vendredi 7 décembre 2018

Histoire de la possession des Ursulines de Loudun, et des peines du Père Surin (2/4)



HISTOIRE ABRÉGÉE


DE LA POSSESSION DES URSULINES DE LOUDUN,


ET DES PEINES DU PÈRE SURIN



Source







LIVRE SECOND



CHAPITRE PREMIER



Ce que c’est que possession du diable
.


L’essence de la possession consiste eu une union que le diable a avec l’âme, étant insinué dans toutes ses facultés, et dans les organes du corps, et ayant droit d’y agir comme s’il était l'âme de la personne qu’il possède. Il la tient captive de telle sorte qu'elle ne peut agir, ni par le principe de la grâce, ni par celui de la nature, dans le temps qu'il en est possesseur. Car, très-souvent Dieu arrête son opération, et pour lors la grâce et la nature agissent en liberté. Mais aussi il est souvent le maître, et il opère en cette âme ce qu’il veut. Il est vrai qu’il y imprime sa malice et tous les maux dont il est capable ; mais jamais Dieu ne permet qu’il agisse avec toute sa force. Il pourrait, par exemple, par sa propre nature, faire à tous moments des choses au-dessus des forces de l’homme, et qui étonneraient tout le monde. Mais la nature humaine qu’il possède, borne son action et arrête sa rage, sa fureur et sa malice. De même que le rayon du soleil est tempéré par le crystal et par le milieu, qui modère sa force sans empêcher son opération ; ainsi l'opération du démon ne parvient pas en toute sa malignité, ni selon la puissance qu’il a. Il ne peut donc faire par la personne qu’il possède, ce qu’il fait sans elle ; en un mot, il lui communique une partie de son instinct malin ; et cette personne modère beaucoup tout le mal qu’il voudrait faire. Il s’en plaignait souvent, disant que sa malice était gênée par la douceur et la tendresse d’une fille. Quand il veut faire dans l’âme quelque chose d’énorme, quelquefois elle s'en aperçoit et s’y oppose. Quoique le démon se serve d’elle pour exécuter les desseins de sa malice, ce n’est ni par suggestion, ni par tentations, mais par un empire absolu. Il trouble l'advertance, offusque la raison, et enfin ôte en quelque façon la liberté. Cependant, par une certaine restriction, sa férocité naturelle est émoussée par la qualité douce de la personne qui ne se prête point aux instincts du démon ; et d’un autre côté, la grâce, quand elle se trouve dans la personne qu’il possède, arrête une partie de ce qu’il voudrait faire. On ne peut dire les excès où les démons pousseraient les possédés, si la grâce ou la nature humaine ne modéraient leur fureur ; car il y a tant de causes morales et physiques qui interviennent en cette affaire, qu’il est impossible d’en parler pertinemment.
Il faut encore remarquer que, dans toutes les choses horribles et les malices énormes qu’il fait dans la personne qu’il possède, en lui ôtant la liberté, il lui laisse ordinairement la vue de ce qu’il opère, afin que cela lui cause une peine extrême. Car il faut avouer que c’en est une bien grande, d’avoir connaissance des insolences et des blasphèmes qu’on dit, et des malices qu’on fait sans pouvoir s’en empêcher. Quant à la liberté, le démon ne lui en ôte souvent qu’autant qu’il en faut pour lui faire faire ce qu’il veut malgré elle, de sorte qu’elle croit qu’elle a voulu tout ce qui est arrivé. Sur quoi il la fait souffrir cruellement, lui donnant des remords et des angoisses mortelles. L'âme a besoin alors d’un directeur plein de lumière et de sagesse, pour discerner le degré de liberté qu’elle a eu en ces rencontres.
C’est ici le point de la possession le plus affligeant ; car il faut convenir que, comme le démon manie l'âme comme de la cire, il est très dangereux qu’il ne donne quelque atteinte de mollesse â la volonté, parce qu’il la porte ordinairement à faire des choses conformes à son appétit naturel.
Les démons inspirent encore à l’âme des aversions invincibles pour certaines choses, comme la confession et la communion. Ainsi, comme elle a la conscience fort troublée, on a beaucoup de peine à la faire approcher des sacrements : ce qui la jette souvent presque dans le désespoir, parce que se croyant fort coupable, elle sent une grande répugnance à recourir aux remèdes.
Les âmes possédées sentent encore très souvent des mouvements tout-à-fait contraires à leurs inclinations naturelles : de sorte que ceux qui les connaissent ne peuvent comprendre un si grand changement, qui est tel qu’elles ne se connaissent pas elles-mêmes, se sentant portées à faire des malices très-contraires à la droite raison, et aux grâces dont Dieu les a favorisées ; ce qui leur cause des désolations épouvantables, où il n’y a point d’autre remède que de suivre les avis d’un directeur éclairé de la lumière divine, et expérimenté dans la science des saints ; car souvent il s’élève en elles des tempêtes et des troubles fort étranges ; et ensuite des malices et des déguisements tels, que si le directeur ne puise sa conduite dans la vraie lumière de Dieu, il pourra beaucoup se tromper. S’il n'est fort attentif et bien expérimenté, il sera des années entières sans connaître les ressorts que le diable fait jouer dans les personnes possédées ; et ne pourra distinguer quand elles seront libres ou non. On a vu des exorcistes prendre pour dévotion et pour grâce ce qui n’était qu’une finesse de Satan pour couvrir son jeu. Il faut démêler toutes les ruses diaboliques plus par la lumière de Dieu que par le raisonnement ; plus avec un cœur paisible et sincère devant Dieu, que par des exorcismes laborieux, qui sont bons étant ordonnés par l'église ; mais qui n’ont pas tant de force que la véritable conversion de cœur vers Dieu ; par la pratique des vertus solides du christianisme. On dira encore quelque chose sur la nature de la possession au chapitre 21e de ce livre.



CHAPITRE II



Première preuve de la vérité de la possession des Ursulines de Loudun :

la connaissance de l'intérieur.


Je n’eus pas plutôt commencé le premier exorcisme sur la mère prieure, que je fus pleinement convaincu que les religieuses étaient possédées. Car, parlant à la mère du bien infini que l’âme goûte dans l’oraison et l’union avec Dieu, un démon ne manqua pas aussitôt de se présenter et de m’interrompre en demandant pourquoi j’avais laissé à Marennes tant de bonnes âmes que je cultivais, pour venir m’amuser avec des filles folles. Ensuite il me dit plusieurs particularités secrètes de ces personnes de Marennes, dont la mère prieure ne pouvait avoir aucune connaissance. C’est ce qui m’obligea de tirer de ma poche une lettre que m’avait écrite celle qui m’avait dit à mon départ de Marennes, que Notre Seigneur lui avait fait connaître que j’aurais bien à souffrir dans cet emploi. Montrant donc cette lettre au démon, il dit ; voilà une lettre de ta dévote. Quelle est-elle, repris-je en latin ? Ta Madeleine, dit-il. Je lui dis : quel est son propre nom ? Il entra aussitôt en fureur, et dit : ta Beinet. Cette fille alla depuis demeurer à Bordeaux, et y mourut en odeur de sainteté, estimée de tout le monde comme une personne qui avait beaucoup souffert pour Dieu, et en avait reçu de grandes faveurs, en particulier le don de prophétie. Dans cette première entrevue le démon me dit tant de choses secrètes qui s’étaient passées à Marennes, et dont il n’y avait nulle apparence que la mère fût instruite, que je n’eus aucun doute que cette révélation ne vînt du démon.
Le lendemain il se trouva un homme à l'exorcisme, qui me marqua qu’il eût bien voulu voir si le démon connaissait nos pensées. Je lui dis de lui faire un commandement dans son cœur ; et après qu’il l’eut fait, je pressai le démon de l’accomplir. Il refusa d’abord, comme c’est leur ordinaire ; puis il alla prendre l’Évangile de saint Jean qui était sur l’autel en un carton : et cet homme assura qu’il avait commandé dans son cœur, au diable, de montrer le dernier évangile qui avait été dit à la messe.
Peu après, M. de Nismes étant à l’exorcisme, me pria de faire un commandement au démon dans un latin un peu difficile, pour voir s’il l’entendrait. Le commandement était : Apponc loevam poplitibus meis ; mettez votre main gauche sur mes genoux. Je le fis, et peu après le démon exécuta ce qui avait été ordonné. M. de Nismes fit aussi au démon un commandement intérieur, puis un autre, jusqu’à six dans un instant, les révoquant l’un après l’autre, et tourmentant le démon, en lui disant : Obediat ad mentem ; qu'il obéisse suivant mon intention. Le démon répéta tout haut les six commandements du prélat, disant après chacun : Mais monsieur ne veut pas tous ces six commandements. Au sixième il dit : nous verrons si nous ferons celui auquel il s’est enfin fixé.
Le démon, par une sotte extravagance, menait la mère prieure sous une gouttière, quand il pleurait ; et comme je savais que c’était sa coutume, je lui faisais un commandement intérieur de me l’amener. Aussitôt elle venait, et il me demandait : que me veux-tu ? Ainsi, il fallait qu’il eût connaissance de mes pensées, même étant fort éloigné de moi.
Il vint un jour beaucoup de nobles pour voir les exorcismes ; et leurs laquais étant au parloir avec une fille séculière, pensionnaire dans ce monastère, et aussi possédée, la prièrent, pour se divertir, de leur dire leurs pensées ; elle le leur promit, pourvu qu’ils lui donnassent quelque chose. Ils lui donnèrent des dragées, et pendant toute l'après-dinée elle leur dit leurs pensées : et tous avouèrent qu’elle avait deviné juste.
Je ne veux pas donner davantage de preuves que les démons connaissent nos pensées les plus secrètes ; quoique durant mon séjour à Loudun, il ne se soit guère passé de jours que je n’en aie eu de semblables, qui m’ont entièrement persuadé que nous n’avons presque rien de caché pour les démons. Plusieurs théologiens soutiennent le contraire ; mais depuis cette expérience je ne saurais être de leur sentiment.



CHAPITRE III



Seconde preuve : les contorsions des possédées.


Dès que je fus aux exorcismes, je vis une chose qui me surprit beaucoup, et qui était ordinaire à toutes les possédées ; c’est qu’étant renversées la tête leur touchait les talons, et elles marchaient ainsi avec une vitesse surprenante. J’en vis une qui, étant relevée, se frappait la poitrine avec la tête, mais si rapidement et si rudement, qu’il n’y a personne au monde, quelqu’agile qu’il soit, qui puisse rien faire de semblable.
Elles remuaient toutes la tête avec des mouvements si prompts, qu’on ne pouvait le voir sans avouer que cela était au-dessus des forces humaines. Quand elles étaient couchées par terre, elles se roidissaient et s’appesantissaient de telle sorte, que l’homme le plus robuste avait peine à leur remuer seulement la tête, et tous ceux qui étaient présents confessaient que cela ne pouvait être naturel.
Elles tiraient la langue et la grossissaient horriblement. Ce n’était point qu’elles la serrassent entre les dents, ni qu’il s’y formât aucune tumeur qui vînt de maladie naturelle ; mais cela se faisait dans un moment, et se passait de même. On a vu les plus habiles médecins avouer que c’était un effet purement surnaturel.
La mère prieure avait un démon appelé Balam, qui lui mettait dans les yeux une vivacité qu’on ne peut imaginer ; et les médecins disaient qu’elle ne pouvait être naturelle.
La mère prieure faisait une contorsion, qui était de tordre les bras en trois endroits, à la jointure de l’épaule, à celle du coude, et à celle du poignet, faisant un tour en chacune de ces jointures. Cela arrivait ordinairement quand on la contraignait d’adorer le Saint-Sacrement : car alors elle appuyait le ventre sur la terre, joignait les pieds ensemble, et tournant les bras par derrière, elle joignait aussi les mains avec les pieds ; ce qu’elle ne pouvait exécuter sans faire un tour à chaque jointure.
Leurs cris étaient semblables à ceux des damnés. Car on ne saurait jamais s’imaginer de quelle force elles criaient, poussant des hurlements beaucoup au-dessus des forces des hommes les plus sauvages, et des bêtes les plus féroces.
Les agitations des possédées étaient si violentes, qu’il fallait que les personnes les plus robustes les tinssent. Cependant elles n’avaient aucune émotion ; leur pouls était aussi tranquille que celui des personnes qui vivent dans un grand repos, et sont modérées dans leurs mouvements ; ce qui faisait clairement connaître que ces agitations étaient causées par des esprits d’une force supérieure.
On peut convaincre par ces huit preuves les libertins et les athées qu’il y a des démons, et par conséquent un Dieu qui punit les méchants, et récompense les bons : ce qui nous paraît très clair et très-évident par toutes les choses extraordinaires que l’on a vues publiquement dans cette possession.



