recueillement. Cependant ces grâces extraordinaires ne durent pas toujours, et ne s’étendent pas à toutes les actions de la vie.


CHAPITRE XI


Notre-Seigneur m'a communiqué la grâce de la sainte enfance.


Entre les grandes faveurs que j’ai reçues de la divine bonté après mon état de peine, je compte celle de l’état de la sainte enfance. Car Jésus-Christ m’a donné cette impression d’innocence et de simplicité chrétienne, avec tant d’abondance, qu’ayant plus de quarante ans, j’avais toutes les manières d’un enfant de trois ans. J’agissais envers Dieu comme un enfant agit envers son père qu’il aime tendrement ; riant, bégayant, caressant Notre-Seigneur et la Sainte Vierge, comme aurait fait un enfant à ses parents. Ces actions étaient accompagnées d’un grand amour, car j’étais obligé de les faire sans grande délibération par une impression ravissante ; si je voyais quelque tableau de Notre-Seigneur ou de la sainte-Vierge, je courais comme un enfant pour les caresser et les baiser.
J’avais surtout une si grande tendresse pour l’image de l’enfant Jésus, que quand j’en rencontrais de celles que l’on fait en bosse, je les caressais et les baisais d’une manière qui aurait dû me faire bonté ; mais je n’y faisais point réflexion, agissant par une douce et ravissante impétuosité. Tout cela était absolument contraire à mon humeur qui est extrêmement sérieuse, et à mon esprit qui s’occupe presque toujours de pensées profondes. De là on peut juger de l’étonnement où étaient tous nos pères, quand ils me virent faire ces actions. Car comme la mélancolie de l’état précédent m’avait fait faire des choses ridicules, qui me faisaient passer pour fou, ils furent bien surpris de me voir en apparence dans une folie toute opposée à la première, par les manières enfantines que j’avais auprès de Jésus-Christ.
Il y avait sans doute beaucoup de l'opération de Dieu dans cette enfance. Mais comme j’étais encore obsédé dans ces temps-là, le démon poussa les choses si loin, que ne pouvant retenir au-dedans cet esprit de simplicité, il me faisait faire beaucoup d’enfances qui ne conviennent pas à la qualité de prêtre et de prédicateur. Comme je n’avais pas encore la tête assez forte, je ne pouvais faire le discernement des deux esprits qui agissaient en moi ; et comme je ne trouvais point d’autre inconvénient en suivant cet attrait, que de passer pour fou, à quoi j’étais accoutumé, en ayant déjà depuis long-temps la réputation, je m’y abandonnai entièrement. Mais j’ai connu depuis que j’ai fait une grande faute, et qu’il faut absolument se maintenir à l’extérieur dans les régies que prescrit la sagesse, et croire que l’esprit de Dieu a toujours une conduite judicieuse, et ne veut rien de déréglé, surtout d’un homme obligé par état à travailler au salut des âmes, dans lequel il ne doit rien paraître qui ne soit bien conduit.
J’ai sur cela un avis très-important à donner aux personnes à qui Dieu fait des grâces extraordinaires. C’est de croire que le démon se mêle toujours dans les opérations qui ne sont pas ordinaires, et qu’il faut toujours en arrêter l'excès ; parce que le démon pousse plus loin que la grâce ne veut, afin de jeter l’âme en quelque péril. Car j’aurais pu agir avec Dieu dans cet esprit d’enfance qu’il lui avait plû me donner, étant dans mon particulier. Je crois que c’était lui qui m’y portait ; mais ce fut le démon qui me porta à ne prendre aucune mesure. Pendant l’espace de plusieurs mois, je me suis senti pénétré de cet esprit de simplicité, et dans la petitesse d’un véritable enfant. Cette grâce est ravissante : elle tient l’âme dans un goût de Dieu si céleste, que la sagesse humaine est bien éloignée de le comprendre. Mais ce bien, encore un coup, est un de ceux qu’on doit le plus cacher, conservant toujours au-dehors une sagesse divine et humaine.


CHAPITRE XII


Dieu me réduit enfin à l'état de pure foi, que je préfère à toutes les grâces précédentes.


