mercredi 23 mars 2022

Le malheur du Monde dans son insensibilité


Salomé dansant devant Hérode (Gustave Moreau)


Malheur au monde dans son insensibilité à toutes les plus grandes vérités de la Religion, dans son insensibilité à son propre bien, à son propre malheur, dans son insensibilité à l'éternité, et au Dieu de l'éternité ; lorsqu'il est vivement sensible à tout le reste, et que les moindres choses, ce qui n'est rien, le touchent fortement.
Que ne fait-on pas pour éviter les maux passagers d'une vie qui disparaît comme l'ombre ? Quels soins ne donne-t-on pas pour s'y procurer les biens apparents que le siècle trompé estime ? Si la peste infecte quelque lieu, on sépare bien vite les personnes qui en sont atteintes, des autres. Dans les villes et autres lieux proches on met des gardes à toutes les avenues, à toutes les portes : on ne laisse entrer personne sans des témoignages bien avérés que l'on ne vient pas du lieu infecté : on fait des prières publiques et particulières. Mais que le péché, qui sans doute est un mal incomparablement plus dangereux, règne dans les personnes, que leurs conversations servent d'occasion dangereuse pour y faire tomber les autres ; qui se met ne peine de les éviter ? Quelles précautions apporte-t-on pour s'en préserver ? A-t-on recours à la prière ? Oui, il n'y a point de pères, de mères, de maîtres qui laissassent aller leurs enfants, leurs serviteurs dans un lieu pestiféré. c'est un mal, dit-on, trop contagieux, chacun le craint pour soi et pour ses amis. Après cela on ne craint ni pour soi, ni pour les autres, le mal de l'offense de Dieu.
Que d'émotions dans le monde aux nouvelles de la perte d'un procès où il s'agit de tout le bien que l'on possède, de la perte de l'honneur, d'une infamie cruelle de toute une famille ! On perd le Paradis, on devient infâme aux yeux de Dieu et de ses Anges, on n'en est pas plus ému. Quelle consternation dans tout un pays aux approches d'une armée ennemie qui ravage tout, qui met tout au pillage, qui met tout à feu et à sang sans épargner personne. Le monde devient captif du Diable, pour en souffrir à jamais ; l'on ne s'en donne point d'inquiétudes.
La justice de Dieu est comme les montagnes, dit la divine Parole, comme la profondeur des eaux de la mer que l'on ne peut sonder. Ses jugements sont un profond abîme, où il faut que tout esprit se perde. Elle condamne le pécheur pour un seul péché notable à des supplices éternels. L'Ange est la plus noble des créatures, c'est sa plus belle, sa plus éclatante, sa plus vive image ; et pour ainsi dire, Dieu l'arrache de son sein pour l'abîmer dans les Enfers, dès lors qu'elle se souille du moindre péché.
C'est de la sorte, dit le Prince des Apôtres, que Dieu n'a point épargné les Anges qui ont péché ; mais il les a liés des chaînes de l'Enfer, où il les a précipités, les livrant aux supplices, et les réservant pour le jour du jugement. L'homme s'engage dans les mêmes maux par le péché qu'il commet contre Dieu ; et un seul péché notable le rend digne de son ire éternelle. On apprend ces vérités aux enfants, on est élevé, on vit dans cette croyance, et l'on en est moins touché que d'une fable. Hélas ! s'écrie ici saint Augustin, il faut dire que l'état du pécheur soit bien étrange. On lit, remarque ce Père, en des histoires fabuleuses, des aventures tristes ; on sait qu'elles ne sont jamais arrivées, l'on en est ému jusqu'aux larmes. L'idée seule de quelque accident lamentable frappe fortement l'imagination et le cœur ; et des maux très-réels qui ne finiront jamais, qui nous regardent nous-mêmes, que nous croyons sans en douter, nous laissent sans sentiment.