CHAPITRE IV



Troisième preuve : les religieuses entendaient les langues, etc.


Une autre preuve très convaincante de la possession des religieuses, est qu’elles entendaient les langues étrangères, et parlaient de théologie, comme auraient fait d’habiles docteurs. Je suis témoin que les démons donnaient l’intelligence des langues à ces filles ; que très-souvent elles pénétraient tes choses les plus élevées, dont la connaissance n’appartient qu’aux anges, et que les démons communiquent non-seulement aux personnes qu’ils possèdent, mais aussi à celles qu’ils obsèdent. Elles m’entretenaient quelquefois des heures entières, me démêlant des questions de théologie très-difficiles, avec une vivacité et une clarté qui surpassaient l’intelligence et l'érudition des plus grands docteurs. Elles donnaient une solution nette à tous les doutes que je proposais à l’exorcisme ; et on ne pouvait rien ajouter aux arguments dont elles appuyaient leurs décisions. Plusieurs autres exorcistes ont souvent fait la même expérience que moi.
Comme il nous fallait être tous les jours cinq ou six heures à l’exorcisme, et qu’on ne pouvait pas toujours crier contre les démons, nous les entretenions souvent comme tête-à-tête, et ces entretiens familiers étaient toujours fort utiles. Car souvent Dieu les forçait à nous donner de grandes lumières pour réussir contre eux-mêmes dans notre ministère. Ils nous découvraient aussi quelquefois des vérités excellentes, et nous éclaircissaient des doutes fort embarrassés avec une si grande netteté, que d'un seul mot ils nous faisaient comprendre plusieurs choses.
Néanmoins il faut remarquer ici qu'un exorciste curieux qui voudrait se faire valoir dans ce ministère, et n’aurait pas l'esprit de Jésus-Christ, ni l'habitude de l'oraison, ne réussirait pas dans cet exercice, et serait dans un danger évident ; parce que les démons qui sont très-adroits et très-subtil, le tromperaient assurément en toute rencontre. Mais ils sont fort faibles devant les ministres qui sont humbles, qui s’appliquent à l’oraison mentale, et qui étant morts au monde et à eux-mêmes, ne cherchent en tout que la gloire de Dieu et le salut du prochain, avec une volonté sincère, absolument nécessaire pour cet emploi. C’est par cette voie qu’un exorciste peut réussir, parce que les démons lui découvrent de grandes vérités et de grands secrets, qui peuvent l’aider beaucoup, et lui donner des lumières pour conduire les âmes dans les voies intérieures. Je rapporterai au chapitre suivant plusieurs choses que les démons m’ont dites, et qu’on trouvera très-utiles pour les âmes appelées à une haute perfection.



CHAPITRE V



Discours d’un démon sur les choses spirituelles.


Aussitôt que le démon nommé Isacaron fut sorti de la mère prieure, le jour des Rois 1636, Léviathan parut, et expliqua de quelle manière la sainte Vierge l’avait forcé de quitter la place, disant qu’il avait ordre exprès d’en rendre compte. Ensuite il dit bien des choses, à quoi je le poussai vivement. Je sais bien, dit-il, que la douceur de l’amour-propre n’a jamais tant régné qu’elle règne en ce siècle. Ceux qui font profession de la vie spirituelle prennent prétexte de quelques personnes saintes de ce temps pour mener une vie douce, supposant qu’elles ont vécu de même, parce qu’elles ont eu quelque charitable accommodement. Mais on ne considère pas tous les travaux intérieurs et extérieurs qu’elles ont soufferts, avant que Dieu leur donnât tant de douceurs célestes, et qu’elles ont toujours persévéré dans la mortification des sens et des passions, dont ces spirituels d’aujourd’hui s’éloignent beaucoup. Nous en attrapons grand nombre par ce moyen : car négligeant cette sainte pratique, ils sont fort affaiblis, et nous leur persuadons qu’ils sont quelque chose devant Dieu. Ensuite, sous prétexte de charité, nous les engageons dans des amitiés périlleuses. Oh, que j’en connais qui se sont laissés prendre à ce piège ! Nous travaillons beaucoup auprès des spirituels, et nous leur insinuons des maximes pour leur faire éviter la rigueur de l'abnégation évangélique. Nous faisons mener une vie douce aux personnes religieuses, sous prétexte de santé ; par ce moyen nous les retenons presque toutes dans la vie des sens.
Nous marquons beaucoup de rage dans l'exorcisme, parce que nous sommes forcés d’obéir aux ministres de Dieu et de l'Église. Mais nous souffrons bien une autre violence, quand Dieu nous repousse, lorsque nous voulons empêcher le progrès d'une âme. Je lui demandai pourquoi ? Parce que, dit-il, nous avons moins de peine d’obéir aux ministres de l’Église, que de voir une âme s’avancer dans le chemin de la perfection chrétienne, à cause de la gloire que Dieu en retire, et de l'éternelle confusion qui nous revient de n’avoir pu l’empêcher. Je cours par toute la terre ; je vois les affaires des hommes, les guerres, le mouvement des États, les édifices, les sciences et les arts. Je me moque de tout cela, et ne m’y arrête pas du tout. Ce qui m’occupe principalement c’est de traverser l’amour de Dieu envers ses créatures, et je quitte volontiers les empires où règne l’idolâtrie, pour venir dans le christianisme importuner une personne qui a entrepris de servir Dieu. Il est vrai que je m’expose à souffrir de grands travaux, et de nouveaux enfers ; mais l’espérance de troubler un cœur qui tend à l’union avec Dieu, me fait passer par-dessus tout. Nous perdons tous nos droits par ces trois choses, l'oraison, l’humilité et la pénitence.
Je lui demandai par quel moyen une âme qui s’est égarée, peut revenir à Dieu. Si j’avais ma liberté comme l'homme, répondit-il, je considérerais les bienfaits que j’ai reçus de Dieu ; je tâcherais de retourner à loi par la voie du saint amour, et avec cet amour, de le satisfaire. L’amour est la vie du cœur ; il affermit bien plus un cœur que la crainte, et l’attache plus au bien que toute autre chose. C’est pourquoi nous tâchons d’engager les hommes à l’amour des choses périssables ; car l’amour étant accompagné de douceur pénètre plus aisément, et attache la créature aux objets qu’elle aime. Ainsi, moi qui ne puis aimer le bien, ayant perdu la grâce, qui seule pouvait me rendre capable de cet amour, j’aime le mal, et je tâche de m’y délecter : mais je n’en puis venir à bout. Car, comme je n’aime qu'à offenser Dieu, et à le faire offenser, quand je n’y réussis pas, je suis plein de rage ; et si j’y réussis, je suis accablé de nouveaux châtiments. D’où vient que rien ne me plait, et que je suis très misérable.
On lui demanda si, avant sa chute, il avait goûté la douceur du divin amour. Il répondit que non, et qu’il en était bien aise ; parce que ce lui serait un grand tourment d’être privé d’un tel bien, et de s’en ressouvenir éternellement. Je lui dis : tu as cependant reçu la charité et la grâce. Il est vrai, reprit-il ; mais je n’en ai jamais produit d’actes, qui m’aient pu laisser une impression de la vivacité de cet amour. Je lui dis encore : Tu es vraiment misérable de ne pouvoir aimer une si grande bonté, toi qui es un esprit si noble et si capable d’un si grand bien. Que ton état est donc déplorable et malheureux ! Je ne lui faisais ces reproches que pour l’affliger. En effet, répondit-il, après avoir fait d’horribles gémissements : j’ai fait un grand tort à Dieu en péchant, parce que je une suis retiré de lui, moi qui suis sa créature, qui lui étais si cher ! Plus l’amour est pur, plus il est grand ; c'est pourquoi celui que Dieu a pour ses créatures est infini. Il nous créa tous pour prendre ses délices arec nous, comme un bon père fait dans sa famille avec ses enfants ; et nous lui avons ravi ce plaisir en nous perdant. La rage que nous sentons de notre perte, fait que nous tâchons de lui ravir le plaisir qu’il prend dans les âmes qui lui sont fidèles, en les détournant, autant que nous pouvons, du chemin étroit de l'Évangile.



CHAPITRE VI



Comment les démons induisent à pécher ; de la chute des parfaits ; supplices de l'enfer.


Je demandai une fois au démon ce qui tenait davantage l'homme attaché à la créature. C'est, me dit-il, le plaisir des sens. L’ordre que nous tenons pour l’éloigner de la vertu, est de lui faire oublier Dieu. Nous tâchons de l’entretenir dans cet oubli ; et pour y réussir, nous lui faisons prendre beaucoup de soin et d’inquiétude pour les biens de cette vie, nous efforçant de lui rendre difficiles et épineuses les voies du salut. L’homme ayant donc oublié un Dieu si aimable, au milieu des soins et des embarras du monde où il est engagé, et son cœur ne pouvant se passer d’aimer, nous lui inspirons de l’affection pour les choses créées. Ainsi son âme n’ayant plus le souvenir de Dieu, et étant attachée aux créatures, nous en faisons tout ce que nous voulons. Car nous lui donnons facilement l’amour des grandeurs, des commodités et des plaisirs du siècle ; nous le conduisons ainsi dans l’abîme du péché.
Je lui demandai de plus s’il y avait en enfer des tourments particuliers pour les âmes qui avaient goûté Dieu dans l’exercice de l’amour divin, et de la contemplation. Oui, dit-il, nous avons des âmes dans nos sombres cachots, qui ont goûté Dieu dans l’oraison d’union, et l’état de la vie unitive : mais nous en avons très-peu. Car, ces grandes âmes qui sont expérimentées dans les voies de la perfection chrétienne, ne se prennent guères par surprise ; mais par une secrète vanité qui se glisse dans leur cœur, et les aveugle tellement, que méprisant les autres, elles tombent enfin dans le péché. Nous ne manquons pas de nous trouver à la mort des serviteurs de Dieu, pour les attraper, si nous pouvons, par cette vanité ; et quand nous en venons à bout, ils ont en enfer un démon qui leur rappelle à tous moments les goûts de Dieu, et les faveurs qu’ils en ont repues, afin d’entretenir le ver qui les dévore.
Quand une âme nous est livrée à lu sortie de son corps, nous savons toutes les causes de sa damnation, et cela nous est nécessaire, puisque nous sommes les exécuteurs de son arrêt, afin que nous lui imprimions vivement et à jamais les choses qui peuvent le plus augmenter sa douleur, Nous lui représentons les grâces dont Dieu l’a prévenue, les occasions qu’elle a négligées, les faveurs qu’il lui a faites ; et à chaque chose qu’on lui rappelle, on lui applique une peine, et on la charge de tourments.
Nous avons même des âmes qui ont vu Dieu dans son humanité ; et on leur représente cette grande beauté perdue à jamais pour elles ; elles en ont même des impressions plus fortes que pendant qu’elles étaient sur la terre : ce qui leur cause plus de douleur et d’amertume que les tourments de l’enfer.



CHAPITRE VII



Discours d'Isacaron ; comment il s’est perdu,

et comment il tâche de gagner les hommes par l'impureté.


