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vendredi 18 mars 2022

Le malheur du monde dans les peines de cette vie, et dans les tourments de l'autre


Mort du pécheur

Il y a trois sortes de personnes dans la terre ; il y en a qui sont uniquement à Dieu seul par le renoncement à tout ce qui n'est pas Dieu. Ces personnes, dit Saint François de Sales, sont très-rares ; et il s'en trouve si peu, que le divin Époux, quand il parle de quelqu'une de ces heureuses personnes, il l'appelle son unique colombe, comme si elle était seule. Or l'on voit dans ces personnes quelque image du Paradis, où Dieu étant toutes choses en tous, un bonheur achevé et parfait, s'y rencontre toujours. Ces personnes sont le peuple béni de Dieu, dont la bénédiction l'accompagne à la ville et aux champs, et entre et sort avec lui. Sur lequel, comme nous l'enseigne l'Écriture, il étend ses ailes comme l'Aigle sur ses petits ; dont il porte le nom écrit en ses mains, dont il conserve le souvenir que les siècles ne pourront effacer ; dont la paix est comme une puissante rivière dans son abondance, dont la joie est continuelle, au moins dans la suprême partie de l'âme, qui sera durable et affermie, qui passera par les eaux, et surnagera ; qui sera au milieu des flammes sans en être brûlé : car toutes les eaux des contradictions des hommes, des afflictions de la vie, des tourments des tyrans et des Démons ne pouvant éteindre la simplicité et pureté de son amour de Dieu seul, y demeurant incessamment uni, il y repose comme dans son centre, dans une plénitude de paix si abondante, que sainte Catherine de Gènes, pour donner quelque idée de la félicité de ces personnes, assure que si on en faisait un précis, que si on les pressait fortement, il n'en sortirait autre chose qu'une paix divine.
Il y en a d'autres qui sont à Dieu, mais qui tiennent encore imparfaitement à une autre chose qu'à Dieu ; qui ne peuvent pas dire comme Saint François d'Assise : Mon Dieu et mon Tout. Ces personnes ne jouiront jamais de la paix divine des premiers. Pour peu que le cœur de l'homme se repose autre part que dans son centre qui est Dieu seul, il est tourmenté : ainsi ces personnes, quoique vertueuses, sont sujettes à bien des chagrins, ont bien des mécontentements. C'est ce qui est cause que l'on en rencontre peu qui soient dans une joie continuelle, à laquelle l'Apôtre exhorte ; qui ne contient jamais que des moments d'une paix divine, même au milieu de tout ce qu'il y a de plus affligeant en la vie ; parce qu'il y en a peu qui se contentent de Dieu seul.
Mais enfin il y en a d'autres, et c'est ce que l'on appelle le monde, qui sont vides de Dieu, plongées dans l'amour d'elles-mêmes et des autres créatures, toutes pleines des désirs du siècles et de ses vanités ; et celles-là sont malheureuses en cette vie et en l'autre. Bienheureux est l'homme, dit le Psalmiste, qui ne s'est point laissé aller au conseil des impies, qui ne s'est point arrêté dans la voie des pécheurs, et qui ne s'est point assis dans la chaire de contagion et de la peste ; mais qui au contraire met tout son affect ou en la Loi du Seigneur, et qui la médite le jour et la nuit. Il sera semblable à un arbre planté sur le bord des eaux courantes, qui portera son fruit en son temps. Sa feuille ne tombera point ; et tout ce qu'il fera, réussira heureusement. Après cela ce saint Roi s'écrie : Il n'en est pas ainsi des impies, il n'en est pas ainsi ; mais ils seront semblables à la poussière que le vent emporte de dessus la terre.
Ils seront le jouet des Démons dont ils sont les esclaves, comme nous l'avons remarqué dans le Chapitre précédent, ils les mèneront selon leur volonté ; et comme le diable est leur chef, qu'ils en sont les membres, ils seront animés de son esprit turbulent, inquiet, furieux, agité, troublé et toujours dans la peine. Les pécheurs, dit saint Pierre, tenant des discours pleins d'orgueil et de folie, promettent la liberté, quoiqu'ils soient eux-mêmes esclaves de la corruption ; parce que chacun est esclave de celui qui l'a vaincu, comme nous l'avons encore dit. Ce droit, dit un Interprète, est le droit de la guerre, et ce droit se trouve dans le péché et dans la concupiscence, et dans les démons à l'égard des pécheurs ; et pour peu que l'on cède à ces maîtres, ils augmentent leur domination, en sorte que le monde pécheur ayant pour maître le péché, la concupiscence et le démon, il est étrangement tyrannisé, tantôt par ses passions qui l'emportent comme le vent la poussière ; quelquefois en des agitations furieuses de dépit, de colère et de haine ; quelquefois en des soins inquiets et pleins de troubles, des biens et des richesses ; d'autres fois en des désirs des satisfactions sensuelles qui ne les laissent jamais en repos.
