Extrait du Catéchisme spirituel de la Perfection Chrétienne, Tome II, par le R.P. Jean-Joseph Surin :
De la réformation de l'Amour
Qu'est-ce que l'Amour ?
C'est un mouvement de l'âme, par lequel elle se porte et s'attache au bien, qui lui est convenable. Cet attachement ne mérite proprement le nom d'amour, que lorsqu'il a pour objet un bien qui se trouve en quelque personne : et c'est là-dessus qu'est fondée la société civile, les hommes trouvant leur avantage à s'unir et à commercer ensemble. Plus l'union est parfaite, plus l'amour l'est aussi : c'est pour cela, que l'amour conjugal imite plus parfaitement celui que Dieu porte à nos âmes. L'homme étant donc capable d'amour, étant même fort porté à aimer ; rien ne lui est plus important que de se perfectionner en ce point.
En quoi consiste la perfection en ce genre ?
En ce que ce penchant naturel soit si bien réglé, qu'il porte toujours ou presque toujours l'homme à son véritable bien : ce qui ne se rencontre que dans les personnes consommées en vertu, et en qui la grâce divine opère beaucoup. Rien n'est plus réglé, ni plus avantageux que l'usage qu'elles font de leur amour ; parce qu'il se borne à ces trois objets.
Quel est le premier ?
C'est Dieu, pour lequel elles ont une affection très-grande, et continuellement excitée et entretenue par une douce inclination, qui les porte vers lui. Comme elles ne voient partout que des effets de l'amour de Dieu, elles trouvent dans tout ce qu'elles voient, de nouveaux motifs de l'aimer, et de s'élever à lui. C'était la disposition de plusieurs grands Saints, que la seule vue d'une fleur ou d'un insecte pénétrait de sentiments tendres et affectueux. Comme le Ciel, la terre, les Éléments, les animaux, toutes les créatures portent la marque de la bonté divine, il n'est pas surprenant que tout soit occasion aux Saints, d'admirer cette bonté, et de s'enflammer d'amour pour elle.
Quel est le second objet de leur amour ?
C'est Jésus-Christ : ces âmes choisies le regardent comme leur Époux ; elles sont dans une admiration continuelle de ses perfections et de ses vertus ; elles l'embrassent sans cesse dans leur intérieur avec des ardeurs et des transports incroyables ; elles ne goûtent que lui, et ne peuvent se lasser d'en parler. C'est ce qu'on remarquait dans sainte Catherine de Sienne ; elle eût été les jours entiers sans boire et sans manger, pour s'entretenir de son divin Époux. Le penchant que ces personnes ont pour notre Sauveur, leur donne un sentiment très vif de sa présence ; l'union qu'elles ont avec lui est si étroite, qu'elles le regardent comme le principe de toutes leurs actions, et qu'elles ont peine à le distinguer d'elles-mêmes.
Quel est le troisième objet ?
Ceux qui ont pour Dieu, et pour Jésus-Christ, cet amour tendre et affectueux dont nous avons parlé, ont aussi pour les hommes une tendresse particulière ; ils les regardent tous comme leurs frères ; ils désirent ardemment leur salut ; ils sont touchés de leurs besoins temporels ; et comme si les pauvres étaient leurs enfants, ils n'examinent point s'ils sont dégoûtants, quand il s'agit de les soulager : l'amour faisant en eux ce qu'il fait dans une mère, qui n'a nulle répugnance à s'approcher de son enfant, quoiqu'il soit couvert d'ulcères.