Après avoir goûté les délices du paradis, pour ainsi dire, dans l'intime possession de Dieu, où il semblait que l’âme jouissait de lui dans l’embrassement le plus étroit et le plus céleste ; après avoir senti le domaine de Jésus-Christ, l’avoir possédé, et avoir eu avec lui un commerce si grand, une si grande familiarité, étant favorisé des grâces que j’ai rapportées ; il fallait que j’entrasse dans l’obscurité de la pure foi, qui est un état bien différent de celui que je quittais. Car tout d’un coup je fus dépouillé des lumières, des ardeurs, en un mot de tout le sensible, et réduit à un tel point, que quelquefois il se faisait des ouvertures aux tentations contre la foi, dont je me croyais incapable après tant d’expériences de bien et de mal ; et depuis j’ai souvent eu besoin de rappeler le souvenir de certaines grâces pour me soutenir, comme ceux qui sont dans le naufrage se tiennent à une planche, afin de se sauver. C’est parce que l’état de foi est non-seulement la privation des goûts sensibles, mais encore de toutes les grâces qui passent l’état commun, l’âme étant réduite à une grande misère, et n’ayant plus rien qui la distingue des autres, sentant les attaques des passions et des tentations de cet état ; ce qui la porte à recourir à Dieu pour trouver en lui le secours qui lui est nécessaire : de sorte qu’au lieu des attraits charmants de la grâce qui lui rappellent souvent le souvenir de son bienaimé, c’est à présent la pauvreté, la misère et le danger qui la pressent de recourir à lui.
Cependant cet état a quelque chose de plus grand et de pins relevé que tout ce que j’ai écrit dans les autres chapitres, non qu'il soit aussi doux que cette béatitude dont j’ai parlé, mais parce que l’âme étant constamment fidèle dans cette obscurité, où elle ne touche, ne voit, et n’expérimente plus les choses de l’autre vie, cela l’établit solidement dans toutes les vertus. Car elle sert Dieu à ses dépens, ce qui augmente le divin amour, dont elle a un levain dans sa propre substance, que je puis appeler un incendie couvert qui n’a plus d ’éclat, mais beaucoup plus de pureté et de valeur. Moins il est connu à l’âme même qui le possède, plus elle est en assurance. Il me semble que Notre-Seigneur découvrait à ses apôtres le bien que renferme cet état de pure foi, quand il leur dît : Il vous est expédient que je m’en aille, car si je ne m’en vais pas, le Saint-Esprit ne viendra point à vous.
C’est donc ici que l’on perd cette présence si sensible de Jésus-Christ, ce qui fait que l’âme s’attache bien plus étroitement à lui, mais d’une manière très-forte, très-pénétrante et très-solide. Et comme je n’écris ceci que pour moi, je me dis à moi-même ; c’est ici vraiment le royaume de Dieu. Car la foi met un voile et un coloris sur les objets surnaturels, si fort, si éclatant, que l’âme est pour l’ordinaire dans des excès d'amour, qui sont insupportables à la nature ; et le sentiment que le cœur a de son Dieu est si puissant, à cause d’une immensité de grandeur que la foi découvre en lui, que toutes les fois qu’il y pense, il semble qu’on le submerge, et qu’on l’abîme au fond de cet océan. Comme la lumière est plus pure et plus claire, l’âme n’a presque plus de paroles pour exprimer son état, tant il est au-dessus de tout ce qu’on en peut dire.
Il me semble que Notre-Seigneur exprime parfaitement bien l’état qui a précédé par le vin nouveau, et celui-ci par le vin vieux. Car la force du vin nouveau se trouve dans les communications si ardentes et si pleines de délices, dont nous avons parlé, où il semble que l’âme doive succomber aux attraits de l’amour. Car toutes les fois qu’elle pense au bien qu’elle goûte, il semble qu’il l’arrache de cette vie. Ce ne sont que traits que l’époux et l’épouse décochent l’un contre l’autre, qui enflamment leur amour. Mais dans l'état de pure foi, le feu de l’âme est plus fort. Il est paisible, comme étant dans sa sphère et dans son centre ; il est plus pur, plus éclairé, et sent tous ces excès d’amour sensible. Sa douceur augmente et se termine au bien infini, qu’elle touche d’un côté, quoiqu’elle rampe sur la terre. La comparaison me vient de ceux qui pèchent les perles, et qui, allant au fond de la mer pour les prendre, ont un tuyau qui va jusqu’au haut, par lequel ils respirent. Je ne sais si cela est véritable ; mais cela exprime très-bien cet état de foi, où l’âme sent la misère de cette vie, pense au mal malgré soi, répugne au bien, et où, d’un autre côté, elle a un commerce au ciel avec Dieu. Sainte Catherine disait qu’elle avait un canal qui allait jusqu’au cœur de Dieu. Par ce tuyau, l’âme respire la sagesse et l’amour, et se soutient par-là, tandis qu’elle est au fond de la terre. Elle parle, elle prêche, elle négocie pour Dieu ; elle dort, elle prend ses repas dans une sainte liberté ; et par ce tuyau, elle tire la vie de Dieu et la consolation éternelle. C’est ce que dit saint Paul.
Dans cet état, l’âme est heureuse et malheureuse tout ensemble. Cependant son bonheur est grand ; car quoiqu’elle n’ait plus ni visions, ni extases, et qu’elle sente beaucoup d’infirmités, Notre-Seigneur néanmoins lui donne un bien que je puis appeler la haute fortune où peut atteindre celui qui renonce à tout pour Dieu. Ce sont certaines blessures d’amour qui, sans aucun effet extérieur, paraissent transpercer l'âme, et tenir le cœur dans une continuelle langueur auprès de Dieu, soupirant incessamment du désir de le voir. C’est une blessure, car l’âme en est frappée comme d’une plaie qui la fait languir d’amour pour son bien-aimé. Cette blessure est une félicité, et on ne peut exprimer jusqu’à quel point elle est profonde, et les délices qu’elle cause à ceux qui en sont malades. Je prie Notre-Seigneur que ceux qui ont cette blessure puissent la communiquer à ceux qui ne l’ont pas, afin qu’ils quittent les vanités de ce monde, et ne tendent plus que vers le divin archer qui les a blessés des flèches de son amour.
L’assortissement parfait de cet état est, lorsque Notre-Seigneur permet qu’avec cela nous ayons souvent de pesantes croix, et que l’âme, parmi ses richesses et ses bénédictions soit dans les mépris et le rebut de tout le monde. Cela se doit appeler un grand bonheur, et être parvenu à la plus haute réputation, que d’être l’opprobre des hommes, d’être soupçonné d'avoir une méchante conscience, et passer même pour abominable, sans en avoir donné aucun sujet. On peut dire pour lors que la bonne fortune est montée à son comble. Notre-Seigneur m’a toujours fait la grâce de croire que le plus grand bien qu’il puisse faire à ses amis, est de leur donner une bonne part de ses croix et de ses humiliations ; mais il ne m’en a jamais donné autant que j’en souhaite. Cependant j’ai eu un peu de part à ce bonheur. Car depuis qu’il m’a mis dans cet état de foi, ou j’ai goûté les consolations dont j’ai parlé, il a permis que j’aie passé aussitôt pour un homme d’illusion en ma doctrine. Mon supérieur immédiat eût ordre de veiller sur ma conduite : et moi, l’été passé, quoique je fusse à la campagne, j’eus ordre de lui envoyer toutes les lettres que j’écrivais et que je recevais ; ce qui causait des retardements fort incommodes. Mais je voyais que ce traitement était pour moi le plus grand bien qui me pût arriver ; et si Dieu veut que je meure dans l’opprobre comme son fils, que sa sainte volonté soit faite.
Au reste, ma science dans les voies de l’esprit m’apprend et m’a toujours appris que l'état de foi est, comme j’ai dit, plus excellent que toutes les faveurs les plus sensibles et les plus ravissantes. Mais elle m’enseignait aussi que l'on ne peut entrer dans cet état surnaturel de grâce, que quand Dieu nous y appelle, et que ce n’est point une disposition qui dépende de nos efforts ; comme il n’y faut pas non plus résister lorsqu’on y est appelé. Ainsi, Notre-Seigneur disant à ses apôtres : Il est expédient que je vous quitte, ne leur dit pas : il faut que vous me quittiez. Et peut-être que si, sous prétexte de ce dégagement, ils s’étaient retirés de lui, ils se seraient perdus. Néanmoins, pour n’être pas trompé et ne se point égarer dans ces voies extraordinaires, il faut toujours suivre le chemin de l’obéissance à un directeur bien expérimenté. Pour moi, quoique je fusse bien assuré que c’était un ange du ciel qui faisait connaître à la mère des anges que j'avais plus de raison que mon directeur, de ne pas refuser les dons de Dieu, sous prétexte de m’attacher uniquement à la foi : cependant je n’ai jamais voulu la consulter, aimant mieux aller par la voie de soumission que de me servir de secours extraordinaires et étrangers ; jusqu'à ce que cette bonne fille ayant écrit la réponse de son bon ange au père Anginot qui la consulta, et à plusieurs de nos pères, tous conclurent que le bon ange avait décidé en ma faveur.
Il ne me restait plus que la peine de voir que cette même mère me croyait toujours dans l’illusion. Elle fut trois ans dans cette opinion, jusqu’à ce que Notre-Seigneur l’en relira. Le 19 juin 1660, elle m’en écrivit de cette sorte : J’ai souffert des craintes à votre égard, et les ai portées fort douloureusement, jusqu’au jour du Saint-Sacrement, qu’elles me furent ôtées tout d’un coup ; et je vis vos dispositions dans une vue intellectuelle, qui me laissa une forte persuasion que je ne devais et rien craindre, et que Dieu opérait en vous et faisait son œuvre ; que vous deviez recevoir toutes les grâces qu’il vous faisait, soit sensibles, soit spirituelles, et que les créatures n’entendaient pas ses desseins sur vous. Cette vue m’a laissé dans une grande tranquillité à votre égard, et a tout-à-fait captivé mon esprit à la grâce ; et je vous assure que jamais je ne perdrai le souvenir de ce que j’ai connu de vous, et que jamais, mon cher père, je ne quitterai votre conduite. Ceci mettra fin, s’il vous plaît, à ce différend entre vous et moi. » Et dans une antre lettre du 15 mars 1661, elle me dit : « Vous pouvez croire, mon père, que mon âme est tout-à-fait contente à votre sujet, et que je n’ai plus les agitations d’esprit que j’avais sur vos dispositions. Dieu a voulu que j’aie porté long-temps cette peine qui m’a été très-sensible, et tout ce que je voyais de votre part était capable de me la réveiller. Mais tout cela est bien changé, car plus je vais, et plus j’adore l’ordre de Dieu sur vous. » Voilà comme notre différend se termina.


CHAPITRE XIII


Avis aux personnes doctes de la part de qui j'ai beaucoup souffert.