Le pécheur, dit l'Écriture, sera revêtu au-dehors, et rempli au-dedans de malédictions. car n'est-il pas bien juste, que celui qui a Dieu pour ennemi, ait pour partage l'horreur et la désolation ? Et comme les plus grands maux deviennent de grands biens à ceux qui aiment Dieu, les plus grands biens lui deviennent de grands maux.
Les impies ont beau crier : La paix, la paix. Le Seigneur a dit : Il n'y a point de paix pour les impies ; car le véritable repos ne se trouve qu'en Dieu seul, dont ils sont privés du divin amour. Et comment pourraient-ils se reposer entre les bras de celui à qui ils font une cruelle guerre ? Leurs prospérités sont pour eux de grandes peines. Ils trouvent la douleur dans leurs plaisirs ; et tous les efforts qu'ils font à se procurer de la satisfaction, leur causent mille inquiétudes.
Le monde a beau faire, qu'il aille où il voudra, qu'il prenne des ailes, pour parler avec le Psalmiste, pour voler vers l'orient, et qu'il habite vers l'extrémité de la mer, qu'il parcoure toute la terre et toutes les mers, qu'il jouisse de toutes les grandeurs qui s'y trouvent, des plaisirs que l'on y peut rencontrer, qu'il soit en pouvoir d'y prendre toutes les satisfactions que l'on y peut goûter, et qu'il ne se dénie rien de ce qui lui est agréable, il ne sera pas encore content, et il y aura bien des choses qui le feront peine. Aussi depuis la création de l'Univers, il n'a pu encore faire un homme parfaitement content. Qu'on lise toutes les Histoires, et on n'y trouvera pas une seule personne entièrement satisfaite. Il n'a point de richesses sans épines, il n'a point de douceurs sans amertume, il n'a point de grandeurs sans tourment.
Il n'y a nul âge ; nul sexe, nulle condition, qui soient exempts de souffrances : mais si le monde souffre dans ce qu'il a de plus doux et de plus agréable, quelle sera son affliction au milieu des maux qui l'environnent de toutes parts ! Quelles tristesses, quelles désolations dans la perte des biens, des charges, des femmes, des enfants, et des autres personnes que l'on aime ! Comme il est sans vue de Dieu, et sans son divin amour, sans la vue des vérités qui servent à modérer les maux de la vie, qu'il ne médite pas, il se donne en proie à la douleur, et il boit un fiel bien amer, sans le mélange des douces consolations des serviteurs de Dieu. Il demeure sans secours, et il boit de la coupe du vin de la colère du Seigneur jusqu'au fond de la lie. S'il est malade, il est dans des impatiences furieuses, il est dans des chagrins insupportables, et des inquiétudes assommantes, quand il lui arrive des maux qui l'affligent. Il est tourmenté pendant le jour ; et la nuit qui est destinée pour le repos, ne le laisse pas sans peines.
Mais qui pourrait dire les amertumes du monde, quand il faut sortir de cette vie ? Il voit que son heure est venue, il voit qu'il faut partir. Il regarde que ses attachements, dont il a dit tant de fois qu'il ne pouvait se déprendre, vont être rompus. Il connaît qu'une nécessité indispensable l'oblige de se séparer de ce qui l'arrêtait et l'empêchait d'aller à Dieu. Quelle horreur de quitter par force ce que jamais on n'a voulu lui donner par amour ! On lui arrache tout d'entre les mains, ses biens, ses amis ; il faut entrer dans une privation générale de toutes choses sans la moindre réserve. Mais quels saisissements de frayeur et d'horreur, s'il n'est point dans l'insensibilité dont nous parlerons, à la vue de l'éternité où il va entrer ? Il est certain qu'il y a un Paradis et un Enfer dans cette éternité : mais quelle espérance peut-il avoir du bonheur éternel du Paradis, après s'être écarté du chemin qui y conduit ? Toutes les apparences ne sont-elles pas qu'il s'en va dans le malheur infini de l'Enfer, après avoir tenu la voie de la perdition ? Ô quels transissements pour lors, quelles terreurs, quelle désolation !
Ces peines du monde durant la vie présente seront suivies des tourments dans la malheureuse éternité, qui ne se peuvent ni expliquer, ni être comprises. Hélas ! cela est bientôt dit, être damné ; mais c'est ce qui passe toute pensée. Ô monde ! ô monde ! il faut bien dire que ton malheur est bien grand, puisqu'il est incompréhensible.

(Le malheur du monde, M. Boudon)


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