La première production de la charité dans un cœur où elle habite, est cette inclination pour les pauvres. Le parfait Chrétien les regarde comme une portion de soi-même y comme les images et les substituts de Jésus-Christ, qu'il aime par-dessus toutes choses. On raconte de saint Louis , dans sa Vie composée par son Confesseur, qu'il aimait les pauvres jusqu'à ne pouvoir se passer de les voir ; qu'il en entretenait deux cents dans son Palais, et que lorsqu'il prenait ses repas, il y en avait ordinairement trois qui lui tenaient compagnie. Un jour ayant jeté les yeux sur un vieillard qui mangeait assez près de lui, et qui lui parut fort dégoûté, il lui envoya un des mets qui étaient sur sa table ; le bon vieillard en prit ce qui lui convenait, et le Saint mangea les restes. Une autre fois, étant entré dans un Monastère, et ayant appris qu'il y avait un Religieux, qu'une maladie avait rendu difforme et horrible à voir, il voulut lui parler, s'approcha de lui, et le caressa. Cette conduite est bien différente de celle des mondains, qui ne peuvent souffrir que les pauvres les approchent, et qui font bien voir par là, que c'est l'amour-propre, et non l'amour de Dieu, qui domine dans leur cœur.
L'amour du Créateur augmente quelquefois à un point, qu'il inspire de la tendresse pour tous les ouvrages de ses mains. Quelques Saints ont été doux et débonnaires, même envers les animaux : ils n'auraient pas voulu leur nuire, et ils en avoient compassion, quand on leur portait quelque préjudice. On raconte de sainte Catherine de Gênes, qu'elle ne pouvait voir sans une extrême douleur, ni tuer un animal, ni couper un arbre. Saint François est allé plus loin ; car il avait de l'amour pour les choses inanimées. La Chronique de son Ordre rapporte, qu'il avait du respect pour l'eau, qu'il appelait le feu, son frère, et qu'un jour qu'on devait lui faire une opération de Chirurgie, où le feu entre nécessairement, il le pria de ne lui faire point de mal, et qu'en effet il ne sentit aucune douleur. Une autre fois, le feu ayant pris à sa cellule, et l'ayant brûlée, il se reprocha d'en avoir tiré quelques meubles, et d'avoir par-là empêché que le feu ne les consumât. Ce ne sont pas là des exemples à suivre : mais malheur aux sages du monde, qui ne connaissent pas le prix de cet instinct surnaturel, de cette haute sagesse, et de cette admirable simplicité.
On remarque que les Saints, qui sont dans ce bienheureux état, aiment singulièrement les enfants et toutes les créatures innocentes. Ils nagent, pour ainsi dire, continuellement dans les délices de l'amour : ils ne respirent qu'amour ; c'est l'amour qui les porte, et qui anime tout ce qu'ils font.
Que peut faire l'homme de sa part, pour s'attirer ces faveurs du Ciel ?
Trois choses dépendent de lui avec le secours ordinaire de la grâce, et ce sont trois excellentes pratiques. La première est, de retirer son affection de toutes les choses créées, et de n'avoir nulle attache à quoi que ce soit. Cette liberté de cœur dispose merveilleusement à la perfection de l'amour. Personne n'est plus en état de tout aimer, que celui n'aime rien.
La seconde est, d'éviter les liaisons particulières, et d'empêcher notre cœur de mettre son affection et sa confiance dans les personnes qui nous témoignent de l'amitié. Ce point est très difficile, surtout aux personnes du sexe, qui croient ne pouvoir pas se passer d'un ami, ou de quelque confidente. Cependant il faut être dénué de toute affection humaine, pour arriver à l'état dont nous parlons. Mais on ne prétend point condamner les entretiens particuliers avec les personnes vertueuses, dont les discours peuvent contribuer à l'avancement spirituel.
La troisième pratique est, de s'exercer en l'amour du prochain, et de surmonter généreusement les obstacles qui s'y opposent ; tels que sont les dégoûts et les aversions naturelles, qui naissent de la contrariété des humeurs. Cette étude est importante, et absolument nécessaire pour former en nos cœurs cette tendresse universelle, qui doit embrasser tous les hommes. Afin de réussir dans ce travail, il faut avoir toujours devant les yeux, les vrais et solides motifs de la charité, dont le principal est, que tous les hommes sont enfants de Dieu, qui nous ordonne de les aimer comme nous-mêmes. Par ces pratiques on se dispose à l'amour parfait, que la grâce de Dieu forme dans les cœurs, dont elle convertit les affections humaines et terrestres, en surnaturelles et divines.