Si j'ai beaucoup souffert de la part de mes directeurs, j’ai encore plus enduré de la part des doctes qui n’ont pas l'intelligence des voies de l’esprit. Parce qu’ils avaient autorité sur moi, et qu’ils étaient fort éclairés, ils ont pris pour rêveries les grâces les plus importantes que Dieu me faisait, ils m’ont décrié sans miséricorde, comme j’ai dit ; mais je leur pardonne tout ce qu’ils ont pu dire contre moi. Ce que je leur demanderais seulement, serait de ne pas condamner généralement, comme ils ont fait assez souvent, tout ce qui passe les voies ordinaires, puisque plusieurs grands saints ont écrit des états surnaturels, les préférant à tous les biens imaginables. Cependant ces saints étaient sans contredit les plus doctes de leur siècle, des hommes morts au monde et à leurs passions, ne goûtant que la vie et les maximes de Jésus-Christ, qui, par un retour généreux et gratuit de son amour, leur faisait part de ses caresses et de ses plus grandes faveurs. On ne peut ignorer qu’il en use de même envers les âmes humbles, mortifiées et qui s’adonnent à l’oraison mentale. Comment les docteurs scholastiques peuvent-ils donc nier que Dieu se fasse sentir à l’âme par une union si intime, qu’on peut dire qu’elle le possède et qu’elle le goûte ? Saint Paul ne marque-t-il pas que Jésus-Christ était l’âme de son âme, qu’il le sentait comme le principe de sa vie, et qu’il en était même si possédé, qu’il ne voyait rien en lui que cette vie divine ? Je vis, dit-il ; mais ce n'est plus moi ; c’est Jésus-Christ qui vit en moi. Quoi de plus fort que ces paroles que le fils de Dieu disait à ses apôtres : Qui gardera mes commandements, je l'aimerai, et mon père l'aimera, et nous viendrons à lui ? N’est-ce pas là soutenir que ces admirables communications que Dieu fait à une âme sont réelles ? Enfin, l’écriture ne dit-elle pas, en termes exprès, que les délices de Dieu sont d’être avec les enfants des hommes.
Les doctes entendent tout cela de la grâce ; mais combien y a-t-il de gens dans la grâce qui mènent une vie molle et dissipée, et qui sont très-peu appliqués à Dieu ? Comment lui qui est un Dieu si pur, pourrait-il trouver ses délices avec des âmes qui n’ont pas pour lui un amour fort épuré, et qui négligent de s’adonner au saint exercice de l’oraison ? Il a donc voulu parler des visites qu’il rend aux âmes qui marchent dans les voies surnaturelles. Parce que quelques-uns en abusent et font paraître quelques fautes, les doctes tiennent tout suspect, blâment et condamnent toutes ces choses, comme si Dieu ne pouvait se communiquer à ses créatures, parce qu’elles sont faibles. Il faut plutôt dire qu’ils s’opposent eux-mêmes à ces voies surnaturelles, parce qu’ils n’en ont aucune expérience. Ah ! s’ils avaient goûté les délices que Dieu communique à ses chères épouses, qui ont vaincu le monde, la chair et le diable, ils parleraient bien autrement.
Les docteurs qui sont enflés de leur science, se croient en droit de juger de tout. Mais sainte Thérèse dit que leur devoir est de décider des points de foi et des cas de conscience, et nullement de ce que Dieu communique au fond du cœur, parce que cela n’est point de leur ressort. J’avoue qu’il faut beaucoup de patience avec eux, car ils tranchent et coupent avec une liberté entière, comme s’ils étaient tout-puissants. Je crois que ce mal durera dans l’église jusqu’au jugement. Dieu veuille leur ouvrir les yeux, et leur faire goûter combien il est bon ! C’est le seul moyen de les tirer de leurs erreurs. Si une fois ils avaient la connaissance et l’expérience des voies intérieures, et qu’avec leur science ils fussent hommes d’oraison, comme sainte Thérèse le souhaite ; s’ils brûlaient d’amour pour Jésus-Christ, la moitié du monde se convertirait par leurs exemples et leurs prédications, et toute la terre s’en ressentirait, parce qu’il n’y a rien de si efficace que des hommes pleins de Jésus-Christ et de sa doctrine, qui, au-dehors sont toujours en action pour le faire aimer, et ont au-dedans un commerce perpétuel d'amour avec lui, pour en être possédés.
J'ai beaucoup balancé si j’écrirais tout ce que je viens de dire, parce que ce sont des choses fort extraordinaires et incroyables, que la plupart des sages du monde prendront, comme je l’ai éprouvé plus d’une fois, pour dépurés imaginations. Je l’ai fait cependant pour ma propre satisfaction, et pour l’utilité de plusieurs bonnes âmes qui en pourront tirer de la consolation dans les peines intérieures dont il plaira à Dieu de les affliger pour leur bien spirituel, et pour sa propre gloire. Elles pourront aussi y puiser des lumières dans une infinité de rencontres, à la gloire de mon Seigneur et mon Dieu, qui soit loué et remercié à jamais dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.



Lire "L'Homme de Dieu, en la personne du R.-P. Jean-Joseph Surin" par H.-M. Boudon. EXTRAITS :

Le secret de l'Évangile est de ne se point flatter soi-même, mais de se haïr généreusement. Le Père Surin enseignait que c'est une tromperie ordinaire du Diable et de l'amour propre que le trop grand soin du corps : que pour ce sujet l'amour de nous-mêmes et le Démon se servaient du prétexte de la santé qu'ils se mettaient dans l'imagination ; que la vie conforme à l'esprit de la Croix et selon l'Évangile la détruisait ; quoique dans la vérité il n'y a rien qui la ruine davantage que de vivre selon ses inclinations et dans les plaisirs des sens ; que c'est là la cause de la plupart des maladies ; que l'un des moyens de se bien porter est de ne se pas mettre tant en peine de sa santé ; que souvent l'on trouve dans le corps un fond de forces que l'on ne pensait pas ; que l'expérience le fait connaître évidemment dans la suite ; que le prétexte des infirmités corporelles dans les Monastères mêmes tient les âmes dans la tiédeur jusqu'à la mort, les portant à des foins inquiets pour les remèdes, ou à une vie molle et relâchée, ou à des conversations trop fréquentes, gardant peu de silence et de retraite ; qu'il avait connu plusieurs personnes trompées par ces illusions ; qu'au reste il fallait abandonner sa santé à Dieu et à sa divine providence.
Il assurait qu'il ne pouvoir assez dire combien la mortification du corps était agréable à nôtre Seigneur ; qu'elle en attirait beaucoup de grâces ; que les corps qui font à leur aise ne sont pas propres aux approches des saints Anges; que les enfants de Dieu aiment la pénitence ; qu'elle tient l'esprit fort et vigoureux, la conscience tendre ; qu'elle cause une sainte joie et une divine allégresse ; qu'elle fait peur aux Diables ; qu'entre les pénitences la discipline était celle que l'on pouvait faire sans craindre les suites des autres qui peuvent ruiner trop la santé ; que les Diables la redoutaient si fort, qu'il avait reconnu dans les exorcismes des personnes possédées que ces esprits malheureux résistant à bien des choses, étaient obligés de céder à cette sorte de pénitence.
Après cela il faut remarquer pour garder de justes mesures, et ne point aller au-delà de l'étendue de sa grâce ; qu'il est nécessaire de prendre avis d'un sage directeur pour la pratique des austérités corporelles. L'Apôtre recommande aux Fidèles, Qu'ils ne soient pas plus sages qu'ils doivent être, mais qu'ils le soient avec modération. Beaucoup se sont ruinés par des pénitences indiscrètes. Grande marque que c'est une tentation ordinaire à ceux qui commencent à servir Dieu, ils veulent trop veiller, trop jeûner ; ils se gâtent la tête et l'estomac par une trop grande application ; ils épuisent leurs forces et ne peuvent plus rien faire. Il y a du péril de tous côtés, ou de ne vouloir pas assez faire, ou de vouloir trop faire : ces deux manières font sortir également de l'ordre de Dieu. Le remède est une simple obéissance à la direction. Plusieurs se trompent grandement en ce sujet qui en voulant imiter les pénitences des saints, ne prennent pas garde que les voies de la grâce sont bien différentes, et qu'un chacun doit marcher selon la mesure dont Dieu le partage. Dieu nous propose les austérités admirables des saints, non pas pour toujours les imiter en tout, mais pour nous confondre dans notre lâcheté et dans la négligence où nous sommes de la pratique de celles qu'il demande de nous. Pour l'ordinaire le commun des Chrétiens est bien éloigné de tomber dans l'excès de la pénitence ; puisqu'elle est si peu pratiquée, et que l'on vit dans un relâchement déplorable : Cependant il s'en trouve quelques-uns qui y excèdent.
Le Diable et l'amour de nous-mêmes se glissent partout. L'on ne peut croire jusqu'où va l'attache à la propre volonté, et comme elle se mêle subtilement et imperceptiblement dans les choses les plus saintes. On lit sur ce sujet une chose bien étonnante du B. Henri de Suso : Notre-Seigneur lui ordonna de quitter ses austérités corporelles, parce qu'elles étaient infectées de l'amour propre ; et cependant d'un côté elles étaient si rudes que la seule lecture en fait peur ; et d'autre part il en avait une si grande aversion naturelle, que la seule résolution qu'il en prenait le faisait trembler et lui faisait jeter quantité de cris et de larmes. Qui aurait jamais pensé après cela que l'amour propre s'y fût trouvé. Souvent il arrive que l'orgueil s'y cache, une secrète estime de soi-même, la pensée que l'on est quelque chose, que l'on fait beaucoup pour Dieu, peu d'estime pour ceux qui ne sont pas dans ces voies, une attache effroyable à ces exercices que l'on fait par soi-même et que l'on augmente à l'insu du Directeur dont bien souvent on tire la permission par force, ou d'autres fois il est obligé en quelque manière de la tolérer. Ces excès ayant ruiné les forces, rendent les personnes inhabiles à toutes les fonctions de leur état ; et ayant fait ce que Dieu ne voulait pas d'elles, elles ne peuvent exécuter ce que Dieu en demande. C'est où va le dérèglement de l'amour de nous-mêmes et l'attache à la propre volonté dans les exercices les plus saints. II faut remarquer ici une illusion assez ordinaire de plusieurs qui sous prétexte d'une santé vigoureuse au milieu de leurs austérités excessives persistent dans leurs pratiques, ne voyant pas qu'il y a des corps qui soutiennent et endurent plusieurs années ces sortes de pénitences, et qui tombent ensuite tout à coup : ce qui est suivi quelque autre fois d'un autre excès dans le trop de relâchement sous le prétexte d'infirmité. Mais après tout, l'obéissance vaut mieux que la victime. Quelques forces que l'on puisse avoir, si la propre volonté s'y rencontre, l'on est dans une dangereuse tromperie.