Je forçai un jour Isacaron de me dire comment il se comportait pour détourner les âmes du service de Dieu. Après avoir résisté, autant qu’il put, il fut enfin contraint de répondre. Ce qui me met en fureur contre Dieu, dit-il, c’est qu’il a si facilement pardonné à l’homme, et non pas à moi. Il est vrai que l’homme est faible et fragile de sa nature, et que Dieu, étant bon comme il l’est, ne peut lui refuser sa grâce, lorsqu’il se repent de l’avoir offensé, et retourne à lui par la pénitence. Mais il m’est bien rude qu’après mon péché il ne m’ait pas offert les moyens de retourner à lui.
À la vérité, l’occasion du péché des hommes et des anges est bien différente, car nous n’avons point péché par l’appétit d’aucune volupté comme l’homme ; nous n’avions rien qui nous portât au péché, au contraire, les connaissances que Dieu nous avait données, les biens dont il nous avaient enrichis, auraient dû nous en préserver. Ce fut l’orgueil qui nous fit pécher ; il m’aveugla, et m’empêcha de voir les conséquences de mon crime. Si j’avais eu du temps pour les pénétrer, et revenir à moi, je me serais converti plus facilement que plusieurs hommes que je vois, à qui on remontre leur devoir, et qui cependant ne veulent point quitter leur péché. Cela me met dans une rage extrême contre Dieu et contre eux, de ce qu’ils abusent d’un si grand bien qu’il leur présente, et qu’il me refuse. J’en ai un continuel désespoir, et un désir ardent d’empêcher les créatures de lui être fidèles ; car c’est la chose du monde qui lui plait davantage.
C’est pourquoi, pour détourner les âmes de la voie du salut, et pour les corrompre, je me sers d’un moyen, qui est l’impureté. Asmodée et moi faisons de bons coups par ces tentations charnelles. La première conquête que j’ai faite m’a mis en grand crédit auprès de Lucifer, qui m’a toujours depuis donné des commissions sur la terre. Cette conquête fut la chute de Macaire le jeune, que je visitai dans le désert. Ce pieux ermite avait, pendant toute sa vie, servi Dieu avec une grande perfection. Je l’attrapai en mettant dans son chemin le soulier d’une femme, et un mouchoir parfumé qu’il sentit durant trois jours ; et je faisais couler dans son cœur le poison du péché. Au bout de trois jours, je le visitai sous la forme d’une femme, et il succomba à la tentation. Maïs aussitôt il se releva, et faisant une fosse, il s’y enterra jusqu’au col, ne se laissant que la tête pour regarder le ciel. Il fil encore d’autres grandes pénitences.
Alumette, démon qui possède actuellement la sœur Élisabeth, attrapa aussi Martinien par une courtisane que nous lui envoyâmes.
Comment, lui dis-je, le coup contre saint Macaire te mit-il en si grand crédit auprès de Lucifer, puisque tu ne l’as pas perdu ? Je fis voir, répondit-il, ce que je savais faire. Après avoir dit ces paroles, il entra dans une grande rage, hurlant et faisant des efforts pour me frapper, parce que je le contraignais de parler en faveur des hommes. Sa fureur redoublant, il me disait : je te veux manger ; et ensuite se tournant vers ceux qui étaient â l’exorcisme, je veux vous manger tous, leur disait-il ; je veux manger toutes les créatures, anéantir toutes les œuvres de Dieu, et puis m’anéantir moi-même. Que je suis fou de m’être embarqué en ce corps mortel ! car j’ai été bien trompé. Je pensais faire de celle fille une sorcière, et je suis contraint d’en faire une sainte, et de servir aux desseins de Dieu pour le salut des hommes.



CHAPITRE VIII



Quels démons ont tenté Job et Notre Seigneur Jésus-Christ.


Isacaron, continuant son discours, dit : II y a long-temps que je travaille dans le monde contre Dieu ; mais Béhémoth, qui est mon compagnon dans ce corps, y travaille avant moi. Car ce fut un de ceux qui tourmentèrent Job, et lui donnèrent le plus d'exercice. On lui demanda s’il était vrai que Léviathan fut aussi un des tentateurs de ce saint homme. Il répondit qu’il l’avait été plus qu’aucun autre ; que ce fut lui qui demanda à Dieu permission de l’éprouver, et que Dieu le lui livra. Il dit que ce démon était un des plus puissants et des plus méchants de l’enfer ; qu’ordinairement Béhémoth l’accompagne dans toutes ses entreprises ; qu’en sortant du corps de la mère prieure il était entré dans un autre où il faisait bien son personnage ; qu’ayant pouvoir sur Job, non-seulement il agissait sur son corps, le couvrant de plaies, mais il obsédait intérieurement son âme, entrait dans ses facultés, et par de fortes impressions le désolait si fort, que dans ses plus cruelles peines, il disait des paroles qui semblaient approcher du désespoir, et ont donné beaucoup d’embarras aux interprètes ; mais qu’en tout cela il ne pécha point.
Tu as vu, ajouta-t-il, dans cette fille que je possède, une opération de Béhémoth, toute semblable à celle de Léviathan sur Job. En effet, je lui entendis dire des paroles semblables à celles de Job dans ses souffrances, qui marquaient cependant que Dieu agissait en même temps que le démon. Je lui demandai s’il avait gagné à cela. J’y ai plutôt perdu que gagné, me dit-il ; car il y avait plus de Dieu que du démon ; j’ai commencé, et Dieu a poursuivi. Ce n’est pas, continua-t-il, que Job fût possédé, car en ce temps-là nous n'agissions pas de cette manière sur les hommes. Avant l’incarnation du Verbe nous agissions par les oracles, et nous causions des agitations dans les personnes ; mais, depuis ce mystère, nous avons appris à pénétrer intérieurement dans la nature de l’homme, et à la posséder, comme nous faisons à présent.
Pendant la vie de Jésus-Christ, nous ignorions comment le Verbe était uni é la nature humaine ; mais depuis sa mort, prenant garde à ce que nous avions remarqué de lui durant sa vie, cela nous a servi à prendre quelques mesures pour imiter cette union sacrée, lorsqu’on nous permet d’en avoir avec les créatures par la possession. Néanmoins il faut avouer que, tant qu’il a vécu, nous n’avons pu connaître clairement qu’il fût Dieu, ni comment la maternité était jointe à la virginité : car Dieu nous a toujours caché ce mystère.
Jésus-Christ étant au désert, Lucifer voulut le tenter, afin de savoir par lui-même ce qu’il y avait dans cette personne si admirable. Mais il ne fit que conjecturer qu’il était Dieu par le terrible coup qu’il reçut en entendant ces paroles : Tu ne tenteras point le Seigneur ton Dieu. C’est ainsi qu’il fut renvoyé avec confusion, et laissé dans l’ignorance sur ce mystère.
C’est ce qui nous a obligés, depuis sa mort, pour imiter Dieu, de nous unir aux facultés et aux opérations humaines par une espèce d’incarnation. Les magiciens nous aident plus que personne dans ce dessein. Quelqu’un entendant dire cela, demanda s’il s’en convertissait beaucoup. S'il s’en convertit un, répondit-il, c’est par miracle ; car je puis dire, sans exagération, que de cent mille il ne s’en convertit pas un.
Après ce discours, qui finit en même temps que l'exorcisme, la mère prieure étant en liberté, on lui demanda si elle se souvenait de tout ce que le démon avait dit par sa bouche. Elle répondit qu’elle ne se souvenait pas d’un seul mot. Cependant le discours dura deux heures.



CHAPITRE IX



Discours de Léviathan sur le mauvais succès de cette possession,

et sur quelques points de perfection.


Je suis bien malheureux, disait un jour Léviathan avec une fureur extrême, d’être venu ici faire la religieuse ; car pendant que cette âme-ci s’applique au saint exercice de la contemplation, il faut que je sois dans un coin de sa tête, sans oser remuer. Outre cela il faut jeûner, porter la haire, sans que je puisse rien empêcher. Je vous assure que cela m’est plus dur et plus insupportable que l’enfer.
Quand nous entreprenons de posséder une personne, nous courons fortune de faire de grands gains, ou de subir de grands maux ; parce que tout le bien qu’elle fait augmente nos supplices. Il y a long-temps que je ne serais plus ici, si Dieu ne m’y retenait par force. Je me suis de tout temps mêlé de posséder des corps ; mais je ne m’y suis jamais tant ennuyé qu’en celui-ci. Car il n’y a rien de si ferme qu’une volonté déterminée à servir Dieu. Il y a trois mois que nous avons fait, avec les magiciens, vingt maléfices pour empêcher cette âme d’avancer ; mais on ne nous a permis d’en achever aucun.
Les anges s’y sont opposés, désirant que cette âme eût le loisir de faire un fonds de vertu, après quoi nous espérons qu’on nous en permettra davantage. Cependant nous enrageons de ne pouvoir lui nuire. Je lui dis : quand ce fonds sera fait, tout votre travail tournera à son avantage. C’est, dit-il, ce qui nous fait désespérer ; mais nous avons l’avantage de jeter toute l’écume de notre colère contre Dieu.
Du jour ce démon dit quelques mots de l’oraison qui se fait par effusion. Je le pressai plus particulièrement de m’expliquer cette sorte d’oraison. Elle commence, répondît-il, par une grande tranquillité qui croît peu à peu, jusqu’à ce que la volonté s’embrase d’amour. La perte des sens et les extases suivent ordinairement ces embrasements du feu de la charité. Si l’âme n’est bien fidèle, elle y mêle souvent beaucoup d’imperfection, se tournant plutôt du côté du don que du côté de Dieu même ; elle s’élance dans le bien qu’elle goûte, et se perd dans la jouissance. Elle ne doit pour lors faire attention qu’à Dieu seul, sans regarder son intérêt et sa satisfaction présente, et chercher toujours à s’humilier devant Dieu et devant toutes les créatures.
Ou lui demanda pourquoi il possédait si longtemps les religieuses, et résistait toujours à l’Église qui lui commandait de sortir. Nous ne sommes pas contraints de sortir, répondit-il, et l’Église, par ses ministres, n’a de pouvoir sur nous, qu’autant que Dieu concourt avec elle : or, i ! ne concourt pas à ce commandement qu’on nous fait de sortir, parce que le temps n’est pas encore venu. Dieu attend la disposition des hommes ; il attend, à montrer la force de son bras, que les hommes fassent quelque chose. On l’a assez dit ; mais rien ne se fait. Ceux qui, par leur malice, nous ont mis dans ces corps, ont fait tous leurs efforts pour nous en retirer, craignant la justice à cause du grand éclat de cette possession ; mais ils n’ont pu en venir à bout, car à présent c’est un ordre exprès de Dieu que nous y restions pour la conversion de plusieurs, et pour montrer l’autorité de l’Église.
On lui répliqua : vos résistances font plutôt douter de la force de l’Église qu’elles ne la prouvent. Si nous obéissions, dit-il, au premier commandement que nous fait un exorciste, on dirait que nous ne sommes pas dans ces corps, et l'on douterait de la vérité de la possession. Car plus nous résistons à faire le bien, plus on doit être convaincu que nous sommes des diables, d’autant que c’est un mal infini pour nous de faire quelque bien. Nous le faisons cependant malgré nous, parce que l’Église nous le commande. Ainsi, plus nous y marquons de répugnance y plus sa force parait à tous ceux qui voient que nous faisons enfin tout ce qu’elle veut s quelque rage que nous en ayons.
Puisque c’est la force de Dieu qui vous retient ici y lui dis-je y en sentez-vous moins la force des exorcismes, et la pesanteur des malédictions que Dieu vous donne ? Nous les sentons tout de même y répondit-il y et cela nous désespère qu’il faille que nous servions à la gloire de Dieu y cl qu’en attendant qu’il fasse éclater le pouvoir de sa grâce, nous soyons continuellement sous les fléaux de l’Église, qui nous tourmentent beaucoup plus que les peines de l’enfer.
Quelle gloire Dieu retire-t-il de cette possession y lui demanda-t-on, puisque chacun s’en moque ? Il en retire beaucoup, répondit le démon, de ce que tant de filles résistent a toute notre puissance, et que nous n’ayons pu rien gagner sur elles. N’est-ce pas là le moyen de les rendre de grandes saintes, et de faire aussi des saints des exorcistes qui ne souffrent pas moins qu’elles ? N’est-ce pas encore une gloire pour Dieu de faire voir à tout le monde que, malgré l’horreur que nous ayons pour lui, nous sommes forcés d’obéir au moindre de ses ministres ? C’est encore une grande gloire pour Dieu que tant de personnes travaillent, pour son amour, à soulager ces religieuses tant pour le spirituel que pour le temporel.



CHAPITRE X



De la nature des démons ; de leurs guerres et de leur activité.