De la réformation de la Haine
Qu'est-ce que la haine ?
C'est un mouvement de l'âme, par lequel elle s'éloigne de ce qui lui paraît mal.
Que fait la grâce pour réformer la haine ?
Elle nous apprend à la tourner où il faut ; à l'étouffer quand il le faut ; et à la modérer toujours.
Qu'est-ce que tourner la haine où il faut ?
C'est l'exercer contre les objets qui en sont dignes ; contre le péché, contre l'imperfection, contre tout ce qui conduit à l'un ou à l'autre. On a remarqué dans tous les Saints une grande aversion pour tout ce qui déplaît à Dieu. Il est dit de saint Jean l’Évangéliste, qu'étant entré dans le bain, et ayant appris que l'hérétique Cerinthus y était, il se hâta d'en sortir, pour montrer à tout le monde qu'il détestait l'hérésie, jusqu'à ne souffrir aucun commerce avec ceux qui en étaient les auteurs.
S. Raimond de Pennafort étant à la Cour du Roi d'Arragon, fit tout ce qu'il put pour persuader à ce Prince, de faire cesser un commerce scandaleux qu'il entretenait depuis longtemps : et ne pouvant, ni rien gagner sur son esprit, ni supporter la vue de ses crimes, il résolut de sortir de ses États, et de chercher un vaisseau pour s'embarquer. Mais le Roi, qui avait prévu son dessein, avait fait défense de le recevoir sur aucun bâtiment. Alors le Saint s'abandonnant à son zèle, et aux nobles emportements d'une sainte indignation, se jette dans la mer, met son manteau en forme de voile ; et son bâton lui servant de mât, passe la mer, fait un trajet de soixante lieues, et arrive heureusement au port de Barcelone : Dieu ayant voulu témoigner par ce miracle, combien il agréait la haine que son serviteur avait contre le péché.
Les hommes remplis de grâces, non seulement haïssent le péché, mais encore les moindres imperfections ; ils ont une extrême aversion pour les fautes les plus légères. On raconte de S. François d'Assise, que peu de temps après l'établissement de son Ordre, ayant surpris un de ses Religieux, qui dans un mouvement d'impatience disait quelques paroles aigres à un de ses frères, il entra dans une sainte colère, et s'écria comme si le feu eût été aux quatre coins du Monastère. Comment, mon frère, dit-il au coupable, vous voulez introduire le vice dans la Religion ? Ensuite il ordonna qu'il fût enterré tout vif, et le fit mettre dans une fosse qu'on avait creusée à cette fin. Mais voyant qu'il était revenu de son emportement, et qu'il demandait pardon de sa faute, il le fit retirer.
Il est écrit de saint Ignace de Loyola, que voyant un Frère, qui après s'être acquitté de ses fonctions domestiques, se lavait les mains avec grand soin, et recherchait une propreté qui ne convenait point à son état ; il le reprit sévèrement, et lui fît subir une rude pénitence. On sait que saint Xavier étant Supérieur Général des Jésuites dans les Indes, chassa de leur Compagnie le Recteur du Collège de Goa, parce que dans une occasion il avait marqué peu de soumission et d'obéissance, sans que ni l'Archevêque de Goa, ni le Vice-Roi pussent lui faire changer de résolution. Ceux qui n'ont pas l'esprit de Dieu, traiteront ces exemples de sévérité outrée : mais c'est qu'ils ne comprennent pas quelle aversion ont les Saints, de tout ce qui est contraire à la vertu. Cette haine s'étend encore à tout ce qui peut être cause ou occasion de péché ou d'imperfection. Notre Sauveur veut que ses disciples haïssent leur père et leur mère, et même leur âme, c'est-a-dire, leur corps et leur vie ; lorsque l'amour du père et de la mère, du corps et de la vie peuvent leur être occasion de chute. C'est pour cela que les Saints ont de l'aversion pour leur chair, qu'ils sont bien aises de la voir souffrir, et qu'ils la maltraitent eux-mêmes. Ils haïssent aussi le monde, parce qu'il est à plusieurs une source de perdition ; Et ils recommandent fort la haine de tout ce qui porte au mal, ou qui est contraire à la vertu.