(...)

(Pour moi, s'écrie le Serviteur de Dieu) je suis toujours résolu d'aller mon chemin qui est d'aller à la vérité. Hé ! quel moyen qu'un Chrétien qui est disciple de Jésus qui est la vérité, puisse se plaire ailleurs que dans la vérité. Parlant d'une Dame qui était dans l'illusion de l'estime du monde, il dit, Je ne puis avoir de complaisance qu'en la vérité. Où il n'y a point de vérité il n'y a rien : Et si cette âme n'est dans la vérité, où est-elle ? elle ne fait que errer parmi les objets du monde.

(...)

Écrivant à une autre il lui dit, fuyez comme la peste la conversation des gens qui ne nous portent pas à Dieu. Mourez à toutes correspondances du dehors, et méprisez ce grand appareil de raisonnement que la nature vous donne. Le cœur qui a le goût de Jésus-Christ donne bientôt des marques que toutes ces conversations lui sont à charge. Son sentiment était que particulièrement dans les communautés, il ne fallait point admettre de conversations que pour Dieu ou pour la pure nécessité.

(...)

Le Père Ribera de la Compagnie de Jésus, qui était non feulement une personne de grande doctrine, mais un humble savant, dans la vie qu'il a compilée de sainte Thérèse, rapporte que nôtre Seigneur se plaignait à elle de ce que les plus pures vérités ne trouvaient point de place dans les esprits de ces doctes suffisants ; et souvent il arrive même qu'ils en parlent sans les comprendre ; et qu'après en avoir fait des discours admirables, ils n'y entendent rien : Ce qui se voit clairement dans le docteur Taulere, auparavant qu'il se fût entièrement donné à Dieu. Il était l'un des grands prédicateurs de son temps, il faisait des sermons excellents de la perfection dans un applaudissement merveilleux, et tout cela sans pénétrer beaucoup les plus saintes vérités qu'il publiait aux autres, parce que son esprit peu mortifié l'entendait incapable. La Divine Providence se servit d'un pauvre ignorant dans les sciences humaines, mais bien savant dans les sciences des saints, pour lui découvrir ses ténèbres. Car enfin c'est une grande vérité que Dieu fait connaître intérieurement et goûter aux impies et aux humbles les mystères de sa conduite, et qu'il laisse les sages et les prudents du monde dans l'aveuglement que leur cause leur orgueil. Je vous rends grâces, mon père, dit nôtre Maitre en S. Mathieu , Seigneur du Ciel et de la terre, de ce que vous avez, caché ces choses aux sages et aux prudent, et que vous les avez, découvertes aux petits : Oui, mon Père, car tel a été vôtre plaisir. Notre Serviteur de Dieu remarque très bien sur ce sujet dans une lettre à Madame sa mère, qu'il se trouve des gens misérables selon le monde que Dieu honore de la connaissance de ses plus divins secrets.
"O quelle différence (s'écrie-t-il) entre la façon de prendre les choses divines par la force de nôtre raisonnement, ou les recevoir avec un cœur pieux et humilié par la lumière divine, entre ceux qui sont habitués à la lumière qui vient de l'oraison ou ceux qui suivent les lumières de leur propre science ! Je suis dans le sentiment de S. Bonaventure dans l'Itinéraire de l'Éternité : que si l'on demande comment les choses de Dieu font qu'il faut s'adresser pour en être instruit, à la grâce et non pas à la seule raison humaine ; qu'il faut avoir recours à l'oraison, aux gémissements et aux soupirs devant Dieu et non pas à l'entendement et à l'étude, non pas aux lumières naturelles, mais à un amour tout de feu et de flammes. Je puis dire avec le Prophète, A qui Dieu fera-t-il entendre son langage et donnera-t-il la véritable intelligence ? Ce sera à ceux qui sont retirés, des mamelles où ils sucent du lait et des douceurs de la vie, aux véritables mortifiés.
Après avoir donc remarque avec l'Apôtre, que la science enfle, et qu'ensuite elle cause de très grands maux et prive de très grands biens ; il faut néanmoins avouer que non seulement elle est utile, mais encore nécessaire à ceux qui sont appelés au gouvernement de l'Église de Dieu. Le Prêtre en doit être le dépositaire ; et c'est de sa bouche que les peuples la doivent recevoir. Le Prêtre qui est sans science est indigne de son ministère, mais la science des écoles doit être accompagnée de la science des saints. La charité qui édifie la doit régler, et ne pas tomber dans l'enflure que la corruption de la nature donne : C'est ce qui fait dire à l'Apôtre aux Corinthiens, que si quelqu'un s'imagine savoir quelque chose, il ne sait pas encore de quelle manière il le doit savoir, Celui qui aime Dieu est connu de Dieu, c'est-à-dire qu'il en est connu pour en recevoir la pureté de ses lumières, le divin amour en étant la grande disposition. Mais le malheur du grand nombre de ceux qui s'appliquent à l'étude est qu'ils s'appliquent beaucoup à savoir et peu à aimer : Si c'est ce que l'Homme Apostolique appelle ne pas savoir encore de quelle manière on doit savoir.
II y en a, dit S. Bernard, qui étudient pour savoir et ce n'est que curiosité ; les autres pour être estimés, et ce n'est que vanité ; les autres pour profiter de leur science, et c'est avarice : mais il y en a qui s'applique à l’étude pour édifier par l'instruction, et c'est charité, ou pour être édifiés, et c'est prudence. Or le Père Surin remarquait que ceux qui étudient pour savoir, se portent avec une application excessive à cet exercice, et presque avec autant d'attache et d'activité que les hommes en ont pour l'avarice et pour les plaisirs sensuels : ce qui leur apporte de grands maux ; car outre que souvent les forces corporelles s'y consomment, cette attache ôte du cœur le goût des choses de Dieu ; en sorte que souvent ces personnes qui emploient tant de temps à l'étude ont bien de la peine à donner une heure à l'oraison où ils sont secs et arides aussi bien que dans les autres exercices de la vie intérieure et Chrétienne. Car dès lors que le cœur de l'homme se prend à quelque chose avec une affection déréglée, à même temps l'esprit de Dieu s'en éloigne. Il ne faut ne vouloir étudier que pour Dieu, éloignant de son cœur toute curiosité, ne s'affectionnant à l'étude que par affection à Dieu pour lequel seul on doit étudier. J'ai été consolé en notre Seigneur d'avoir trouvé une personne qui m'a dit en confiance qu'elle n'avait jamais étudié que pour la gloire seule de Dieu seul ; que c'était dans cette toute pure et unique vue qu'environ l'âge de douze ans elle s'y était engagée, et que pour lors afin de le faire plus saintement, elle avait porté son Rudiment aux pieds d'une image de la très-sainte Mère de Dieu, qui lui a toujours servi de la meilleure des Mères, lui offrant le commencement de ses études comme elle en fit la continuation, afin qu'elle le présentât à son bien-aimé Fils : Ce qui lui a obtenu la grâce de n'y chercher que les purs intérêts dans la suite de sa vie.
