samedi 19 juin 2021

Le malheur du monde dans les dangers où il se trouve


La Tentation de Saint Antoine

Saint Léon considérant ce qui se passe dans le monde, s'écrie : Tout y est plein de périls, tout y est plein de pièges. Les convoitises y tentent, les plaisirs des sens y dressent des embûches, les biens temporels y servent d'une occasion dangereuse, les pertes que l'on en fait inquiètent, les détractions y font de la peine, les louanges sont remplies de flatteries, les haines y irritent, en sorte qu'il est difficile d'éviter les péchés que tous ces maux causent. Malheur à moi, dit saint Bernard, nous sommes dans un pays de guerre, où des flèches mortelles tombent de tous côtés. On est en danger partout, partout on trouve des obstacles. De quelque côté que je me tourne, je ne trouve rien qui m'assure ; ce qui est agréable et ce qui est fâcheux, la prospérité et l'adversité, les richesses et la pauvreté, les veilles et le sommeil, le travail et le repos, toutes ces choses sont autant de sujets de combats. La vie est tellement pleine de tentations, que l'on pourrait dire que c'est une continuelle tentation. Le monde, enseigne S. Ambroise, est tout environné de précipices ; et ce qui est de plus terrible, c'est que la plupart des hommes y périssent. C'est ce qui fut montré à saint Antoine, l'honneur des déserts : il vit le monde tout plein de pièges : et ces vues ont percé de crainte les plus grands Saints.
Les saints Religieux dans leurs Cloîtres, quoiqu'éloignés de la plupart des dangers du monde, ont servi Dieu avec crainte et avec tremblement. Les pieux solitaires au milieu des déserts les plus affreux, dans une séparation entière du siècle, et de toutes les occasions dangereuses qui y sont, ont été saisis de frayer. Le grand Apôtre, dans un parfait dépouillement, dans un dégagement universel du monde, tout plein du S. Esprit, tout rempli des sentiments de Jésus-Christ, regardant comme de la boue et de la fange tout ce que les siècles a de plus précieux, ayant été élevé jusqu'au troisième ciel ; et d'autre part châtiant son corps par de longues veilles, par la faim, la soif, la nudité, vivant dans l'affliction et dans la douleur, s'exposant à toutes choses, et les plus pénibles pour la gloire de son Maître, dans les voyages, dans les villes, dans le désert, sur mer, sur terre, souffrant de toutes sortes de personnes, de ceux de sa nation, des Gentils, des faux frères, les fouets, les verges, les naufrages, les prisons, et souvent se trouvant proche de la mort, avoue qu'il est dans la peur, et dans la peur d'être damné.
S. Jean Chrysostome méditant les périls du monde, gémit dans l'amertume de son cœur. Je ne sais, dit-il, où j'en suis, et je ne saurais revenir de l'étonnement où me met la chute de David, ce qui a donné plusieurs fois de l'émotion à mon esprit, ce qui m'a grandement affligé. Je considérais que David était le père de Jésus-Christ, à raison qu'il en tirait son origine selon la chair, qu'il avait vécu dans l'innocence, qu'il était plein d'humilité, qu'il se confiait en Dieu, dont Dieu avait dit qu'il était selon son cœur, qui faisait du bien à ses ennemis, qui portait le cilice, qui jeûnait très-rigoureusement, qui s'appliquait à la prière au milieu des plus grandes occupations que l'on puisse avoir en cette vie, sept fois le jour, qui faisait l'oraison au lever de l'aurore, à midi et le soir ; qui se levait toutes les nuits à minuit pour rendre ses adorations à l'infinie Majesté de Dieu, et qui fortifié de la sorte ne laisse pas de tomber à la seule vue d'une femme. Après cela, ou il faut être insensible, ou dans la dernière présomption, si l'on ne passe pas toute sa vie dans la crainte et le tremblement. Si ceux qui sont comme des étoiles brillantes, tombent du ciel de la plus sublime perfection, et à la moindre occasion, que ne doivent pas craindre les hommes rampants sur la terre, remplis de faiblesses, qui ne peuvent se soutenir, tout pleins de blessures, et au milieu d'une infinité de dangers ?