Nous avons dit ailleurs, que saint Vincent Ferrier veut qu'on fuie une personne, qui est occasion de chute, comme on fuirait un démon. Sainte Thérèse parlant de certaines gens, qui prétendent que les personnes du sexe ne sont pas capables d'oraison, et qu'elles ne doivent s'occuper que des emplois domestiques, recommande à ses filles de fuir ces gens-là, comme les suppôts de l'enfer. Nous ne serons pas surpris que les Saints soient extrêmes dans leur haine, si nous faisons réflexion qu'ils le sont aussi dans l'amour qu'ils ont pour Dieu.
Quand faut-il étouffer la haine ?
Toutes les fois qu'elle s'allume contre des objets différents de ceux dont nous venons de parler. Nous trouvons en certaines personnes, des manières qui déplaisent, des incongruité qui attirent le mépris, des défauts grossiers et des imperfections qui choquent ; et quelquefois une humeur si opposé à la nôtre, qu'elle cause d'abord une antipathie naturelle, qui ne manque point de produire l'aversion pour ces personnes. L'homme spirituel doit d'abord étouffer ces mouvements contraires à la charité ; parce qu'ils ne sauraient subsister avec la grâce que Dieu communique à ses enfants.
Il faut être bien autrement sur ses gardes, lorsque les personnes, qui d'ailleurs ne nous plaisent pas, viennent à se déclarer contre nous, à nous causer du mal, ou à nous faire quelque outrage. On sent alors la haine s'allumer comme par degré : c'est le ressentiment qui commence ; du ressentiment on passe à la colère, et de la colère à l'aversion. À quoi il faut opposer la patience, l'humilité et la douceur, pour remporter une entière victoire sur la haine. S. Paul veut que nous ne nous laissions point vaincre par le mal : mais que nous travaillions à vaincre le mal par le bien. Nous sommes vaincus, lorsque nous rendons mal pour mal, injure pour injure : et nous sommes victorieux, lorsque nous rendons le bien pour le mal. C'est ce que faisaient Notre-Seigneur et ses Disciples, comme le témoigne le même Apôtre : On nous maudit, et nous bénissons. Il ne faut opposer que douceur au mal qu'on nous fait, si nous voulons atteindre à la perfection du Chrétien. Ne rendez à personne le mal pour le mal ; (dit encore S. Paul :) c'est-à-dire, soyez comme des brebis, qui se laissent égorger sans résistance. Souvenez-vous de ce qu'a dit Notre-Seigneur : Vous serez heureux, lorsqu'à mon sujet les hommes vous chargeront d'opprobres, qu'ils vous persécuteront, et qu'ils diront de vous toute sorte de mal contre la vérité. Ce que nous regardons comme la cause de notre bonheur, ne doit pas nous offenser.
Comment peut-on éteindre cette haine ?
Par la pratique continuelle des trois vertus que nous venons de recommander, qui sont la patience, l'humilité, et la douceur. Il faut être déterminé à ne se lasser jamais de souffrir, et de lu ter contre l'amour-propre, qui veut toujours murmurer et se plaindre du tort qu'on lui fait.
Quand et comment faut-il modérer la haine ?
Lorsqu'on se trouve dans des occasions semblables à celle dont nous avons parlé au commencement de ce chapitre, la haine étant légitime et même sainte, il ne s'agit plus que de la modérer, en empêchant qu'elle ne cause du trouble et de l'inquiétude : comme font les haines injustes et les aversions naturelles, qui gênent et qui agitent le cœur. Rien ne prouve mieux combien la grâce est au-dessus de la nature, que ce qui se passe à cet égard dans les Saints ; ils haïssent le péché, et tout ce qui est contraire à la vertu, d'une haine qu'on peut appeler extrême ; et cette haine pourtant les laisse libres et tranquilles ; elle ne leur fait rien perdre de leur douceur, et ne porte aucun préjudice à la perfection de leur amour.