Je me suis beaucoup étendu dans le récif des discours que les démons ont fait sur plusieurs points essentiels de la vie spirituelle ; discours qui sont d’une très-grande instruction pour le public. Mais, pour délasser les esprits, je me suis déterminé à dire ensuite quelque chose de ce que ces malheureux esprits ont fait connaître de leur nature, de leurs emplois, et de leur manière d’agir en enfer.
La plupart des hommes, sachant que les anges sont de purs esprits, s'imaginent qu’ils ne sont capables que de concevoir, de penser et de vouloir ; jugeant ainsi par eux-mêmes, parce qu’ils ne peuvent faire davantage par leur seul esprit. Mais il v a une différence très-grande à cet égard entre les anges et les hommes. Les anges ayant perdu Dieu, ont perdu le bien essentiel, et sont devenus, comme nous l’avons dît plusieurs fois, infiniment malheureux, parce qu’ils ne verront jamais leur Créateur, dont la seule vue fait toute la félicité des anges et des hommes. Ayant donc été dépouillés de leur gloire et de leur beauté par leur péché, ils ont conservé la nature angélique, qui d’elle-même a de grandes qualités. Car, premièrement, ces esprits, outre la faculté de penser et de vouloir comme nous, ont celle de faire de grandes choses par leur substance, pouvant agir les uns contre les autres, et opposer raisons à raisons, comme nous faisons dans nos disputes. De plus, ils combattent entr'eux par leurs substances, de sorte que les plus puissants l’emportent sur les plus faibles, et leur force se mesure sur la dignité de leur être. Ainsi les anges et les archanges sont plus faibles que les chérubins et les séraphins.
Leur condition, d’ailleurs, ne les exempte pas des guerres ; ils en eurent dans le ciel, ils en ont toujours dans les enfers et sur la terre. Pour preuve de ceci, je m’aperçus un jour que des quatre démons qui possédaient la mère prieure, celui qui était en faction fut fort maltraité par les trois autres. Je remarquai qu’il était fort en peine, et il me sembla que j’aurais pu compter les coups qu’il recevait. Je demandai la raison de celle émeute à l’un d’entre eux, qui me dit que Léviathan, qui était le maître et le chef, battait Isacaron, parce qu’il avait dit quelque chose contre ses intentions ; car il arrive souvent que les plus forts battent les plus faibles. Léviathan est un séraphin, et l’autre n’est qu’un chérubin. Celui qui me racontait leur querelle était une domination. Ils ont donc des différends, non seulement d’un à un, mais même de grandes guerres, quand ils sont plusieurs dans chaque parti. Ils s’entrebattent cruellement, et leurs substances leur servent d’armes dans ces combats. Les hommes ont besoin de marteaux pour frapper, de scie pour scier, et d'épées pour percer ; mais les démons font tout cela sans aucun instrument. L’ange qui détruisit l’armée de Sénnachérib, ne se servit que de sa propre substance pour cette grande défaite.
Enfin, ceux qui sont plus élevés en dignité s’étendent beaucoup plus que les autres. Léviathan, qui est un séraphin, peut s'étendre à 30 lieues ; les autres à quinze, les autres à douze, selon la capacité de chacun. Un seul peut remplir toute une grande ville, parler en un endroit, et opérer en cent autres. Les séraphins, par exemple, qui occupent trente lieues, peuvent parler à Bordeaux, et en même temps opérer à Toulouse par leurs facultés naturelles, et faire sur la terre des choses incroyables.



CHAPITRE XI



Ce que c'est que l'enfer, et ce qu'y font les démons.


Ces misérables nous ont déclaré, dans l'exorcisme, qu’en enfer il y avait trois chefs : Lucifer, Belzébut et Léviathan, qui tous trois étant de l’ordre des séraphins, occupent le premier rang dans ces lieux ténébreux et y font une espèce de trinité, pour contrecarrer les trois personnes adorables de la très-sainte Trinité. Lucifer donc s’oppose en sa façon au Père, dont il était l’image par sa noblesse ; Belzébut au Verbe, et Léviathan au Saint-Esprit ; c’est pourquoi il est très-désolant. Les autres démons avouent, qu’en enfer, comme dans le paradis, les anges inférieurs dépendent des supérieurs, et quoique le péché et la damnation soient des malheurs qui attirent une grande confusion ; cependant il y a toujours une subordination entre eux.
Ces esprits de ténèbres disent encore que Jésus-Christ étant descendu aux enfers, enferma Lucifer dans le fond de cette affreuse prison, d’où il n’est plus sorti depuis, quoiqu'il porte encore le titre de prince du monde ; mais on peut dire qu’il est effectivement le prince de l’enfer, puisqu’aucun démon n’en sort sans sa permission ; si bien qu’ils l’importunent incessamment pour obtenir d’en sortir, afin de tenter les hommes et de tâcher de les perdre : parce que leur malice les y porte continuellement, se promettant toujours d’y faire merveille. Mais leur malheur est que, dans quelque lieu qu’ils soient, ils sont toujours maltraités de toutes parts, parce que la justice de Dieu les poursuit sans cesse et les punit de leur malice par des peines nouvelles. D’ailleurs, s’ils ne font pas tout le mal qu’attendait leur prince, ils en sont cruellement maltraités, quand ils retournent en enfer.
Ils nous ont aussi déclaré que l’enfer est une éternelle confusion, et qu’ils sont toujours enragés contre Lucifer, parce que ça été par son induction et son mauvais exemple qu’ils ont perdu Dieu, et que d’ailleurs son empire n’est que cruauté. C’est pourquoi ils ne lui obéissent qu’à regret, excepté dans les choses qui sont contre Dieu et contre les hommes : c’est à quoi les portent leur inclination et leur malice.
Dans les mécontentements qu’ils ont souvent contre Lucifer, tous les mécontents se soulèvent contre lui, et l’assomment pour ainsi dire de coups, réunissant leurs forces pour lui faire de la peine. Biais leur emploi ordinaire est de mettre en œuvre tous les moyens pour tourmenter les hommes qu’ils ont perdus, et qui, étant d’une nature bien plus faible, souffrent continuellement de cruelles peines, étant à la disposition des démons qui les ont fait pécher, et ont acquis par là le droit de les tourmenter éternellement comme leurs captifs et leurs esclaves. Ce qui est ici remarquable, c’est que les démons sont infatigables : je l’ai éprouvé moi-même dans une obsession où je sentis huit mois entiers une même opération. Comme j’y faisais quelquefois réflexion, je demandais au démon s’il ne se lassait pas de faire toujours la même chose. Que servirait notre activité infatigable, me répondit-il, si nous laissions, par lassitude, ce que nous avons commencé ?
Ce sont donc des bourreaux qui ne se lassent jamais de faire souffrir les hommes. Béhémoth surtout est un démon d’une dureté inflexible. C’est de lui que parle Job dans son livre, lorsqu’il dit : Son cœur est dur comme la pierre et le fer. Il le compare encore à l’éléphant, et Léviathan à la baleine. Ce Léviathan était le chef de toute la troupe, et j’avais affaire à ces deux terribles bêtes. Pour revenir à Béhémoth, j’ai traité avec lui trois ans entiers ; c’est pourquoi je puis bien confirmer ce que dit Job. J’ai remarqué en lui mille fois une obstination et une dureté, comme s’il eût été de marbre. Rien n’était capable de l’adoucir, ni de vaincre son opiniâtreté. Isacaron qui est un démon d'impureté, semblait être plus facile ; car quand je lui reprochais qu’il avait perdu Dieu, il en versait de grosses larmes. Balam qui est le démon de l'ivrognerie, n’avait pas non plus cette dureté.
Mais l’emploi de l’impitoyable Béhémoth est de porter les hommes à jurer. C’est pour cette raison qu’il ne quitte guère les gens de mer, se plaisant à leur férocité, et à leur faire offenser Dieu. Il dit une fois qu’en enfer il avait sa troupe qu’il commandait et tourmentait à son gré ; les faisant jurer et blasphémer selon son désir : que souvent il les laissait à d’autres démons tandis qu’il allait travailler sur la terre, où il avait depuis long-temps beaucoup de commissions, parce qu’il était fort habile dans son métier, connaissant les lieux et les personnes ; que c’était lui qui tentait autrefois les ermites dans les déserts ; mais qu’il avait saint Antoine pour ennemi dans le ciel, parce qu’il avait entrepris de le tenter dans la solitude.
Il dit encore que, quand il retournait en enfer pour visiter son troupeau de damnés, qu’il avait pris à la chasse sur la terre, il sonnait de bien loin de la trompette, pour avertir son monde de son retour, et que dès que ces pauvres âmes entendaient ce son, elles tombaient en des craintes effroyables, comme à l’arrivée du bourreau le plus impitoyable de l’enfer, qui venait redoubler leurs tourments, portant sur lui une marque de l’empire qu’il avait sur elles.



CHAPITRE XII



De l'ardeur qu'ont les démons de posséder les âmes ; le bien quelles en retirent.


Si les mauvais anges s’étaient conservés dans fêtât de grâce sanctifiante où Dieu les avait créées, ils seraient infiniment au-dessus des hommes. Mais l’état misérable où ils sont tombés leur en fait estimer la possession comme une grande grâce. C’est parmi eux un honneur quand ils peuvent réussir dans cet emploi : ce qui leur est assez difficile. Car, non seulement il faut avoir une science parfaite des ressorts de notre âme, de l’usage et de l’emploi des organes de notre corps, qui a une multitude innombrable de parties ; mais il faut encore une connaissance de tous les sentiments de notre esprit, n’y ayant rien dans un homme que les démons possèdent, qu’ils ne doivent connaître parfaitement, pour réussir dans leur entreprise, excepté les effets intimes de la grâce, qui se passent dans le plus secret du cœur. Cependant ils en conjecturent une partie, et souvent tout par la subtilité et la pénétration de leur esprit, aussi bien que par leur union intime avec les personnes qu’ils possèdent. Car il semble qu’ils soient une môme chose avec elles, et qu’ils soient l’âme de leur âme, tant elles se trouvent animées des sentiments des démons. Mais quoiqu’ils parlent et agissent de manière qu’on dirait qu’ils sont maîtres absolus des personnes qu’ils possèdent ; cependant, comme ils n’ont aucun pouvoir sur la volonté de l'homme pour y faire entrer le péché, on peut dire que Dieu permet cette union, afin que le démon fasse le supplice de ces personnes, et qu’elles fassent aussi le supplice du démon. Car c’est une conduite assez ordinaire de Dieu dans les voies de la grâce, de permettre au démon de posséder ou d’obséder les âmes qu’il veut élever à une grande sainteté. Nous en avons eu beaucoup d’exemples dans les derniers siècles, et encore dans celui-ci. Rien n’est plus efficace pour établir les grandes âmes dans le pur amour, que de soutenir pendant plusieurs années, sans relâche, les combats violents que ces misérables livrent à la volonté, qui est toujours fidèle et constante contre des ennemis si puissants.
Toutes les horreurs de l’impureté, des blasphèmes et de la haine de Dieu qu’ils inspirent à ces âmes malgré elles, n’y font aucune tache, et Dieu donne un si bon tour aux choses, qu’elles en portent autant d’humiliation que si ces horreurs leur étaient naturelles et volontaires : ce qui les établit dans un fonds admirable d’humilité.
Les démons opèrent dans l'intime de l’âme des désolations si amères, des agonies et des douleurs si cuisantes, que ces personnes en mourraient mille fois, si Dieu ne les soutenait, et c’est là le creuset qui purifie jusqu’au fond des entrailles, et jusqu’à la moelle des os, tout l’amour-propre.
Il faut observer que Dieu ne met pas sous la main des démons une âme qui lui est si chère, sans se réserver le pouvoir d’y travailler de ses propres mains par des opérations si fortes, si insinuantes et si ravissantes, qu’on peut bien dire que cette âme est un des plus beaux ouvrages de sa miséricorde. Toutes ces opérations différentes élèvent les âmes en peu de temps à la consommation de la sainteté ; car elles sortent de ces tempêtes et de ces orages si épurées de l’amour d’elles-mêmes, des créatures et de tout ce qui est humain, qu’on les prendrait pour des habitants de l’autre monde, tout leur étant égal et indifférent, pourvu qu’elles aiment Dieu. Les maximes de Jésus-Christ et ses souffrances font tout leur bonheur ; elles méprisent tous les plaisirs et les vanités du siècle : en un mot, elles ont tous les fruits de la charité dont parle saint Paul.



CHAPITRE XIII



Le démon est souvent trompé dans la possession ; il faut se défier de ses filets.