Ceux qui étudient pour être estimés parmi les hommes, ont le plus grand empêchement aux grâces de Dieu et à leur salut ; puisque les voies qui y conduisent sont l'humilité et le mépris du monde. Que leur aveuglement est grand et leurs ténèbres déplorables ! Que leur serviront au Jugement redoutable de Dieu, qui ne peut pas bien être éloigné d'un chacun de nous, les créatures, leur estime et leur approbation ? Combien pour lors leur vanité leur sera-t-elle odieuse ? Mais il ne sera plus temps d'y remédier. C'est dans le moment de la mort, disait notre serviteur de Dieu), que j’attends ces habiles. Comment, dit notre Maître en S. Jean, pouvez-vous croire, vous qui recherchez la gloire les uns des autres, et qui ne cherchez pas la gloire qui vient de Dieu seul ? Vérité qui étant sérieusement méditée est bien capable de remplir de frayeurs les savants, les prédicateurs et les directeurs qui recherchent l'applaudissement des hommes. Car y a-t-il rien de plus terrible que ce que prononce contre eux le Fils de Dieu, qu'ils ne peuvent pas croire. Et de vrai, une foi vive et sincère découvrant l'infinie grandeur de Dieu et le néant de la créature, ne permet pas de rechercher l'estime de ce qui n'est rien, mais Dieu seul qui, à proprement parler, est celui qui est le seul à qui elle désire de plaire. Disons donc avec notre divin Maître dans le même Évangile de S. Jean, Celui qui cherche la gloire de celui qui l'a envoyée (c'est-à-dire de Dieu) est véritable, et il n'y a point en lui d'injustice.
Ceux qui étudient pour profiter de leur science et par avarice, tombent dans une passion bien honteuse. Et ce qui est bien déplorable, c'est que quelquefois l'on fait servir à une si basse avarice les emploies les plus saints. Ce sont ces gens, dont parle l'Apôtre à Timothée, qui pensent que la piété soit un moyen pour gagner du bien, et ils s'en servent pour acquérir de l'argent, des honneurs et des plaisirs. Mais souvenons-nous avec le même Apôtre, que nous n’avons rien apporté dans ce monde, et qu'il est certain que nous n'en pouvons rien emporter ; que l'avarice est la racine de tous les maux, qui a fait que quelques-uns de ceux qui l'ont aimée se sont éloignés de la foi, et elle les a engagés, dans beaucoup de peines. Ils n'ont jamais l'esprit en repos, dit l'Angélique Docteur, et ils sont toujours distraits par une infinité de pensées désordonnées qui se rapportent à leurs intérêts. II n'y a rien de plus mauvais que d'aimer l'argent, dit le S. Esprit en la divine parole, car celui qui l'aime vendra même son âme. C'est de la sorte, selon la doctrine de S. Bernard, que la curiosité, la vanité et le propre intérêt se glissent dans les sciences. Mais comme l'étude de soi est un emploi honnête, et que le bien ou l'honneur que l'on y acquiert est d'ailleurs fort attirant, on s'y attache trop humainement: et parce que l'attache en rend ordinairement les personnes plus estimées, on y demeure volontiers, et l'on s'aperçoit bien peu du mal que l'on s'y fait. C'est le propre des vices de l'esprit d'être peu connus et d'avoir peu de remèdes : ce qui faisait dite au Père Surin que les doctes suffisants meurent souvent dans le même état auquel ils ont vécu.
Mais si la science est dangereuse étant une occasion d'orgueil, selon la doctrine du S. Esprit, parmi les personnes qui par leur état sont obligées d'en avoir, et qui doivent dans l'ordre de Dieu s'appliquer à l'étude dans quel danger s'exposent celles qui s'y engagent hors de cet ordre et d'une manière qui ne convient pas à leur profession ? Nous pouvons dire en nos jours ce qui est écrit dans le premier livre des Macchabées : C'est maintenant que la superbe est en sa force. Notre siècle est un siècle d'orgueil. Ce qui a donné lieu à tant d'écrits au sujet des plus hautes matières de la Théologie, que l'on a fait passer parmi le vulgaire et qui sont entre les mains des femmes, qui parlent et décidant avec plus de hardiesse et de liberté des matières de la grâce et de la prédestination que les docteurs les plus éclairés. C'est la pratique ordinaire des Hérétiques, dont l'orgueil est inséparable, que pendant qu'ils ne veulent pas reconnaître le souverain Pontife et les Prélats pour juger des vérités de la Religion, ils s'en établissent eux-mêmes les arbitres et donnent le pouvoir à de simples femmelettes, par le discernement de l'esprit intérieur (à ce qu'ils disent) qui leur est donné. Calvin et les premiers de sa secte se servaient de ce moyen dans leurs commencements par quantité de feuilles qu'ils faisaient courir parmi les femmes et les filles, où il était traité des plus hautes vérités de la prédestination et de la grâce. Le Père Surin ne pouvant assez soupirer sur ce désordre, particulièrement quand il arrive dans les Communautés des filles Religieuses, il disait que tous les livres curieux parmi les vierges Religieuses leur devaient brûler les mains.

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La sainte Mère de Chantal ayant appris qu'une supérieure avait un bel esprit et que son monastère en était en haute réputation elle dît, Je ne suis jamais si contente de nos Maisons, que lorsque l'amour de la solitude y règne, et que l'esprit qui y domine ne reluit qu'en simplicité, pauvreté et mépris du monde. Ces sentiments ont été communs à toutes les Religieuses qui ont eu le véritable esprit de Dieu, qui est un véritable esprit de mort à tout ce qui éclate et qui paraît grand.