De la réformation du Désir
Qu'est-ce que le désir ?
C'est un mouvement de l'âme, par lequel elle se porte vers un bien qui est éloigné.
En quoi consiste la réformation, ou la perfection en matière de désirs ?
À les former tels qu'il faut ; et à savoir les supprimer, quand ils ne sont pas tels qu'ils doivent être.
Quels sont les désirs que la grâce inspire à un homme qu’elle entreprend de réformer ?
Ce sont des désirs qui regardent uniquement les biens surnaturels. Les hommes parfaits n'en forment point d'autre ; et c'est pour cela que le Prophète David est appelé dans l'Écriture, un homme rempli de désirs. Un grand Saint du dernier siècle, parlant de ceux qui conduisent les Communautés Religieuses, dit qu'ils doivent soutenir ces maisons par leur oraison et par leurs saints désirs. Et un Docteur mystique a dit des personnes qui sont parfaitement soumises à la conduite de la grâce, qu'à force de soupirer vers Dieu, par des désirs vifs et ardents, elles se sont comme épuisées, et qu'elles ont desséché jusqu'à la moelle de leurs os.
Il est naturel de demander quel est l'objet de ces désirs, qui sont si efficaces et si puissants. Ils se rapportent tous à trois sortes de biens. Le premier est la gloire de Dieu, tout ce qui regarde son service, l'établissement et l'accroissement de son Empire sur toutes les créatures ; ce qui renferme la propagation de la Foi, la conversion et la perfection des âmes, et généralement tout ce qui porte à aimer Dieu, ou qui contribue à le faire honorer.
Le second est leur avancement spirituel. Les âmes dont nous parlons ne cherchent qu'à se connaître, pour se corriger ; et à profiter de tout, pour avancer de vertu en vertu : c'est d'elles que Notre Seigneur a dit : heureux ceux qui ont faim et soif de la justice.
La troisième objet de leurs désirs, embrasse tous les moyens de perfection. On ne saurait exprimer avec quelle ardeur elles souhaitent de souffrir et d'être méprisées, non seulement par zèle pour leur avancement, mais encore par respect et par amour pour Jésus-Christ. Rien ne fait mieux connaître la disposition des Saints à cet égard, que ce que le Fondateur de la Compagnie de Jésus recommande à ses enfants, comme un excellent point de perfection. Il veut qu'ils regardent les affronts, les calomnies et les injures, du même œil que les gens du monde regardent les honneurs et les dignités temporelles, et qu'ils souhaitent même de passer pour fous, pourvu qu'ils n'y donnent pas occasion par leur faute ; afin de ressembler plus parfaitement à Notre-Seigneur, qui a consacré les mépris et les ignominies en sa personne.
Quels sont les désirs qu'il faut supprimer ?
La règle est générale : il faut les faire mourir tous, excepté ceux dont nous venons de parler. Mais il ne faut pas les combattre tous à la fois. On commence par les désirs mauvais et déréglés, dont parle S. Paul : ne cherchez pas à contenter votre sensualité, en satisfaisant à ses désirs. On étouffe ensuite les désirs des choses indifférentes, parce qu'ils troublent la paix, qu'ils ne manquent point de devenir préjudiciables, et d'être un très grand obstacle à la perfection. Aussi le même Apôtre les appelle inutiles et pernicieux. Les hommes spirituels ne s'en tiennent pas là : ils en viennent jusqu'à ne souffrir en soi aucun désir, même bon, dès qu'il est inquiet, ou qu'il les tire de la sainte indifférence. C'était la maxime de saint Ignace. Tout désir marque imperfection, disait-il ; et je ne voudrais pas souffrir en moi, le désir d'aller aux Indes, pour y trouver le martyre ; j'aimerais mieux me réduire à ne rien désirer. On ne blâme pourtant pas les désirs particuliers, que Dieu donne pour l'accomplissement de sa sainte volonté : parce que ceux-là sont paisibles, et qu'ils s'accordent très-bien avec l'état d'indifférence et d'abandon, où doivent être les hommes parfaits à l'égard de Dieu. Dans cette suppression des désirs, on trouve la paix et la liberté la plus parfaite.