Saint Anselme, Archevêque de Cantorberi, qui a eu l'honneur d'être appelé le Chapelain de la Mère de Dieu, pour sa rare dévotion envers cette auguste Reine du Ciel, et à raison de ses incomparables grandeurs qu'il a prêchées, et dont il a écrit avec un zèle singulier, vit un jour dans une extase un grand fleuve impétueux qui entraînait quantité d'ordures, trouble, sale et vilain étrangement ; et il entendit une voix qui disait : Ce fleuve est le monde, et c'est de cette eau dont les hommes de la terre son abreuvés.
C'était le sentiment de saint Augustin, qui s'écrie : Malheur à toi, fleuve du monde. Qui pourra ne pas se laisser emporter à l'impétuosité de tes eaux ? Jusqu'à quand ne seras-tu point desséché ? jusqu'à quand entraîneras-tu après toi les malheureux enfants d'Ève dans les abîmes d'une mer épouvantable ? Mais ce saint Docteur remarque que la coutume est l'un des plus gros torrents de ce fleuve, et l'un des plus rapides, qui enlève le plus de monde, et les jette dans le précipice. Quand le Saint-Esprit, par le Prophète Isaïe, dit : Malheur à la nation pécheresse, au peuple chargé d'iniquités, plusieurs Interprètes pensent qu'il parle aux pécheurs habitués dans leurs péchés, qui n'ayant point résisté à la coutume, se sont fait une nécessité de pécher, qui les tyrannise cruellement. Ainsi on entend dire aux moindres : Que fera-t-on ? c'est la coutume ; et de la sorte on est damné pour jamais par coutume. On a honte même, comme le remarque saint Augustin, de ne pas faire comme les autres. Si l'on porte des habits trop magnifiques, ou même qui ne soient pas assez modestes, on rougira d'être vêtu chrétiennement ; car ce n'est pas la mode. Maudites modes que le diable invente quand elles sont contre la modestie, et que l'on aime mieux suivre, que celle de Jésus-Christ. Si l'on est trop libre dans les compagnies et dans les divertissements, on veut faire comme les autres. Si on fait des dépenses excessives, si l'on emploie l'argent au jeu, on est de ces parties, et l'on ne fait pas réflexion que ceux qui se sauvent sont en petit nombre, et qu'ainsi l'on ne doit pas faire comme le grand nombre, puisqu'il faut être du petit, si l'on aspire véritablement au salut. Qui pourrait jamais expliquer les maux des méchantes coutumes dont le monde est rempli ? S. Chrysostome faisant attention sur les maux qui en arrivent, s'étonne des Juifs, qui étant nourris de la manne, qui était une nourriture céleste, et du ministère des saints Anges, c'est pourquoi elle est appelée le pain du Ciel et le pain des Anges, ne laissaient pas de regretter les oignons d'Égypte, parce qu'ils y étaient accoutumés. Ainsi la maudite coutume du monde est cause que l'on préfère la dure servitude de ses passions à la liberté glorieuse des enfants de Dieu, les plaisirs des sens à ceux de l'esprit, la chair à Dieu.
Le monde étant ainsi plein de toutes parts de dangers, notre Maître, dit S. Bernard, nous apprend dans la prière qu'il nous a enseignée, de demander à Dieu en toute humilité, de ne pas permettre que nous soyons tentés, notre faiblesse nous devant faire craindre la tentation. Il nous crie : Veillez et priez, afin que vous n'entriez pas en tentation, veillez, priez, de peur que l'on ne vous trouve endormis. Prenez garde que vos coeurs ne s'appesantissent par les soins de cette vie. Le Prince de ses Apôtres, saint Pierre, nous exhorte à être prudents, et à veiller dans la prière. Ces avis ne s'adressent pas seulement aux Ecclésiastiques et aux Religieux, aux Solitaires, aux personnes retirées. Quand notre Sauveur ordonne à ses Apôtres de veiller, il leur déclare qu'il dit à tous ce qu'il leur dit.