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Cette merveille des Apôtres ne se sert pas de la démonstration de l'esprit humain : C'est ce que font les Philosophes et les Mathématiciens qui ont leurs démonstrations : celles des Apôtres étaient leurs hautes vertus et leur vie toute céleste. C'est cette vie séparée du siècle que doivent s'appliquer particulièrement les Religieuses. Les livres qu'elles doivent lire ce sont ceux qui y conduisent, qui instruisent de la manière de se bien mortifier en toutes choses, de bien aimer la pauvreté, le mépris et la douleur, car c'est en ces choses que consiste la science des saints : ce sont ceux qui apprennent les saintes voies de l'oraison mentale, car l'oraison mentale est l'un des plus grands moyens de la vie Évangélique, qui enseignent l'entier renoncement de soi-même, et particulièrement du bel esprit.

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Quand donc l'homme ne considèrerait que ses intérêts ; puisque le parfait dégagement est absolument nécessaire à son bonheur éternel, il lui doit être bien plus doux de travailler de toutes ses forces en la vie présente, quelque peine qui lui en coûte, que d'attendre les coups de la justice de Dieu en l'autre monde dans les feux et les flammes du Purgatoire.
Toutes ces grandes vérités marquent assez l'obligation indispensable que nous avons de travailler incessamment à la mortification de nous-mêmes, et au dégagement de toutes choses. Mais il faut avouer que les exemples des saintes personnes qui ont exercé les vertus, nous est un motif bien puissant pour nous porter efficacement à leur pratique : C'est pourquoi Dieu, qui est la bonté même, qui est magnifique dans ses faveurs, et dont les miséricordes éclatent dans tous ses ouvrages, donne à ses fidèles des saints pour être le modèle de leurs vies : C'est ce qui faisait dire à l'Apôtre aux Corinthiens, Imitez-moi comme j'imite Jésus-Christ... S. Grégoire le grand remarque que comme Dieu le Créateur a tellement disposé le cours des étoiles, quelles viennent les unes après les autres pour nous éclairer durant les ténèbres de la nuit ; de même dans l'ordre de la grâce il suscite de temps en temps dans tous les siècles des personnes illustres en sainteté, pour nous servir de guides dans les voies obscures et dangereuses de cette vie. Le siècle où nous vivons n'a pas manqué de ces secours : et si Dieu dans ceux qui nous ont précédés y a produit des saints comme autant de témoins contre nous, il les a multipliés dans le nôtre pour nous rendre inexcusables en sa divine présence. Le grand Cardinal Bellarmin était bien dans ce sentiment, qui appelait le siècle où nous sommes le siècle des saints. C'était aussi la pensée du grand serviteur de Dieu, le Père de Gondran, personnage d'une lumière et d'une vie Angélique.
Mais entre toutes ces brillantes étoiles que Dieu a posées dans le Ciel de son Église en ces derniers temps ; l'on peut dire avec justice que le Père Jean Joseph Surin, Religieux de la Compagnie de Jésus, a été une des plus lumineuses, et par la clarté de ses lumières Célestes, et par la sainteté de sa vie. Saint Jean Chrysostome prêchant à son peuple, et l'un de ses auditeurs ayant tout à coup perdu la vie par une mort subite, ce grand homme cessa incontinent de parler; mais il se fit apporter dans la chaire le corps de cet homme nouvellement mort, et il se contente pour achever le sermon de le montrer à la multitude nombreuse de personnes qui l'écoutaient, croyant que la vue de ce mort serait une parole au cœur de ses auditeurs plus touchante et plus efficace que tout ce qu'il pourrait dire.
J'ai pensé de même qu'ayant à traiter de l'esprit de mort, qui est l'esprit de l'homme de Dieu, je ne pouvais rien faire pour l'imprimer plus efficacement ,que de produire l'un de ces bienheureux morts qui meurent au Seigneur. Comme la mémoire en est toute récente, ayant passé de cette vie dans l'éternelle depuis peu d'années, les exemples en sont plus touchants.
Il est bien difficile de méditer la doctrine Évangélique de ce saint homme touchant la sainte haine de soi-même, sans en recevoir des lumières ardentes qui nous découvrent et nous fassent aimer la pureté du dégagement de toutes choses ; mais sa vie Chrétienne et religieuse qui n'était qu'une vie de mort, est quelque chose de bien pressant pour nous animer fortement à nous revêtir de cet esprit de mort en la vertu de Jésus-Christ. À son imitation il était mort à toutes choses, a son corps, à ses sens, à sa vie animale et spirituelle, à tout ce que l'on a de plus cher en ce monde, à ses parents, à ses amis, à sa réputation, à son honneur, aux moyens mêmes les plus saints. Son cœur saintement généreux pour Dieu seul, portait un vide entier de tout ce qui n'était pas Dieu ; aucune créature n'y avait plus d'entrée ; il n'était seulement ouvert qu'à Dieu seul. Voilà un modèle d'une haute sainteté, en ce qu'elle dit séparation de l'être créé ; Cependant cet illustre mort n'avait pas une nature plus excellente ni plus forte que la nôtre. Il a vécu dans une chair fragile comme celle que nous avons. Il a eu plus de tentations, plus de difficultés, plus de croix que nous n'en avons pas ; mais il s'est surmonté soi-même avec le secours de la grâce, et nous nous laissons vaincre. II a résisté fortement aux Démons par la grandeur de sa foi, et nous leur cédons par la faiblesse de la nôtre. Il a mortifié les membres de son corps, son esprit, et toutes les inclinations de la nature corrompue, et nous vivons toujours, de la vie du vieil homme, suivant ses mouvements et nous laissant emporter à ses affections. Il est bien temps de nous réveiller de notre sommeil, parce que notre salut est maintenant proche, par le secours des exemples que le grand et fidèle serviteur de Jésus-Christ, homme de Dieu, nous a laissés. La nuit est passée, ses obscurités étant dissipées par les clartés de cette brillante étoile. Le jour est avancé par ses rayons lumineux. Laissons donc les œuvres de ténèbres à la vue
des actions de cet enfant de lumière. Mourons à toutes, choses avec lui par le dépouillement du vieil homme, pour nous revêtir avec lui de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et ne plus vivre que de sa vie. Comme nous l'avons vu enseveli avec notre adorable Sauveur, mourant avec lui ; considérons-le en notre seconde Partie marchant dans une nouvelle vie, Jésus vivant uniquement en lui.