Que peut faire l'homme, pour en venir là ?
Comme le cœur humain est une source inépuisable de désirs, il faut se faire une étude particulière de les combattre à mesure qu'ils naissent, et de ne faire grâce à aucun. Il est même nécessaire d'en chercher la eau se dans nos inclinations, afin de les étouffer jusque dans leur source. Car c'est un point sur lequel on s'aveugle. Il y a bien des gens qui croient ne désirer que Dieu, et qui sont en proie à mille désirs frivoles. Ce travail doit être continué sans relâche, jusqu'à ce qu'il ne reste plus que le désir de la perfection et de la gloire de Dieu.
De la réformation de la répugnance, ou de l'aversion
Qu'est-ce que cette aversion ?
C'est un mouvement de l'âme, par lequel elle s'éloigne mal dont elle est menacée.
Qu'est-ce que réformer l'aversion ?
C'est la donner aux objets qui en sont dignes, et la refuser à ceux qui ne la méritent pas.
Qu'est-ce qui nous apprend à bien placer notre aversion ?
C'est une espèce d'instinct que la grâce donne, lequel porte les hommes spirituels à fuir de toutes leurs forces, tout ce qui peut mettre obstacle à leurs progrès dans la vertu. Le monde est un de ces objets, que les Saints ont en aversion. Il est aisé d'en juger par la conduite des Antoines, des Arsènes et de tant d'autres saints Anachorètes, qui ont cherché la solitude. Les autres Saints, qui n'ont pas pu les imiter, en prenant le parti de la retraite, en ont conservé l'inclination, et s'ils se sont déterminés à vivre dans le monde, ç'a été, ou par zèle, pour travailler au salut des autres, ou par nécessité, parce que leur condition les y attachait.
Ils ne se sont pas moins éloignés des plaisirs des sens : ils ont regardé une vie douce qui contenté la nature, comme une mer orageuse, où il est aisé de faire naufrage. C'est pour cela qu'ils ont évité avec soin la compagnie des personnes du sexe ; et tout homme sage qui en connaîtra le danger, ne s'y engagera jamais, ou ne le fera que pour de grandes raisons, et avec des précautions infinies.
La grâce inspire encore aux enfants de Dieu, une sainte horreur, et une crainte salutaire des honneurs et des dignités ; surtout de celles, qui donnent autorité sur les autres, et qui imposent l'obligation de répondre de leur conduite. La plupart des saints Évêques ont redouté l'Épiscopat ; et quoi qu'ils eussent des marques certaines de la vocation divine, et qu'ils fussent parfaitement soumis aux ordres de Dieu, ils ont cru lui plaire beaucoup, en faisant tous leurs efforts pour n'y être pas élevés. S. Ambroise et S. Martin ne se rendirent aux empressements du Clergé et du Peuple, que lorsqu'ils ne purent plus résister. Que ceux qui désirent les Prélatures, et qui se les procurent, comparent leur conduite à celle de ces grands hommes, et ils verront si ce n'est pas courir à sa perte, que de briguer une dignité, qu'on ne peut ambitionner sans une extrême présomption, ni sans choquer l'humilité, qui est la vertu la plus nécessaire et la plus délicate du Chrétien.
Les Saints les plus éclairés dans les voies de Dieu, n'ont trouvé leur sûreté que dans le refus de ces sortes de dignités. Saint Ignare, un des plus grands Maîtres de la vie spirituelle, veut que les Profès de sa Compagnie, s'y engagent par vœu ; afin de fermer la porte pour toujours à une des passions les plus dangereuses, qui est la convoitise des honneurs. C'est donc un des principaux effets de la grâce, lorsqu'elle travaille à la réformation de l'homme intérieur, de le porter à la fuite de tout ce qui peut mettre obstacle à sa perfection.