Si les démons marquent tant de passion de posséder les hommes, c’est la haine qu’ils ont pour Dieu qui leur donne cette ardeur ; et la présomption de faire plus qu’ils n’ont jamais fait pour corrompre les hommes. Mais ils se trompent presque toujours, car ils aident souvent plus à les sanctifier qu’à les perdre : ce qui les jette en de nouveaux désespoirs.
Ils se trouvent souvent pris, sans y penser, dans le pouvoir de l’Église, dont ils ne sauraient se retirer. II faut qu’ils subissent toutes les malédictions de Dieu, dont les ministres de l’Église les chargent dans les exorcismes ; il faut aussi que, malgré la haine qu’ils ont pour Jésus-Christ, ils l’adorent dans le Saint-Sacrement, avec un respect et une vénération pleine de tremblement.
Outre cela Dieu les oblige souvent de parler à l’avantage de nos mystères. Il s’en sert même pour la conversion des pécheurs, et pour dire d’excellentes vérités, qui peuvent beaucoup servir à notre religion. Il leur fait encore dire beaucoup de secrets utiles pour la guerre qu’on leur fait, et fournir ainsi des armes pour les combattre.
Cependant il faut toujours se défier du démon, et veiller continuellement, car c’est un lion rugissant qui tourne sans cesse autour de nous pour connaître notre faible, et en prendre avantage. C’est pourquoi il est nécessaire que la personne possédée vive dans un esprit de pénitence, d’humilité et d’oraison. L’exorciste en doit faire autant, s’il veut réussir dans son emploi.
Il faut encore remarquer que les personnes possédées ne sont pas les seules à qui le démon en veut ; car il n’a d'autre dessein que de nous perdre tous, et l’on ne peut assez se garder de ses pièges pendant cette vie. Cette araignée d’enfer a des filets imperceptibles et innombrables, dont elle enveloppe les hommes comme des mouches. Ensuite elle les assassine et les tue sans qu’ils s’en aperçoivent, perdant la vie de l’âme sans crainte, parce qu’ils vivent dans les horribles ténèbres du monde. Personne n’évite ce malheur, sinon ceux qui cherchent en toutes choses la lumière du ciel, pour connaître les pièges de cet ennemi, et avoir le bonheur de n’y point tomber.
Il faut donc pour cela avoir recours à l’oraison et à la pratique des maximes de l’évangile, veillant toujours sur son cœur, afin de connaître tout ce qui s’y passe, et éviter avec un grand soin tout ce qui pourrait offenser Dieu. C’est le moyen de ne pas tomber dans le malheur où les démons enveloppent ceux qui suivent leurs inclinations, se livrant aux plaisirs et aux grandeurs de la terre. Ces gens-là sont très-assurément dans les filets de ce chasseur, et ils ne découvrent ses ruses qu’à la dernière heure, lorsqu’ils ne sont plus en état de s'en garantir. C’est pourquoi tant d'âmes se perdent, parce qu’elles ne voient pas les pièges de l’enfer, qui ne se découvrent que par la vraie lumière qu’on reçoit dans l’oraison, et que les mondains ne cherchent pas. Cependant il n’est point au monde de plus grande prudence que de bien faire l'affaire de son salut, pour être heureux pendant toute l’éternité. Car ceux qui la négligent courent risque d’être aussi malheureux que les démons.



CHAPITRE XIV



Conversion d'un grand pécheur rapportée par un démon.


Un jour que je tenais Béhémoth à l’exorcisme, il entra tout à coup dans une rage extraordinaire, et la plus grande que je lui aie jamais vue, en sorte que je crus qu’il allait sortir. Je le pressai de me dire le sujet de cette furieuse agitation. Il refusa d’abord de m’obéir, et résista autant qu’il put. Je l’obligeai enfin sous de grandes peines de me dire tout et de ne point mentir. Il m’avoua qu’il venait d’apprendre la plus fâcheuse nouvelle qu’il eût entendue depuis plusieurs années. C’est, me dit-il, qu’un homme d’une ville qu’il me nomma, qui est vers le levant en Languedoc, étant fort tenté du démon d’impureté, succomba à la tentation, et ne trouvant point de femme avec qui il pût consommer son péché, je me présentai à lui sous la forme d’une femme. Comme sa passion était violente, il accepta l’offre que je lui fis de le contenter. Après qu’il eut donc ainsi vécu quelque temps avec moi, je fis un pacte avec lui par lequel il s’engagea à me servir, et moi je m’engageai à satisfaire ses passions. Cette vie a duré dix-huit ans, après lesquels Dieu, par une grande miséricorde, lui a envoyé une maladie qui l'a fait rentrer en lui-même, pour considérer le malheur éternel auquel il s’était exposé pour un plaisir passager dont il allait être privé dans peu. Pensant donc fortement aux vérités éternelles, il a envoyé chercher son curé, et quelque diligence que nous ayons pu faire pour empêcher sa conversion, il s’est déterminé à se confesser, à demander pardon à Dieu, à retourner à lui ; et enfin il est mort dans la grâce de son Dieu. Un Trône qui est un de mes suppôts, vient de m’apprendre cette fâcheuse nouvelle. C’est ce qui m’a mis dans une si grande fureur ; car je mets cette perte au nombre de mes plus grandes infortunes. La douleur du corps a guéri l’esprit. Dieu ne fait point celte grâce à tous les pécheurs ; il en meurt beaucoup dans le péché sans faire pénitence. Car on meurt ordinairement comme on a vécu.



CHAPITRE XV



Conversion de M. de Quériolet.


Un des plus grands effets de la puissance de Dieu est de forcer les démons à convertir les âmes avec des paroles si efficaces, qu'on ne le croirait jamais si les personnes qu’ils ont converties n’étaient des preuves incontestables de cette vérité.
On sait en quel état était de M. Quériolet, conseiller au parlement de Bretagne, quand il fit un voyage exprès à Loudun pour débaucher une huguenotte, à dessein de se faire calviniste s’il était nécessaire, pour contenter sa passion. Il s’était abandonné à tous les vices ; il haïssait l’église, ses ministres, et toutes les personnes consacrées à Dieu. Il voulait se faire magicien, et avoir commerce avec les démons. Enfin, il les trouva à Loudun, mais il ne se fut jamais imaginé que leur entretien dût être la source de son bonheur.
Étant donc à Loudun, proche de l’église, où se faisaient les exorcismes, la curiosité le poussa à y entrer, à dessein seulement de s’en moquer. D’abord il y prit quelque plaisir, ce qui fit qu’il y retourna encore deux lois. À la seconde fois, le démon l'entreprit et le pressa fort de se retirer, parce qu’il savait l’effroyable violence que Dieu voulait qu’il se fît en le convertissant. L’exorciste le pressa lui-même de sortir de la possédée. Il répondit en se tournant vers le conseiller, et le montrant au doigt : que sais-tu si je ne reste pas ici pour convertir cet homme ? On fit donc approcher M. de Quériolet, ce qui lui donna lieu de faire trois questions au démon. La première : qui l’avait garanti d’un coup de tonnerre qui était tombé, il y avait quinze mois, auprès de son lit ? Il répondit : sans la sainte Vierge et le chérubin, ion ange Gardien, je t’aurais emporté. La seconde question fut : qui l’avait préservé d’un coup qu’on avait tiré sur lui et qui avait brûlé son pourpoint ? II n’avait garde, dit le démon, de te blesser : ton chérubin te gardait. Il lui demanda en troisième lieu ce qui l’avait fait sortir de chez les Chartreux ? Le démon eut beaucoup de peine à répondre à cette demande ; mais enfin, étant pressé, il dit : c’est à cause de telles et telles impuretés ; et Dieu ne voulait pas qu’un homme si impur restât dans une si sainte maison.
Ce fut alors, a dit depuis M. de Quériolet lui-même, de qui on a appris l'histoire que l’on rapporte ici, que je commençai à craindre, et me sentis tout transi. Le père me regarda et je lui dis : mon père, il a touché au but ; j’ai fait tout ce qu'il vient de dire. Il est temps de pleurer mes péchés et de me convertir à Dieu, puisqu’il a eu la bonté de m’attendre à pénitence. Mais hélas ! que j’ai grand sujet de craindre de ne pouvoir me défaire de la volupté, et de cet esprit fier qui ne peut céder à personne.
M, de Quériolet commença sur-le-champ sa parfaite conversion par une confession générale de ses péchés les plus abominables, qu’il déclara publiquement arec une si grande abondance de larmes et de soupirs, qu’il avait peine à parler. II prit en même temps la résolution de faire une pénitence rigoureuse. Le lendemain il retourna à l’exorcisme, et se mit au bas de l’église. Le démon dit tout bas au père exorciste : tiens, voilà ton monsieur d’hier, et ensuite il se mit à faire d’horribles grimaces. Le père dit tout bas au peuple : voilà l’image du péché mortel. Le démon répondit tout bas : eh ! combien de semblables en avait ton monsieur ! Cependant, il est à présent eu tel état que, s’il continue, il sera quelque jour un grand saint.
Le père lui demanda qui, après Dieu, avait travaillé le plus efficacement à sa conversion. Il répondit : la Vierge a fait tout ce qu’elle a pu pour le retirer de ses ordures ! Lucifer lui a envoyé un démon de surcroît pour l’entretenir dans son libertinage et ses voluptés. Et puis faisant un grand cri : n’est-ce pas une chose étrange, dit-il, que je travaille à le sauver, pendant qu’un autre démon travaille à le perdre ! C’est peut-être le dernier moment que Dieu lui accordera. Le père lui demanda qui avait excité ce conseiller à venir à Loudun. C’est Marie, répondit-il. Et puis regardant M. de Quériolet : ton boisseau était plein, lui dit-il : voilà un pigeon perdu pour nous. Ah ! changement terrible ! malheureux que je suis ! si j’ai jamais ressenti un changement, c’est celui-ci. Ah ! qu’il est terrible pour les diables !
Je renvoie le lecteur à la vie de ce saint homme, écrite par un carme, imprimée à Paris, chez Florentin Lambert, en 1663, pour y voie de quelle force le démon continua de lui parler, et les effets admirables que ces discours firent sur son âme ; comme aussi la vie pénitente et sainte qu’il mena le reste de ses jours, surtout son mépris du monde, sa continuelle application à l’oraison, et sa charité pour les pauvres, ayant fait de son château un hôpital.
Le père Surin lui a parlé plusieurs fois depuis sa conversion ; et même il le connaissait auparavant, et il lui a entendu dire tout ce qui est rapporté dans sa vie. Cependant, ce ne furent point les démons qu’exorcisait ce père qui le convertirent ; mais ceux d’une possédée séculière, nommée la Benjamine, de qui le père Archange, jésuite, était l’exorciste. Ce même père lui fit faire sa confession générale, et fut son directeur. Il avait dessein d’écrire sa vie ; mais il mourut avant lui. La conversion de ce saint homme a fait tant d’éclat par toute la France, qu’il n’est pas besoin que j’en parle plus au long, d’autant plus qu’on peut consulter sa vie.
Je ne ferai que cette réflexion : si un homme de ce rang, qui ne craignait ni ciel, ni terre, sans Dieu, sans foi, sans religion, abandonné à toutes sortes de vices, qui cependant avait un très-bon sens naturel, a été persuadé que c’étaient les démons qui lui parlaient, et en a conclu qu’il y avait un Dieu, un Jésus-Christ, et tout ce que la foi nous enseigne, de petits libertins, des esprits très-peu sensés seront-ils assez hardis pour se moquer de nos mystères, et de la croyance de l’église touchant les démons ? Ils ne se moqueront pas toujours de Dieu, qui aura son temps, et se moquera â jamais d’eux, les envoyant dans les sombres cachots des enfers avec les diables, pour brûler éternellement, s’ils ne le reconnaissent pour leur souverain, et ne lui obéissent fidèlement.



CHAPITRE XVI



Autre conversion d'un jeune avocat avec des circonstances admirables.