Si quelqu'un tombe malade, dit saint Jean Chrysostôme, on court au Médecin, on prend des médecines, on n'épargne pas la dépense, on a des gardes pour veiller le malade : et tous les jours le monde reçoit des plaies mortelles du péché, qui nous engagent dans une mort éternelle ; et le monde n'y a aucun égard. On vit dans ce funeste état, on s'y divertit, on y dort paisiblement. On n'a point recours aux remèdes spirituels, on ne s'approche point des Sacrements ; et ce qui est très-épouvantable, c'est que dans les maladies mêmes où l'on n'oublie rien, où l'on fait tout pour en être délivré, le monde a peur qu'on ne lui parle de Confession, on dit que l'on n'est pas encore assez malade. Les amis, ou pour mieux dire, ceux qui portent ce nom, et qui sont dans la vérité des ennemis très-cruels, empêchent qu'on ne fasse souvenir le malade de mettre ordre à sa conscience ; cela, disent-ils, lui pourrait faire peur. Et on ne se soucie point de lui faire risquer son salut, et de lui faire perdre son âme.
Vraiment il faut bien dire que le monde est infiniment malheureux dans son insensibilité. Nous avons connu plusieurs personnes élevées dans les exercices d'une piété vraiment chrétienne ; nous en avons connu qui dans leur jeunesse avaient fait des actes héroïques d'une vertu éminente ; nous en avons connu qui avaient quitté les honneurs et les richesses du siècle pour suivre Jésus-Christ ; nous en avons connu qui ont été des Directeurs considérables, des Docteurs, des Prédicateurs, qui ayant pris l'esprit du monde, sont tombés dans une insensibilité inconcevable ; et qui est allée à une telle extrémité, qu'il y a eu de ces Directeurs, Docteurs, Prédicateurs qui n'ont pas même voulu se confesser.
Nous parlons de gens que nous avons connus intimement, et qui à tout ce qu'on leur pouvait dire de plus pressant, demeuraient sans réponse et sans sentiment. Ha ! que le monde pécheur est dans un état effroyable ! Certainement il faut avouer, comme nous l'avons remarqué, que pendant qu'on le flatte d'une heureuse santé, qu'il est mort bien véritablement ; car il est privé de tout sentiment comme un cadavre, comme le corps d'un mort.
Ainsi il a beau entendre les plus fortes vérités de la Religion, c'est ce qui ne fait point d'impression ni sur son esprit, ni sur son cœur. C'est pourquoi notre divin Maître déclare en Saint Matthieu, que cette prophétie d'Isaïe s'accomplit en lui : Vous écouterez et en écoutant vous n'entendrez point ; vous verrez, et en voyant vous ne verrez point : car le cœur de ce peuple est devenu tout charnel ; ils ont eu les oreilles sourdes, et ils ont fermé les yeux, de peur que leurs yeux ne voient, et que leurs oreilles n'écoutent, et que leur cœur ne comprenne, et qu'étant convertis je ne les guérisse. Le monde en vient jusqu'à ne plus croire presque ; ainsi il dit en Isaïe : Que Dieu se hâte, que ce qu'il doit faire arrive bientôt. C’est qu'il veut voir les jugements de Dieu pour les croire.
Ô insensibilité, qui mériterait plus de larmes que toutes les mers ne renferment de gouttes d'eau ! Car enfin un malheur infini ne peut être jamais assez déploré. C'est ce que notre bon Sauveur nous veut faire connaître, lorsque se tournant vers les femmes qui pleuraient, le voyant accablé des douleurs de sa passion et de sa croix, il leur dit : Filles de Jérusalem, ne pleurez point pour moi, mais pleurez pour vous-mêmes et pour vos enfants ; car le temps viendra auquel on dira aux montagnes, Tombez sur nous ; et aux collines, Cachez-nous ; parce que s'ils font ceci aux bois verd, que ne sera-t-il point fait au bois sec ? C'est-à-dire, si le Fils de Dieu est traité de la sorte, parce qu'il s'offre à son Père pour apaiser sa colère contre le monde ; que sera-t-il fait au monde qui est le coupable ? Hélas ! quel sera son malheur, puisque le même Sauveur veut qu'on lui réserve ses larmes, et qu'on ne pleure pas sur les tourments inexplicables qu'il souffrait. Ô monde, pleure donc, pleure pour toi, pour tes enfants, pour tous ceux qui t'aiment, et pleure inconsolablement ; que tes yeux deviennent une source intarissable de larmes : mais pleure à torrents, et si cela se pouvait, jette des torrents de larmes de sang.