Quelle est la seconde chose qu'il faut faire, pour l'entière réformation de la répugnance, ou aversion naturelle ?
C'est de la surmonter, et de l'étouffer, lorsqu'elle nous porte à fuir en certaines rencontres, où il convient de tenir ferme, et de combattre courageusement. La première de ces rencontres, est lorsqu'il s'agit du travail nécessaire pour acquérir la vertu. Il est naturel aux âmes solides de vouloir que tout ce qu'elles ont à faire, soit aisé, et de redouter tout ce qui est pénible et difficile. On voit des gens remplis de bons sentiments, et de saints désirs, qui se rebutent pour la moindre contradiction ; ils sont toujours prêts à reculer, et à tout abandonner, au moindre effort qu'il faut faire pour se recueillir, pour garder le silence, ou pour se détacher des personnes qui leur agréent : tout ce qui est difficile, leur fait peur, quoiqu'ils le jugent nécessaire pour leur avancement spirituel. Au contraire, les âmes fortes et généreuses aiment la peine et la souffrance.
Autre rencontre qu'on fuit avec grand soin, et où il est nécessaire de s'armer contre la répugnance : c'est lorsqu'on est exposé à être repris et mortifié. La grâce rend ces occasions précieuses à ceux en qui elle opère beaucoup : ils souhaitent les humiliations, ils les cherchent, ils s'y plaisent. Témoin ce serviteur de Dieu, qui ayant trouvé sur son chemin un enfant qui se moquait de lui, s'arrêta pour lui donner le loisir de se satisfaire ; se faisant un sujet de joie, de ce qui devait naturellement exciter sa colère.
Il y a une troisième répugnance, contre laquelle il est nécessaire de se raidir : c'est une faiblesse ordinaire à bien des gens, en qui il y a de la vertu : ils ne peuvent souffrir qu'on les détourne, ni qu'on dérange leurs projets et leurs desseins particuliers. Comme ils sont timides, et d'une humeur un peu farouche, c'est leur faire un grand chagrin, que de les tirer hors d'eux-mêmes, pour les obliger à se produire : et lorsqu'ils voient approcher quelqu'un pour entrer en conversation, ils fuiraient brusquement, s'ils osaient, pour l'éviter. Il y a en cela beaucoup d'amour-propre. Les personnes généreuses vont simplement, et avec beaucoup de liberté : elles ne craignent point qu'on les approche: elles parlent sans gêne et sans embarras à qui les invite à le faire, et profitent des moindres occasions, pour insinuer quelque mot de Dieu. Leur courage et leur zèle sont un effet de leur sainte liberté : elles ne prétendent rien, elles ne désirent rien, et on peut leur appliquer cette parole du S. Esprit : il ne craint rien de tout ce qu'il rencontre.
Les esprits timides au contraire sont continuellement attentifs à écarter tout ce qui n'est pas conforme à leur humeur ; parce qu'ils se cherchent eux-mêmes, et qu'ils sont pour ainsi dire, amoureux de leurs desseins et de leurs pensées. Ce sont quelquefois des hommes appelés au ministère Apostolique, qui ont le talent de la parole, et qui ne prenant pas garde que plusieurs âmes se perdent faute d'instruction, préfèrent les douceurs de leur retraite, aux fruits qu'ils pourraient faire par leurs prédications et par leurs entretiens. On ne comprend pas combien il est important dans la vie spirituelle, de se surmonter soi-même, pour renoncer à ses propres vues, et à ses desseins particuliers. Cependant, pour ne pas faire quelques efforts, on demeure attaché à sa propre volonté, et on se rend incapable d'accomplir les desseins de Dieu, qui portent souvent à toute autre chose, qu'à ce que nous faisons par notre choix.
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