Le père Mathieu de Luché, capucin, a fait imprimer une relation de la conversion d'un avocat de la cour, faite par un démon nommé Cédon, qui possédait la sœur Marthe, converse, dont le père était exorciste. Elle n’a pas eu le même éclat que celle de M. de Quériolet, quoiqu’elle ne soit pas moins admirable.
Cette sœur étant dans une retraite de dix jours, on l’exorcisait à l’ordinaire. Le neuvième jour, pendant l’exorcisme, elle parut pleine de rage et de fureur. Il vint alors un jeune homme qui, sans respect pour le Saint-Sacrement, alla s’asseoir auprès de cette possédée, qui lui jeta des regards furieux, et durant tout l’exorcisme ne cessa d’avoir les yeux sur lui, faisant des grimaces et des gestes épouvantables, afin de l’obliger à sortir de l’église, lui disant : v a-t-en, chien ; va-t-en hors d’ici ; tu n’y as pas affaire. J’ai fait tout ce que j’ai pu depuis hier au soir pour t'empêcher d’y venir.
Ce jeune homme déconcerté se mit à genoux, et prit ses heures pour prier Dieu. Cependant, le démon lui en voulait toujours, et faisait connaître qu’il avait quelque chose à lui dire. Le père craignant qu’il ne révélât quelque péché qui lui fit confusion, défendit au démon de l’offenser, ni en sa personne, ni en sa réputation ; et lui ordonna de ne point différer à accomplir l’ordre de Dieu. Cette fille entra au même moment dans une terrible convulsion, blasphémant et disant : je suis contraint par l’ordre de Dieu. Puis prenant ce jeune homme par le bras, je le tiens enfin, lui dit-elle ; le père pressa le démon par les fléaux de l’église, et par le Saint-Sacrement qu’il mit sur la tête de la fille, pour l’obliger à quitter ce jeune homme. Le démon répondit : ton Dieu ne m’empêchera point ; c’est lui qui me contraint ; j’agis contre moi-même. Ce n’est point pour le mal de ce jeune homme, mais pour son bien, que j’ai troublé cette fille pendant sa retraite. J’ai été condamné à faire ceci pour le salut de cette âme ; je ne te quitterai point que tu n’ayes donné à Dieu tout ce qu’il te demande. C’est à mon grand regret qu’il faut que je te serve dans une chose dont j’ai tant d’horreur. Depuis quatre heures du matin je m’en défends, mais il faut que j'obéisse.
Puisque c’est Dieu qui te pousse, dit l’exorciste, obéis donc. Je n’ai rien à te commander ; mais ne fais point de scandale. Le démon tenant le jeune homme couché contre terre, dit : Dieu ne veut point de scandale, mais sa conversion. J’avais dessein de dire tous ses péchés les plus cachés, mais tu me l’as défendu. Le jeune homme dit au démon, fais ce que tu voudras, je ne te crains point. Le démon redoublant sa rage, et faisant des cris effroyables, dit, tête, mort, c'est ce qui cause ma rage, que tu ne me craignes point, et que tu demeures si endurci. Toi seul le peux délivrer de mes mains. Car je ne te quitterai point que tu ne rendes â Dieu ce qu’il te demande.
Il faut observer que le démon était contraint de dire et de faire ceci pour la conversion de ce jeune homme, et cependant il avouait qu’il faisait dans son intérieur tout ce qu’il pouvait pour endurcir son cœur ; c’est ce qui empêchait sa conversion. Le père demanda au démon ce qui empêchait le jeune homme de se convertir. Il dît : Dieu ne demande pas encore de lui une sainteté éminente ; mais seulement qu’il se confesse, et qu’il vive en bon chrétien. Tu es un malheureux, reprit le père, il est contrit, et résolu à bien faire. Le démon aigrissant sa voix, dit : non, mor... il n’est point converti ; Dieu ne demande pas seulement la parole, mais le cœur. Il n’a tâché de faire qu’un seul acte de contrition ; encore ne l'a-t-il pas fait entier, parce qu’il sent trop de répugnance à surmonter le respect humain, et les attaches qui le retiennent.
Après cette réponse que le démon fit à l’exorciste, il dit au jeune homme : ah ! suis l’attrait de la grâce ; toi seul peux te retirer de mes mains avec le secours de Dieu. Tu es libre : beaucoup de choses s’opposent à ta conversion, et tu crois qu’il t’est impossible de sortir de tes vices. Ah ! c’est que tu ne connais pas la force de la grâce qui t’est donnée. Mais fais un effort, ne regarde point la difficulté que tu auras à changer de vie, et tu verras qu’enfin cela deviendra aisé. Il faut malgré moi que je t’aide : j’y suis contraint. Le jeune homme répondit : je promets que je m’amenderai. Non, mor... reprit le démon, tu n’y es pas résolu ; et si tu retardes encore, tu n’en viendras jamais à bout. C’est ici la dernière heure qui te sera donnée : il y a trop long-temps que tu résistes. Il est vrai, dit Je jeune homme, que je n’ai été que trop infidèle aux grâces de Dieu. Y a-t-il quelqu’un, répliqua le démon, à qui le cœur ne fondît de contrition, s’il avait reçu la même grâce que loi. J’enrage qu’il faille que je te presse de faire une chose que je ne puis faire moi-même. Dieu demande ton cœur et ta conversion ; il te fait trop d’honneur, et il y en a peu qui soient ainsi convertis de vive force. Cœur endurci, ne t'amolliras-tu jamais ? Combien de fois le Saint-Esprit a-t-il frappé à la porte de ton cœur depuis deux ans ? Tu as aimé les créatures plus que ton Créateur ; tu as fait un dieu de ton ventre, et les femmes t’ont aveuglé, et ont noirci ton âme devant Dieu. Ah ! que tes sentiments, tes actions et ta vie sont éloignés de la vie d’un chrétien ! Prends garde cette fois que la grâce ne t’échappe. Tu as de la peine, parce que tu ne connais pas le don de Dieu. Fais-toi violence, et prends résolution de changer de vie, et tu verras que les respects humains te trompent, en te persuadant qu’il y a du déshonneur à te convertir. Mais sache que le plus grand bonheur qui puisse t’arriver, est de te donner à Dieu, pour le servir fidèlement le reste de tes jours.
Le jeune homme voyant que le démon lui avait dit si positivement l’état de sa conscience, commença d’être fort touché. Cependant l’esprit malin l’obsédait toujours intérieurement, en sorte qu’il ne pouvait se confesser. Le père Anginot, jésuite, qui était présent, voyant cet empêchement, l’exorcisa, lui mettant la main sur la tête : ce qui fit entrer le démon en de nouvelles rages, et lui fit dire d’un ton effroyable : prêtre du grand Dieu, ôte de là ta main. Le père exorciste ne manqua pas aussitôt d’appliquer le Saint-Sacrement sur la tête du jeune homme et sur son cœur. Le démon fit encore de plus grandes violences pour l’ôter ; mais ne pouvant en venir à bout, il quitta le jeune homme, qui au même moment s’alla jeter aux pieds du père Anginot pour se confesser : ce qui mit le démon dans une rage si furieuse, que la fille tomba en des convulsions horribles durant cette confession. Le père exorciste demanda au démon pourquoi il avait témoigné tant de rage, tandis qu’on exorcisait le jeune homme. Je t’avais dit d’abord de l’exorciser, répondit-il ; tu as méprisé mes avis ; c’est ce qui a retardé sa conversion, car je l’obsédais intérieurement. Ce sont là les faveurs de la Vierge : c'est elle qui lui a obtenu cette grâce. Ainsi il ne faut pas s’étonner si après avoir été exorcisé, il se confesse avec de grands sentiments de piété, et une forte résolution de faire pénitence de ses péchés, et de persévérer le reste de sa vie dans la pratique de la vertu.



CHAPITRE XVII



Le démon explique le combat de la nature et de la grâce.


Le démon parut pendant quatre jours en des rages continuelles, disant : vous en verrez bien d'autres ; car il se fera des choses merveilleuses. Mais le cinquième jour, il changea de langage, et dit au père exorciste : je ne crains plus rien. Si les hommes avaient profité de ce que j’ai fait pour la conversion de ce jeune homme, s’ils y avaient réfléchi, ils se seraient convertis, et j’aurais été souvent obligé de faire la même chose. C’est ce qui me mettait dans une si grande rage, et me faisait dire : vous en verrez bien d’autres. Je devais dire dans l’action précédente quelque chose d’important sur l'empêchement que le péché apporte à l’âme qui veut se donner à Dieu, et comment la grâce le surmonte ; mais voyant combien toi et les autres étiez si froids, je ne fus pas contraint de dire tout ce qui m’était ordonné.
Le père répondit au démon : c’est une merveille, en effet, de voir la grâce combattre avec la nature. La grâce, dit le démon, ne peut être victorieuse sans combat, et il faut que l’âme fasse quelque effort sur ses inclinations. Si elle était parfaitement morte à toutes les créatures, Dieu la conduirait et la posséderait dans tous ses mouvements corporels et spirituels, comme nous possédons ces corps. Mais peu de personnes pieuses arrivent à ce degré de perfection ; et c’est par leur faute. La plupart des chrétiens les plus vertueux veulent allier la nature avec la grâce, se contentant de vivre avec leurs attaches et satisfactions naturelles, pourvu qu’ils ne soient pas dans le péché mortel. Mais ils se trompent souvent ; ils devraient glorifier Dieu en suivant la grâce qui les veut conduire à la perfection, et au lieu d’y coopérer fidèlement, ils ne pensent qu’à satisfaire leurs inclinations.
Cet état est quelquefois plus dangereux que celui du péché mortel. Nous ne portons pas ordinairement ces personnes à commettre de grands péchés ; mais nous les persuadons de se contenter d’une vie commune où les intérêts de la nature sont mêlés avec ceux de la grâce. Nous les tenons par ce moyen dans l’incapacité de recevoir les grâces de Dieu, et dans un état pire que s’ils étaient dans l’embarras du monde.
Le père demanda au démon comment ils tentaient les religieux. C’est avec eux, dit-il, que nous gagnons le plus ; parce qu’étant appelés à une grande perfection, nous les en détournons par cent petits intérêts humains, afin qu’ils ne glorifient et ne servent point Dieu, selon leur vocation. Et ainsi plusieurs croient être en grâce qui n’y sont point, parce qu’ils négligent de tendre à la perfection ; et comme nous ne pouvons pas empêcher tout-à-fait la gloire de Dieu en eux, nous la ternissons beaucoup. S’ils n’ont pas de grandes vues de la perfection, dit le père, Dieu ne se contente-t-il pas qu’ils mènent une vie commune ? Ce n’est pas assez, répondit-il, la religion est l’image de la vie de Jésus-Christ. S'il n’avait pas en dessein qu’ils tendissent à une grande sainteté, il aurait racheté le monde à moins de frais qu’il n’a fait. Son amour envers les hommes n’a été si excessif que pour leur donner l’exemple.
Je connais, dit le père, beaucoup de personnes religieuses qui paraissent avoir un vrai désir de la perfection, qui prient Dieu de leur faire connaître ce qui les empêche d’y arriver, et qui cependant sont toujours dans le même état. S'ils ne sont point parfaits, répondit le démon, c’est faute d’amour ; quand vous voulez véritablement une chose, vous en prenez si bien les moyens, que vous eu venez toujours à bout. Il faut pratiquer courageusement ce que l’on sait que Dieu demande, et peu à peu la lumière et l’amour croîtront.



CHAPITRE XVIII



Le démon fortifie le jeune homme converti dans ses bonnes résolutions.


Le jeune homme dont nous avons parlé se trouvait toujours aux exorcismes, et cela pendant près de trois mois. C’était une chose admirable de voir le soin que prenait le démon d’affermir sa conversion. Après l’avoir retiré du vice et du libertinage par une voie toute pleine de terreur, il lui fit peu à peu perdre le goût de tout ce qu’il aimait davantage, le disposant toujours à de plus grandes choses ; il le détachait avec beaucoup d’adresse des créatures qu’il chérissait en lui faisant voir que le souverain bien de l'homme en cette vie est de mourir à soi-même et de s’attacher purement à Dieu.
Le jeune homme faisait quelquefois des voyages en son pays, pendant lesquels le démon mettait tout en œuvre pour le détourner et le décourager ; ce qui l’obligeait à revenir promptement à Loudun, où le tentateur se changeait en un vrai directeur, et ce jeune homme avouait qu’il n’avait de consolation qu’auprès du démon, qui, à son retour, lui faisait ce récit de toutes les tentations qu’il avait souffertes pendant son absence. Il était ravi de voir comment le démon lui démêlait les embarras de sa conscience, par des paroles saintes qu’il prononçait même pendant que la fille faisait des contorsions ; paroles dont le sens n’était entendu que de lui seul.
Il lui disait une fois ; Je travaille de plusieurs manières, et dans l’esprit et dans le cœur. Tu t’arrêtes trop à mes raisons ; si tu les laissais tomber sans faire semblant de les voir, elles ne te feraient aucune peine ; car je n’ai de pouvoir sur les esprits qu’autant qu’ils m’écoutent ; et si tu n’étais secouru d’une force toute divine, tu ne persévérerais pas long-temps dans tes bons desseins ; mais Dieu se sert de moi pour agir fortement dans ton âme. N’est-ce pas une chose extraordinaire que je sois obligé de te dire tout ce qui t’est nécessaire pour soutenir ta vocation ? Comme ma création m’obligeait à procurer le salut des âmes, dont j’eusse tiré une grande gloire, étant par ma faute devenu ce que je suis, Dieu, pour me punir, me condamna à travailler au même dessein, sans pouvoir en rien tirer que de la rage ; mais Dieu le veut. Je ne puis souffrir ici ni les bons ni les méchants ; mais je montre toujours plus d’aversion pour les méchants que pour les bons : je les aime en leurs maisons, parce qu’ils font ce que je veux ; mais je les hais à l’exorcisme, parce qu’on me contraint à faire des choses qui peuvent les toucher.
Cependant, poursuivit-il, Dieu m’oblige à procurer ton salut avec plus de soin que je n’en ai pour perdre les âmes. Il y a douze ans que je t’ai fait perdre ta vocation, et Dieu m’a condamné à faire tout mon possible pour t’engager à retourner à la vocation d’où je t’ai retiré. Ne pense pas que je te laisse en repos, que je ne te voie persévérer dans les bons desseins que je t’ai fait prendre.
Le jeune homme confessa qu’en effet, après sa rhétorique, il y avait douze ans, il avait eu dessein de se faire religieux, mais qu’il en avait été détourné étant venu étudier à Paris. Le père demanda au démon â quelle religion Dieu l’appelait ? Prends garde, lui dit-il, et lui aussi, que par vos impatiences vous ne gâtiez tout. J'aurais bien voulu le dire dès la première action, afin de sortir tout d’un coup de cette grande affaire qui me fait tant de peine ; mais cela l’eût effrayé. Je voudrais bien le lui dire aujourd'hui en cachette ; mais il n’est pas encore temps. Attends trois semaines, tu auras bonne compagnie, et tu verras des choses aussi étranges que la première fois.