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Mais le gland amour qu'il portait à nôtre Seigneur Jésus-Christ, ne s'arrêtait pas seulement à sa très sainte passion ; il s'étendait généralement sut toutes ses actions, ses paroles et ses pensées, Jésus-Christ dans sa personne et dans tous les différents états et mystères lui ravissait le cœur et emportait toutes ses affections. C'est ce qui lui fait dire en plusieurs de ses lettres à différentes personnes, Qu'il faut faire une étroite amitié et une connaissance et familiarité intime avec nôtre Seigneur Jésus-Christ qui est la voie, la vérité et la vie ; et que nos exercices doivent tendre à une continuelle occupation de ses paroles, de ses mystères et de ses vertus, laissant là toutes les vanités et inutilités de la vie ; que toute l'occupation du cœur doit être de l'aimer dans son enfance, dans ses souffrances, dans ses croix, dans sa gloire dans sa doctrine, et dans tout ce qui est de lui, qui appartient à son culte, et qui sert d'entretien et d'objet aux enfants de l'Église, comme il a été aux Peres de la même Église et aux Saints ; que nous devons mettre l'étude et l'application de nôtre esprit à ces saints objets, n'ayant de douceur et de bien qu'à croître dans le goût de ces choses qui doivent faire route nôtre occupation ; et n'y ayant rien où nôtre amour se doive porter avec plus de force ; qu'il faudrait s'estimer heureux, si rien ne nous divertissait d'un emploi si saint ; et il ajoutait que ce n'était pas assez d'avoir la pensée ordinaire de Jésus-Christ, mais que nous en devrions porter le sentiment sans cesse dans le plus intime de notre âme et demeurer toujours unis à lui.
Il estimait que la pensée de la mort était bonne pour s'avancer dans son pur amour ; car enfin (disait-il), l'âme n'aura point d'autre objet à la mort que l'adorable Jésus qu'il faudra qu'elle soufre tel qu'il est, c'est-à-dire très saint, très pur et très juste. Mais comme ses pensées allaient à faire toutes choses et à faire toute et à souffrir tout dans l'union avec cet aimable Sauveur comme nôtre chef, et ayant l'honneur d'être ses membres ; et c'est en cela que consiste la vie Chrétienne. Il enseignait qu'il fallait subir la mort avec lui et dans l’union de son obéissance qui l'a porté à en souffrir l'arrêt dans sa dignité ; que l'âme se devait présenter au tribunal de Dieu, teinte de son sang et vêtue de ce Fils unique en qui seul elle doit espérer de lui être agréable, le suppliant d'oublier ce qu'elle est, et de ne regarder en elle que lui seul, n'étant d'elle-même que péché et abomination, et n'ayant de son crû qu'ordure et que misère ; que nous devons nous procurer au Père Éternel en Jésus et par Jésus comme ses membres, et faisant une partie de son corps mystique, mettant toute nôtre confiance en lui ; qu'il fallait s'élever et se jeter avec une sainte impétuosité dans le côté de cet aimable Rédempteur comme dans un asile assuré, à l'abri de nos ennemis. Et de vrai, voilà les grandes dispositions d'une mort véritablement Chrétienne, qui nous doit séparer de la vie présente, persuadés de deux grandes vérités ; la première que de nous-mêmes nous méritons l'Enfer, et ce sentiment tend à abattre toutes les folles et méchantes pensées de vanité et de présomption qui pourront arriver ; la seconde que nous avons tout sujet d'espérer le Paradis par les mérites de Jésus nôtre Sauveur, et cette vue nous doit consoler et soutenir parmi toutes les craintes, les abattements, et les autres sortes de pensées qui pourraient nous inquiéter.
Quels sujets d'une douce confiance au milieu de toutes les plus cruelles angoisses, lorsque l'on pense que Jésus veut se donner tellement à nous, qu'il nous oblige même par un étroit commandement de le recevoir à la mort par la Communion vivifiante de son précieux corps. Pourra-t-il bien nous dénier le Paradis après s'être donné lui-même, lui qui est le Dieu du Paradis ? Se peut-il faire, s'écrie l'Apôtre aux Romains, que Dieu en nous donnant son Fils ne nous ait pas donné aussi toutes choses. Le Père Surin ne pouvait assez s'étonner dans la vue de cette vérité, comment un Chrétien pourrait s'inquiéter pour aucune chose de la terre ou du Ciel qu'il condamnera dans l'autre vie s'il tâche avec le secours de la grâce à se rendre fidèle à Dieu dans la vie présente ; puisque Jésus non seulement est mort, mais il vit ressuscité ; qu'il est à la droite de Dieu et intercède même pour eux, qu'est ce qu'il leur pourra manquer ici-bas après qu'il s'est donné a eux. Ah ! (s'écriait notre fidèle serviteur de Dieu) si notre foi était bien animée, le pauvre en possédant Jésus n'a-t-il pas de quoi se trouver riche ? le malade n'a-t-il pas une bonne médecine ? Les personnes les plus affligées n'ont-elles pas de quoi se consoler.
Jésus était aussi son refuge dans tous ses besoins ; mais l'excès de son amour qui le fait demeurer sur nos Autels, pénètre si vivement le cœur du Père Surin, qu'il mettait le bonheur de la vie à lui tenir compagnie proche nos tabernacles. Des le temps de sa demeure à Marennes il avait obtenu du supérieur une petite chambre à l’écart prés de l'Église, pour être plus proche de son divin Maître ; il la regardait comme un Paradis terrestre ; c'était le lieu de son asile et de ses délices ; il s'y tenait autant que ses devoirs lui pouvaient permettre, et il ne la pouvait quitter qu'avec peine. II était logé au Collège de Bordeaux dans une chambre qui n'était pas éloignée de la Chapelle dans laquelle on garde par privilège le Très-saint Sacrement de l'Autel dans un tabernacle et oratoire. C'était le lieu de ses plus ardentes dévotions ; et non content d'y exposer amoureusement son cœur, son âme, et tout ce qu'il était, en la présence de son divin Roi durant le jour, il se levait les nuits pour lui aller faire sa cour, et donner plus de liberté à ses soupirs pendant que toutes choses étaient dans un profond silence, et n'ayant que les Anges pour témoins de ses langueurs amoureuses. Les incommodités corporelles dont il était exercé, ne purent pas empêcher l'ardeur de son amour ; et il continua ses visites à son aimable Sauveur jusqu'à la fin de sa vie.
Mais si, selon la doctrine de S. Grégoire, le véritable amour se découvre par les effets, en voici des plus signalés que l'amour le plus zélé puisse donner. Pendant que le Père faisait l'office d'Exorciste à Loudun, les Démons forcés par l'autorité de l'Eglise déclarèrent que deux personnes magiciennes s'étaient saisies de trois hosties consacrées pour les profaner avec leurs impiétés ordinaires. Une si funeste nouvelle capable de toucher les cœurs moins sensibles, laissa des impressions si inouïes, si fortes et si tendres dans le cœur très amoureux du Père, qu'il n'est pas possible de les expliquer : toujours nous pouvons dire qu'il entra dans une disposition de tout faire et de tout souffrir, s'exposant pour ce sujet au Père Éternel, pour obtenir la délivrance du corps adorable de son Fils d'entre les mains de ses plus cruels ennemis ; et en particulier n'ayant rien de plus cher que sa vie et son corps, il les offrit pour tirer le corps de son maître des mains de ces Magiciens. De tout son cœur il consentit que son corps fût au pouvoir des Démons, pour racheter (pour ainsi dire) le corps de son Sauveur de son humiliante captivité. Des vœux si saints, des soupirs si ardents, un zèle si pur, un amour si désintéressé et si fort trouvèrent un accès favorable auprès du Père Eternel. Les Démons furent obligés de tirer les hosties consacrées des mains de leurs malheureux suppôts ;  ils furent contraints de les rapporter, déclarant que ce leur avait été une peine insupportable et à la vue d'un chacun on les trouva posées par une main invisible aux pieds du soleil où le S. Sacrement était exposé pour lors sur l'Autel. Mais si ses vœux furent écoutés pour la délivrance du corps de son maître, l'engagement de son propre corps à la place fut accepté et ce fut en suite de cela que le Père demeura obsédé ou possédé du Diable : terrible et épouvantable vexation ! qui lui a duré presque toute sa vie, comme nous le dirons avec le secours divin dans la suite de cet ouvrage. Mon cher lecteur, vous y aurez bien de quoi vous étonner en la découverte des peines étranges que vous y verrez : mais étonnez-vous avec moi de l'amour surprenant qui en est la cause. En vérité c'est bien ici qu'il faut dire que l'amour est dur et impitoyable comme l'Enfer, ayant causé au Père Surin la vexation cruelle des malheureux esprits qui sont les princes de ce lieu de toutes misères, et lui ayant fait porter des peines qui ont du rapport à celles des Enfers. J'avertirai seulement ici le lecteur de deux choses : la première qui est que le Père y avait aussi offert son corps pour la liberté de la Mère des Anges possédée ; mais cette seconde vue qu'il avait eue ne s'écartait pas de la première, puisqu'en toutes les deux c'était Jésus qu'il y considérait, c'était l'amour de Jésus qui enflammait son zèle ; c'était Jésus en la première vue dans son corps naturel ; c'était Jésus dans la seconde dans l'un des membres de son corps mystique ; la seconde chose dont j'ai à avertir est qu'il ne faut pas être surpris d'entendre que le corps d'un Homme-Dieu soit laissé présentement au pouvoir des Démons et de ses misérables suppôts ; puisqu'il est de foi que pendant sa vie voyagère le Démon transporta le même corps sacré en différents lieux. Et si le grand S. Augustin, ce Docteur si éclairé, a cru prouver fortement cette permission de Dieu, par celle qu'il a donnée à Pilate et à ses ministres, alléguant qu'il ne fallait pas être plus surpris du pouvoir du Diable sur le corps de Jésus-Christ, que de celui des méchants qui sont ses membres : ne pouvons-nous pas raisonner de la même manière au sujet dont il est question ; car n'est-il pas vrai que le corps de notre adorable Sauveur en l'Eucharistie, est souvent exposé aux profanations que tant de malheureux Chrétiens en font par leurs communions sacrilèges, sans parler d'autres impiétés qui se commettent à l'égard de ce corps adorable par des crimes horribles dont je puis parler par ce que je sais, ayant tenu entre mes mains une hostie consacrée qui avait servi à un usage détestable, et qui avait été rapportée par les personnes qui l'avaient prise, ayant été touchées miséricordieusement de Dieu. C'est ce qui me donne lieu de répéter ici ce que j'ai dit en plusieurs lieux de nos petits ouvrages ; que l'on ne peut jamais assez prendre de soin de la clef des tabernacles que l'on ne doit jamais laisser sans être bien enfermée sous quelqu'autre clef que l'on emporte sans la laisser exposée : car la négligence donne par là occasion aux profanations qui se font du divin corps de notre aimable Sauveur ; et les personnes dont je viens de parler s'étaient saisies par une négligence pareille de la sainte hostie qu'elles avaient prise, Ô mon Dieu, Ô mon Sauveur, où votre amour pour l'homme vous réduit-il !