Mais le monde est devenu comme une pierre, comme un rocher, dont rien ne peut ébranler la dureté. Ses sectateurs, dit la divine Parole dans les Proverbes, ayant quitté le droit chemin, marchent par des voies pleines de ténèbres, ils se réjouissent après avoir mal fait, et ils tressaillent de joie dans ce qu'il y a de plus méchant. Toute la vie du Chrétien, comme nous l'enseignent les Conciles, est une continuelle pénitence, et ils passent leur vie dans les plaisirs, les jeux, les divertissements et les danses, que l'on a appelées avec sujet les pompes du diable, à qui tous les Chrétiens ont renoncé par leur Baptême. A Dieu ne plaise, dit Saint Augustin, qu'elles se rencontrent parmi les Chrétiens ; car c'est où les démons ont leur commerce. Que la fille d'Hérode danse, et non pas la fille chrétienne ; c'est au Livre des Noces qu'il parle de la sorte. Et les Pères ont remarqué à ce sujet, que la danse a quelque chose de bien terrible, puisqu'elle a renversé d'une manière si étrange le jugement d'Hérode, qu'elle l'a obligé de faire mourir Saint Jean qu'il craignait et révérait comme un homme juste et saint.
Le grand saint Jean Chrysostôme, dans l'une de ses Homélies, les appelle des danses diaboliques. Saint Ambroise dit qu'il faut être fou ou ivre, pour danser. Le troisième Concile d'Arles, que les Païens en sont les auteurs par le mouvement de l'esprit diabolique ; ce qui l'oblige à les défendre. Le sixième Concile général, les Conciles de Laodicée, d'Agde, de sens font la même défense. Celui d'Agde défend même de voir danser. Il ne faut pas regarder ni écouter, dit Tertullien, ce qu'il n'est pas permis de faire. Ce n'est pas que la danse de soi soit mauvaise ; mais les saints Pères l'ont regardée avec horreur à raison des suites qui en arrivent. C'est la grande pompe du monde, comme il a été dit, parmi les personnes de qualités. C'est où son esprit domine, où le luxe et la vanité sont dans leur éclat, où la nudité des gorges se fait voir, où les périls de l'âme se trouvent, où les attachements se forment, où le diable lance ses traits enflammés, par ce qu'il a de plus agréable aux sens ; et parmi le simple peuple, le libertinage y est ordinaire entre les sexes différents ; les chansons qui s'y disent, sont remplies au moins de paroles équivoques contre la pureté, les gestes, les mouvements indécents, et contre la modestie ; et tout y est plain d'occasions de péché.
C'est de la manière que le monde, bien loin d'être sensible à ses maux, en fait le sujet de ses divertissements et de ses vaines joies. Semblables à une troupe d'aveugles qui se tenant par la main, s'en iront en dansant dans le précipice. Les mondains, dit Job, se réjouissent au son des instruments de musique, ils passent leurs jours dans la prospérité, et dans un moment ils descendent dans les enfers. Après cela peut-on se figurer un malheur comparable à celui du monde, qui non seulement est insensible à son propre malheur, ce qui le rend incurable, mais qui se réjouit dans ses maux qui sont éternels et infinis.

(Le malheur du monde, M. Boudon)


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