CHAPITRE XIX



Le démon persuade au jeune homme de se faire capucin.


Les trois semaines étant expirées, suivant le calcul du démon, qui comptait tous les jours, le jeune homme étant à l’exorcisme dans la chapelle des ursulines, le démon lui demanda : Es-tu prêt ? ton paquet est-il fait ? Es-tu résolu de tout quitter ? Puis il dit au père d’une voix précipitée : Compte les jours, le terme est venu ; je suis contraint d’agir. Au môme moment le visage de la fille devint horrible, et marchant à la renverse sur la tête et sur les pieds, le démon alla au lieu où s’était faite la première action, jurant et blasphémant : Par la tête ! faut-il que je fasse cela ? Non, je ne le ferai pas ; ce n’est pas là l’office d’un diable.
Le père exorciste pria le père Anginot de l’aider ; et tous deux, tenant le Saint-Sacrement à la main, ils conjurèrent le démon d’accomplir le dessein de Dieu, comme il lui était marqué, sans nuire à personne. Enfin, pressé par la vertu du Saint-Sacrement et l'autorité de l’Église, la fille étant en contorsions, le démon s’alla mettre à genoux près du jeune homme, et étendit le bras, qui était roide comme une barre de fer, pour le prendre, à ce qu’il paraissait, comme la première fois, en criant, tremblant, hurlant, avec une fureur qu'on ne peut exprimer. Cependant il n’eut permission que de lui ôter un crucifix qu’il tenait à la main, et lui montrant le ciboire, il lui dit avec une grande douceur : O qu’il est bon pour toi et pour les hommes, et rigoureux pour moi ! Que tu souffres de grands combats dans ton cœur ? Puis lui montrant le crucifix qu’il lui avait arraché des mains, il lui dit, mais d’une manière tout-à-fait amoureuse et toute angélique, exhortant tout le monde qui était présent à le regarder : Je te l’avais ravi, je te le rends ; ne le quitte plus ; il t’attend dès l'âge de dix-huit ans. Et aussitôt il entra dans ses agitations.
Le père Anginot et le père exorciste pressèrent le démon de dire le lieu où Jésus-Christ attendait ce jeune homme. À la religion, dit-il. À quelle religion, dit le père ? À la religion de celui qui l’a conservé avec la sainte Vierge depuis l’âge de quinze ans. Quel est donc ce saint, dit un père ? C’est, répondit le démon, celui qui a été sur la terre le plus semblable à Jésus-Christ. Et prenant le capucin par la barbe ; c'est ton père, lui dit-il, chien que tu es ! Le père exorciste le pressa de dire à quel ordre de saint François. Après de grandes résistances et agitations, il le sait bien, dit-il ; que je ne parle pas davantage : je souffre trop de confusion. Il fut enfin forcé d’ajouter : Il y a quinze ans que la sainte Vierge t’attend pour être capucin. Ensuite le père exorciste le conjura par le Saint-Sacrement, de déclarer si tout ce qu’il avait dit de ce jeune homme depuis trois mois était vrai. Il répondit, en mettant la main de la fille sur le saint-ciboire : Oui, par la mort, tout est véritable : qu’il m’en démente, s’il n’en est pas ainsi ; et mettant pour la seconde fois la main sur le saint-ciboire, et réitérant le serment, il dit : S’il ne se fait religieux, il sera à moi.
Le père exorciste lui commanda de donner au jeune homme des avis salutaires pour la conduite de sa vie, comme il lui en avait donné pour sa conversion. Mais ne pouvant plus supporter sa confusion, il se retira, et laissa pour l’heure la fille en liberté.
Ce qui est encore admirable, c’est que Dieu inspira à plusieurs jeunes hommes qui avaient été compagnons du libertinage de celui-ci, de venir aussi à Loudun pour voir l’exorcisme. Ils furent donc témoins de tout ce que le démon fit et dit pour lui marquer l’état où Dieu l'appelait. Pendant ses agitations il jeta des regards affreux et pleins de menaces sur ces nouveaux venus, témoignant que leur arrivée ne lui était point agréable. Ils furent vivement touchés de ce qu’ils virent ; ce qui obligea le père de faire encore l'exorcisme le soir. Le nouveau converti pria la sainte Vierge d’obliger le démon de faire quelque chose capable de changer ses compagnons. Le démon dit tout haut : Par la mort, je n’en ferai rien ! Le père lui commanda d’adorer le Saint-Sacrement , ce qu’il fit après de grandes résistances. Il lui ordonna de dire ce qu’il avait adoré. J’ai adoré, dit-il, un Dieu plein de bonté et de miséricorde pour les hommes, et pour moi plein de vengeances et de malédictions. Il est si bon pour vous autres, qu’il serait encore prêt à endurer la mort de la croix, s’il le fallait, pour votre salut.
Dans le temps que le démon était en fureur, un nouveau compagnon du jeune homme entra dans l’église, et fut frappé d’abord d’une telle frayeur, qu’il resta à genoux à la porte. Le père défendit au démon de nuire à personne, et lui commanda d’exécuter l’ordre de Dieu. À l’instant il parut plein de rage, et mettant la main sur la tête du jeune homme converti, répondant à ce qu’il avait demandé à la sainte Vierge, il lui dit d’un ton sévère : Mor... je le ferai, afin que comme tu leur as donné mauvais exemple, tu leur serves maintenant d’édification. Et puis continuant sa rage contre ce dernier venu (les yeux de la fille étaient pour lors tournés en haut ; elle avait la langue monstrueusement tirée, et tous ses membres étaient durs et roides comme une barre de fer,) Mor..., dit-il, faut-il qu’ils portent la même robe ? n’était-ce pas assez, dit-il au premier converti, que Dieu t’eût fait cette grâce ? faut-il encore que tu pries pour les autres ? Mais que je refuse d’obéir à Marie, je ne le ferai pas : je ne le puis.
Comme on chantait Maria mater gratioe, il se jeta sur le dernier venu, comme s’il eût voulu le dévorer, lui disant : Auras-tu le cœur aussi dur que ton compagnon ? Vous avez fait de bonnes affaires ensemble. Dieu n’aura pourtant pas tout, j’en aurai quelqu’un. Et renversant la fille sur le dos ; il a mis ordre à son cœur, dit-il, il ne lui reste plus que l’exécution. Dieu ne veut point le scandale, mais la conversion du cœur. Il m’a contraint de faire ceci par les prières de ce bigot, afin de faire voir aux hommes qu’il n'y a si grand pécheur qui ne trouve miséricorde, lorsqu’il retourne à lui avec un cœur contrit. Plusieurs se trompent, qui étant chargés de péchés, perdent la confiance en Dieu, et désespérant de la divine miséricorde, s’enfoncent de plus en plus dans leurs vices, jusqu’à ce qu’enfin ils périssent. Après avoir commis tous les crimes les plus abominables, si l’on retourne à Dieu avec une douleur sincère de ses péchés, ils seront tous pardonnes, parce qu’il est infiniment bon.
Le père exorciste voyant que tous ces messieurs étaient fortement touchés, souhaita qu’ils tinssent les trois jours suivants à l’exorcisme, espérant qu’ils tireraient encore plusieurs avis du démon sur l’état qu’ils étaient résolus d’embrasser. Le démon disait : Je vous empêcherai bien d’être capucins ; je vous donnerai tant de douleurs de tête, d’estomac, et tant de coliques, que je vous ferai tout quitter ; et si je n’y réussis pas moi-même, j’animerai vos frères contre vous. Non-seulement le démon Cédon était enragé de voir ces jeunes gens dans le dessein d’être religieux de saint François ; mais les autres démons en marquaient aussi leur peine, surtout ceux que le père Archange, jésuite, exorcisait ; ils témoignaient en toutes rencontres que saint François était un de leurs plus grands ennemis.
Il faudrait faire un livre entier, si on voulait écrire tous les grands biens que Dieu a tirés de cette possession de Loudun pour sa gloire et pour le salut des âmes. La plupart des français et plusieurs étrangers eurent la curiosité de voir un spectacle si nouveau, et peu avaient la hardiesse de s’y présenter, sans s’être mis bien avec Dieu. La plupart faisaient des confessions générales très-sincères, afin que les démons, qui paraissaient tout savoir, ne leur pûssent rien reprocher. Mais on ne peut dire combien de personnes sont sorties de l'exorcisme, convaincues de la vérité de notre religion, qui y étaient venues très-peu catholiques, outre un nombre infini qui ont pris le dessein de changer de vie, et depuis en ont mené une très-exemplaire.



CHAPITRE XX



Faiblesse des démons ; comme ils sont soumis à l'Église, aux Anges et aux Saints.


Il est vrai que les démons sont par nature de pures intelligences, incomparablement élevées au-dessus de la nature humaine par leurs qualités naturelles qu’ils ont conservées après leur péché. Ainsi ils ont par là un grand pouvoir sur nous. Mais aussi il est vrai que Jésus-Christ les a assujettis à son Église ; en sorte qu’ils sont obligés d’obéir à ses ministres, si quelquefois Dieu n’en ordonne autrement. C’est ce qui paraît admirablement dans les exorcismes, et qui élève puissamment le cœur à Dieu, quand on voit ces créatures d’un ordre bien supérieur au nôtre, contraintes de faire presque tout ce que leur commande un ministre de l’Église. Cependant comme ces ministres sont des hommes qui ne leur commandent presque qu’à tâtons, ne pouvant toujours connaître clairement la volonté de Dieu, au lieu que les démons la connaissent d’une manière évidente : il ne faut pas s’étonner s’ils ne font pas tout ce qu’un ministre de l’Église leur commande ; parce qu’alors on ne leur commande pas ce que Dieu veut, comme il m’est arrivé souvent. Mais aussi Dieu a appuyé dix mille fois ce que l’on commandait aux démons, et les a forcés d’obéir, quoique ce fussent des choses très-répugnantes à leur état, et qu’ils eussent préféré être abîmés en mille enfers, plutôt que de les faire : comme de contribuer à la conversion d’un pécheur, d’adorer le Saint-Sacrement , de faire l’éloge de la sainte Vierge ; ce qu’ils haïssent infiniment, parce que cela touchait beaucoup les cœurs, donnait une grande idée de l’autorité de l’Église, et faisait voir qu’elle était revêtue de la force de Jésus-Christ, son divin époux.
Les démons qui possédaient la mère prieure étaient des séraphins, des chérubins et des trônes qui auraient commandé à tous les autres anges inférieurs, s’ils s’étaient maintenus en grâce et en sainteté. Mais leur péché les a soumis aux moindres anges bienheureux, qui leur intiment ordinairement les ordres de Dieu, auxquels ils obéissent toujours très-exactement. Cent fois ils ont dit et fait des choses dont les exorcistes tiraient un grand avantage contr’eux ; et quand on leur demandait pourquoi, ils disaient que l’ange de la fille les y avait contraints. J’ai remarqué dans cette possession que nos bons anges veillent beaucoup plus à notre Lieu, que les mauvais à notre perte. Ils ont beaucoup plus de soin de nous, que la meilleure des mères n’en a d’un fils unique ; ce qui m’a fait conclure cent fois que, si nous avions les yeux ouverts aux objets de l’autre vie, et que nous connussions les aimables secours que nous recevons du ciel, nos cœurs seraient toujours pénétrés de reconnaissance pour les bontés de Dieu, qui sont le principe de tous les biens que nous recevons.
J’ai encore remarqué que les saints ont un très grand pouvoir sur les démons ; et que ceux qui pendant leur vie ont été plus tourmentés par ces méchants esprits, les font beaucoup souffrir, surtout ceux qui ont été leurs propres tentateurs. La sainte Vierge est toute puissante contre eux. Comme elle désire ardemment notre salut, dont ils sont les plus grands ennemis, elle s’est faite notre protectrice contre leur malice, sur laquelle elle a prévalu en cent rencontres. Comme je mis d’abord cette affaire sous sa protection, et sous celle de son époux saint Joseph, j'éprouvai aussitôt leur secours d’une manière si sensible, que je ne pouvais douter qu’ils ne s’y intéressassent très-fort. Cependant comme il était arrêté dans le conseil éternel que cette possession servirait à faire éclater le pouvoir et la vertu de saint Joseph, on en verra dans toute cette histoire les effets, qui confirment ce que sainte Thérèse a dit de lui, qu’il obtient de Dieu tout ce qu’on lui demande, surtout un prompt secours contre les démons, une grande grâce pour soutenir les peines de la vie intérieure, et persévérer dans la récollection et le mépris de soi-même.
Or, quoique les bienheureux ayant le don de gloire, ils n’agissent point cependant par eux-mêmes en ce qui nous regarde. Car il m'a paru que nous ne les invoquons point, qu’ils ne nous servent en ce que nous désirons, supposé que ce soit des choses agréables à Dieu ; mais ils nous secourent par des effets surnaturels qu’ils nous obtiennent de Dieu, et dont les anges sont les ministres. Par exemple, je faisais faire des neuvaines à la mère prieure en l’honneur de saint Joseph. Une fois qu’elle en faisait une de communions, Béhémoth la troubla si fort le matin, qu’il la porta à déjeûner avant la communion. Quand je vins pour la communier, je trouvai cet empêchement dont le démon triomphait ; je lui commandai de se retirer, et la mère étant revenue à elle, en fut fort affligée. Elle s’adressa à saint Joseph, et aussitôt le démon lui fit rejeter tout ce qu’elle avait mangé, jurant qu’il ne lui restait rien dans l’estomac, et que l’ange gardien de la mère lui avait commandé de la part de saint Joseph de lui faire tout rendre. On peut donc connaître par là que les saints ne se mêlent pas d’ordinaire parmi nous, quand ils nous obtiennent quelque grâce miraculeuse. Mais les anges s’insinuent parmi nous, pour nous faire sans cesse du bien, comme les démons pour nous porter au mal. Ainsi on peut dire que les grâces que les saints nous obtiennent de Dieu, nous sont souvent communiquées par le ministère des anges. C’est pourquoi je voudrais inspirer ici à tout le monde la dévotion aux saints anges gardiens, et à S. Joseph, qui assistent d’une manière admirable ceux qui ont recours à eux.