Il y a plusieurs unions différentes qui nous lient saintement à notre aimable Sauveur : Il y a une union de foi ; mais quand elle n'est point animée du divin amour, elle sert de peu : II y a une union de grâce, je parle de la grâce sanctifiante ; et cette union est commune à tous les Justes : Mais il y a une union extraordinaire qui se fait par un épanchement d'un amour rare et par des communications sacrées de faveurs toutes particulières, que les maîtres de la vie intérieure appellent le mariage spirituel, et que le saint Époux célèbre quelquefois avec des cérémonies singulières, comme nous le lisons de sainte Catherine d'Alexandrie et de sainte Thérèse : Et c'est à cette bienheureuse union qu'est arrivé d'une manière très-éminente le Père Surin. Dans cette union l'âme participe à une hauteur, à une grandeur et à une puissance admirable ; elle entre dans un domaine qui est au-dessus de toutes choses, en la qualité glorieuse d'épouse de celui qui en est le souverain. Ceux qui sont arrivés à cet état divin sont les saints, dont parle le Psalmiste, qui seront comblés de joie dans leur gloire, qui auront les louanges de Dieu dans leurs bouches, des épées tranchantes dans leurs mains pour prendre vengeance des nations, pour châtier et punir les peuples, pour charger de chaînes leurs Rois prisonniers, et pour mettre dans les fers les plus nobles et les plus illustres de leurs Princes, pour exécuter sur eux le jugement de Dieu; car enfin c'est la gloire qui est réservée à tous les saints du Seigneur.
Mais comme cette union se fait par des opérations toutes divines et extraordinaires : voici comme elle fut accordée au Père Surin dans une nuit de la veille de la fête de l'Ascension de Notre-Seigneur. Il fut éveillé tout à coup vers la minuit, et pour lors il vit l'adorable Jésus descendre dans la chambre où il était avec une grande majesté et douceur, qui s'unit à lui d'une manière ineffable. Or depuis cette heureuse faveur il lui semblait avoir un nouvel esprit et une nouvelle âme, qui était comme l'âme de son âme (c'est de la manière que parle S. Augustin de l'esprit vivifiant de Jésus) il voyait Jésus en lui comme un autre lui-même, qui y produisait des mouvements tous divins, qui soutenait tout son intérieur, et lui donnait même à l'extérieur quelquefois des forces au-delà de la nature.
Dans cette union il portait des impressions merveilleuses de ses divins mystères ; quelquefois de son enfance ; d'autres fois de sa passion ou de la grandeur et majesté de sa personne Divine. Il porta à Loudun une disposition singulière de la grâce de l'enfance ; en sorte que son âme dans ses facilités, dans ses idées et ses imaginations était réduite à la petitesse et simplicité qui avait beaucoup de rapport à celles des enfants ; C'est ce qui ne doit pas surprendre dans un homme savant et âgé pour lors de plus de trente-sept ans,  si l'on considère qu'un Dieu qui est la grandeur même et la sagesse infinie, a bien voulu être emmailloté et pleurer sous la forme d'un enfant. Quelquefois il portait l'opération de l'agonie de Nôtre-Seigneur, en sorte que son esprit tout possédé par l'esprit de cet aimable Sauveur en était tout rempli ; et cela se répandait même jusqu'à l'extérieur, son corps tombant en défaillance et dans un état semblable aux personnes qui agonisent, comme il a été vue par des Religieux graves et dignes de foi. Jésus-Christ pour lors imprimait tellement en son âme et en son corps les sentiments de son agonie, qu'il devenait une image vivante de ce Sauveur agonisant.
Mais comme le Sacrement de l'Eucharistie renferme les plus hautes grâces dans leur source, et que l'on y trouve non seulement les moyens les plus divins de l'union amoureuse avec Jésus, mais Jésus même le Dieu de l'amour ; le désir de le posséder par ce Sacrement admirable, le mettait dans des langueurs indicibles ; en sorte qu'il ne savait que devenir. Il a écrit que le désir de la Communion vivifiante du corps de Jésus le faisait mourir d'amour. Ces dispositions sont peu connues, parce qu'il y a bien peu de pur amour. Sainte Thérèse le savait bien par son expérience, lorsqu'elle assure qu'elle se sentait si pressée de la Communion, que quand on lui aurait présenté des lances dans sa poitrine pour l'arrêter lorsqu'elle s'en approchait, qu'elle n'eût pas laissé de passer outre : C'est parce que l'amour qui tend toujours à l'union, trouve son dernier accomplissement en cette vie dans la sacrée Communion, où l'amour essentiel réside sans bornes et sans mesures où l'homme qui communie dignement devient une même chose avec Jésus, comme de deux morceaux de cire fondus ensemble il ne s'en fait qu'une même masse : C'est la comparaison dont se servent les Pères. C'est dans ce sacrement que la douceur est contenue en son origine. S'il y a si peu de personnes qui la goûtent (disait le Père Surin) c'est parce que l'on goûte trop les créatures. S. François de Borgia homme parfaitement détaché, assurait qu'il goûtait plus de joie dans une Communion, que l'on ne pourrait faire dans une chose ou Dieu aurait mis ensemble tout ce qu’il y a dans l'être créé qui pourrait donner quelque plaisir. Mais quels feux sacrés ne produirait pas Jésus réellement présent en la divine Eucharistie, lui qui assure qu'il est venu apporter le feu divin de l'amour saint en la terre.




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