Les gens du monde ont une éternité de bonheur à acquérir, et une éternité de peines à éviter, aussi bien que ceux du Cloître. Ils ont le même Paradis à espérer, et le même Enfer à craindre. Il n'y a que cela de différence, que ceux qui sont séparés des embarras du siècle, sont incomparablement moins en danger, que ceux qui y demeurent. Cependant l'enchantement est si prodigieux, que le monde renvoie au Cloître l'application à la prière ; comme si les malades renvoyaient la médecine à ceux qui se portent bien ; comme si ceux qui marchent dans un chemin plein de voleurs et de précipices, ne s'appliquaient point à en éviter les périls, disant que ces soins sont bons pour ceux qui voyagent en des lieux où il n'y a rien à craindre. Voilà la folie du monde insensé. On dit qu'on n'a pas le loisir de penser à Dieu ; que l'on a trop d'affaires. Hé, quoi donc, il n'y aura que la seule et unique affaire, affaire d'une conséquence infinie, qui sera négligée ! Ces gens d'affaires, néanmoins, trouvent du temps pour boire, pour manger, pour dormir ; et jamais le monde a-t-il eu une seule personne, quelques affaires qu'elle ait eues, qui n'en ait pas trouvé le loisir ? Si ce n'est en de certaines heures, on en sait bien trouver d'autres. Ces gens d'affaires ne parlent-ils plus aux autres créatures ? Ô folie, qui n'a rien de pareil ! Il n'y a que Dieu à qui l'on n'a pas le loisir de parler : il n'y a que l'affaire de l'éternité qui ne nous occupe point.
Après tout, il n'y a point de moment dans la vie, dans lequel nous ne soyons en danger de perdre le Paradis, et d'être damnés. Il est très certain que tous les hommes seront ou sauvés, ou damnés ; qu'ils seront pour une éternité, ou dans le Paradis, ou dans l'Enfer. Où serez-vous, vous qui lisez ceci ? À quoi pensez-vous, si vous n'y pensez bien ? De là vient la nécessité de l'oraison mentale. Elle est telle, que saint François de Sales, que chacun sait n'avoir pas été emporté en matière de dévotion, veut néanmoins que les gens mêmes qui vivent dans le siècle et dans l'embarras du ménage, en fassent tous les jours une heure ; et cela avec tant d'exactitude, que si l'on n'a pas eu le loisir le matin, qu'on ne reprenne le temps vers le soir. Nous en pourrons parler encore avec le secours divin, dans la suite de ce Traité.
Mais écoutons ici le grand Maître, notre divin Sauveur, qui dit qu'il faut toujours prier, et ne se point relâcher ; qu'il faut veiller et prier en tout temps. Écoutons son Apôtre, qui nous dit : Priez continuellement, faites en tout temps par l'esprit toutes sortes de prières et des applications à Dieu, et veillez par lui en offrant des vœux avec grande instance : qui nous avertit que le jour du Seigneur arrivera, comme un voleur qui vient la nuit. Car lors, nous apprend-il, que les hommes se vanteront d'être en paix et en assurance, ils seront surpris par une soudaine ruine qu'ils ne pourront éviter, comme une femme est surprise par les douleurs de l'enfantement. Il crie ensuite aux Chrétiens, qu'ils ne sont pas dans les ténèbres pour être surpris par ce jour comme par un voleur : qu'ils sont tous enfants de la lumière et du jour, et non pas des enfants de la nuit et des ténèbres : qu'ils ne doivent donc pas s'endormir comme les autres, mais veiller et être sobres. Écoutons le Prince des Apôtres, qui nous dit : Soyez prudents, et veillez dans la prière ; et il parle de la sorte après avoir donné avis que la fin de toutes choses était proche. Écoutons le Disciple de l'amour, et le Disciple bien aimant et bien-aimé, qui nous dit : Heureux celui qui veille, et qui conserve ses vêtements, afin qu'il ne marche point nu, la grâce dont nous devons être revêtus ; de peur qu'en étant dépouillés nous ne demeurions confus devant Dieu et ses Anges.

(Extrait de Le malheur du Monde, par M. Henri-Marie Boudon)


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