CHAPITRE XXI



Éclaircissement de plusieurs doutes qu'on peut former sur cette histoire.


Une des plus grandes erreurs où sont la plupart des hommes sur la possession des malins esprits, est de croire que les personnes possédées soient toujours dans la rage et les emportements des démons, et qu’étant dans un continuel dérèglement, elles soient incapables d’aucune action raisonnable et vertueuse. Les religieuses de Loudun, dans le temps de leur possession, faisaient toutes leur devoir avec beaucoup d’exactitude ; elles récitaient l’office divin au chœur, et chacune vaquait à son ouvrage avec tout le soin et la conduite nécessaires pour s’en bien acquitter. Elles ne laissaient pas cependant d’être bien exercées delà part des démons dans l’intérieur de leur âme par l’obsession, mais elles n’étaient presque jamais possédées que pendant l’exorcisme : c’était là où Dieu forçait ces misérables à comparaître, à dire et à faire mille choses à sa gloire et à leur confusion. Il se faisait quelquefois des exorcismes où quelques démons ne paraissaient pas, parce que souvent ils s’absentent ; d’autres fois ils ne veulent point paraître, et Dieu ne les y force pas toujours.
L’obsession est bien plus pénible à l’âme que la possession. Dans la possession, le démon se sert du corps de la personne possédée pour faire beaucoup d’actions déréglées, et de sa langue pour dire des blasphèmes ; et, pendant ce temps-là, l'âme est le plus souvent unie à Dieu, le goûte et le possède dans une profonde paix. Dans l’obsession, le démon agit sur les puissances de l’âme, sur l’esprit, sur l’imagination et sur toutes ses autres facultés, par mille tentations, et fait tousses efforts pour engager l’âme dans le péché ; mais il ne peut jamais lui faire de violence, et, comme cet état est très-dangereux, Dieu donne de grandes grâces aux âmes qui en sont affligées, afin qu’elles puissent sortir victorieuses de ce terrible combat. Il faut aussi qu’elles soient très-fidèles, surtout dans la pratique de l’abnégation d'elles-mêmes, de l’oraison, de l’obéissance et de la pénitence. Si elles persévèrent dans ces saintes pratiques, elles sortiront de ce purgatoire fort purifiées, et dans une grande sainteté, comme on l'a remarqué.
Cependant, il y a peu de directeurs qui sachent gouverner les âmes dans cet état crucifiant : la plupart en jugent très-mal et augmentent les inquiétudes de ces personnes affligées, leur voulant persuader qu’elles sont en péché mortel, ce qui est capable de les jeter dans le désespoir. Il faut les consoler, les faire communier tous les jours, s’il se peut, et les tenir dans une exacte fidélité à leurs devoirs, surtout aux quatre points marqués pour les attacher à Dieu plus étroitement.
Un directeur qui reconnaît que c’est une véritable obsession, doit se garder d’exorciser cette personne, parce que cela pourrait faire venir le démon à des sorties et à une vraie possession, ce qui se doit éviter autant qu'il est possible ; on pourrait seulement lui permettre de faire une fois ou deux au démon quelque commandement de sortir, en prenant bien garde que la personne n’en ait la moindre connaissance ; car si elle l’avait, l’imagination pourrait agir, et ce qu’elle dirait deviendrait suspect. Si lorsqu’on a commandé quelque chose mentalement au démon, il n’en fait rien, il ne faut pas pour cela conclure qu’il n’y a point de démon dans celle personne, parce qu'il n’obéit qu'après avoir résisté. II ne prend point plaisir à se manifester, et il sait que s’il peut persuader au directeur qu’il n’est point mêlé dans les états de cette âme, celui-ci jugera fort mal de sa disposition, et la jettera peut-être dans le désespoir ; à quoi le démon tend plus qu’à toute autre chose.
Le directeur de telles âmes doit surtout être très-saint pour manier comme il faut une telle affaire, ou du moins il doit tendre à Dieu de toutes ses forces par l'oraison, l'humilité et la pénitence ; car il n’a pas moins besoin de grâces que l’âme qu’il conduit, puisqu’il a à combattre les mêmes ennemis, qui opéreront autant sur lui que sur la personne dont il prend soin.
Plusieurs croient encore que les possédés sont toujours dans des frayeurs, comme le serait une personne qui sentirait auprès d’elle un fantôme de l’autre monde : ils se trompent, car le démon leur est uni d’une manière si intime, et pour ainsi dire si naturelle, qu’il ne leur donne aucune épouvante ; au contraire, certaines religieuses de Loudun qui, avant que d’être possédées, étaient dans des frayeurs et des ténèbres, n'en avaient point dans cet état, parce que les démons leur communiquaient leur assurance.
Nous avons remarqué aussi qu’ils avaient un certain soin d’elles, en conséquence de l'intime union qu’ils avaient contractée avec elles ; ils les défendaient quand on leur faisait de la peine ; ils paraissaient s’intéresser à tout ce qui les concernait, et les préservaient même de maladies ; car, pendant tout le temps que dura la possession, pas une religieuse ne fut malade, quoique plusieurs eussent avant la possession des maladies habituelles, dont elles furent exemptes pour lors.
On s’étonnera peut-être de ce qu'on fait fonds de ce que les démons ont dit, vu qu'ils passent pour menteurs ; il est vrai que ce sont des fourbes qui déguisent et trompent autant qu’ils peuvent, et qu’on ne peut assez se garder de leurs ruses. Cependant, on a toujours observé que, quand on les a obligés par l’autorité de l’église à dire la vérité, ils n’y ont jamais manqué. De plus, quand ils jurent qu’ils ont dit vrai, il est sûr qu’ils ne mentent pas. J’ajoute que c’était une chose établie parmi les exorcistes, avant que j’arrivasse à Loudun, que les démons de la mère prieure ne mentaient point. Il ne faut pas conclure de là qu’ils fussent moins menteurs que les autres, car ils étaient aussi malins ; mais c’était par un ordre particulier de la Providence qu’ils ne trompaient pas, et même qu’ils découvraient les tromperies des autres ; en sorte que, lorsqu’un exorciste voulait s’assurer si son démon disait vrai, il venait s’en informer à ceux de la mère prieure, et tout ce qu'ils en disaient s’est toujours trouvé véritable.
II ne reste plus qu’à répondre à ceux qui s’étonnent de ce que les paroles des démons ont tant de force pour toucher les cœurs et les porter au bien, vu qu’ils sont pleins de malice, haïs de Dieu et rejetés de lui pour jamais. Il est vrai que d’eux-mêmes les démons ne sont capables que de mal ; mais la toute-puissance de Dieu les force à dire des choses capables de faire de grandes impressions sur les cœurs, et Dieu montre par là qu’il fait tout ce qu’il veut, et que pour convertir les âmes il peut se servir d’un démon aussi bien que d’un prédicateur ; car en ces occasions ils sont de simples organes de Dieu, ne parlant que par son commandement. Les hommes, en prêchant, peuvent mêler des intérêts humains et des recherches d’eux-mêmes à leurs discours, ce qui empêche les effets de la grâce ; mais le démon n’est poussé et animé que par la seule autorité de Dieu qui produit son effet, que les démons ne sauraient affaiblir. D’ailleurs, ils sentent et voient à découvert les vérités dont ils parlent, vérités qu’ils ne perdent jamais de vue, comme étant le principe de leur malheur, et ayant ordre de faire impression sur les cœurs, ils tirent de leur substance tout ce qu’il faut pour y réussir.
On s’étonnera encore de ce que, quand il se présentait à l’exorcisme quelque personne de marque, le démon ne manquait presque jamais à dire ou à faire quelque chose d’extraordinaire, comme s’il avait plus de considération pour les personnes de qualité que pour les autres. Le démon ne faisait rien que par un ordre exprès de Dieu, qui par sa bonté permit qu’il fît des choses extraordinaires devant des personnes qui pouvaient beaucoup nuire ou servir à ces religieuses ; par exemple, le roi donna ordre à M. de Laubardemont de veiller sur cette affaire ; il y envoya son aumônier, M. de Nismes, le duc d’Orléans, M. l’évêque de Poitiers et plusieurs autres prélats, y vinrent aussi. S’ils n’avaient eu aucune preuve convaincante de la possession, ces pauvres filles auraient été abandonnées pour le spirituel et pour le temporel ; mais Dieu, qui est plein de bonté pour les âmes qui le servent et qui souffrent pour son amour, voulut que tous ceux qui les pouvaient aider eussent des preuves évidentes de la possession ; ce qui n’empêcha pas que les démons ne se manifestassent en présence de plusieurs dont Dieu voulait la conversion.



CHAPITRE XXII



Réflexions sur les charmes de la bonté de Dieu que les démons reconnaissent.


Rien ne peut faire mieux comprendre la grandeur de Dieu, que de voir les horribles malheurs où les démons sont abîmés pour s’être soulevés contre lui. Ils sont punis de peines éternelles, parce qu’ils ont manqué une seule fois à lui obéir. Il faut donc qu’il soit un Dieu d’un mérite infini, d’une grandeur suprême et d’un pouvoir sans bornes, puisqu’il est juste que des créatures si nobles souffrent un supplice éternel pour une seule désobéissance, qu’il est donc terrible de lui résister et de transgresser ses commandements !
Les démons ne se plaignent pas tant des feux et des supplices qu’ils endurent dans l’enfer, que de la privation du bonheur de voir Dieu. Ils n'en parlaient qu’avec des hurlements et un désespoir effroyables, témoignant qu’ils s’estimeraient heureux de souffrir mille enfers pour contempler un seul instant ce divin objet. De là, nous pouvons juger combien il faut que ce souverain bien soit aimable, plein de charmes et de bonté, puisque ces esprits de ténèbres qui ont connu ses perfections et ses attraits, s’en expliquent de cette manière, se trouvant plus punis de ne pouvoir le voir que de souffrir l’enfer. Il faut encore qu’il soit bien digue d’amour, puisque les démons qui sont ses ennemis ont tant de passion pour lui.
Il faut que cette grande majesté soit bien souveraine autant dans l’enfer que dans le ciel, puisqu’elle force des esprits enragés contre elle à publier ses grandeurs et ses bontés, et qu’au moment qu’il lui plaît ils travaillent à la conversion des âmes avec plus d’efficacité que les plus excellons prédicateurs : que cela est glorieux pour Dieu, qui fait connaître en ces rencontres sa magnificence et son pouvoir !
Enfin, ces malheureux qui ne sont tels que parce qu’ils ont refusé de reconnaître dans le ciel Jésus-Christ pour leur souverain, l’ont reconnu cl adoré dans cette possession avec des respects si pleins de terreur, qu’on voyait clairement la grande idée qu’ils avaient de son pouvoir, et ils en ont dit des merveilles. Ainsi, dans ce grand spectacle des possédées de Loudun, on a vu tous les esprits louer ce Seigneur suprême, et on a entendu toutes les langues confesser la grande gloire de Jésus-Christ, qui sera béni dans tous les siècles des siècles.
Ainsi soit-il.




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