Proposons ici aux chrétiens et aux âmes intérieures quelques réflexions salutaires.
Qu'est-ce que le temps par rapport à moi ? C'est mon existence présente et actuelle. Le temps passé ou mon existence passée, n'est plus rien pour moi ; je ne puis ni le rappeler ni y rien changer. Le temps à venir, ou mon existence future, n'est point encore, et peut-être ne sera jamais. Il ne dépend pas de moi ; je n'y puis pas compter, et le plus puissant monarque du monde ne saurait se répondre d'un seul instant de vie. Ces deux vérités ne sont ignorées de personne, et très peu en tirent les conséquences qu'ils en devraient tirer. Il est vrai et certain que je n'ai à moi que le moment présent, qui est indivisible, que rien ne peut fixer, non pas même la pensée, et qui s'échappe avec une rapidité que rien n'égale.
Ce moment présent ou cette existence actuelle, de qui le tiens-je ? De Dieu. C'est lui qui m'a fait passer du néant à l'être, il y a tant d'années ; c'est lui qui m'a conservé l'existence à tous les instants, et qui me la conserve à l'instant présent. Me la conservera-t-il à celui qui suit immédiatement ? Je l'ignore, et rien au monde ne peut m'en donner l'assurance.
Pourquoi le temps m'est-il donné ? Pour mériter une heureuse éternité. Je subsisterai éternellement, la foi me l'apprend ; la raison même m'assure d'une autre vie ; le désir de l'immortalité réside au fond de mon cœur ; et ce désir que Dieu lui-même y a gravé, ne peut être frustré de son objet. Je suis donc né pour l'éternité. Mais cette éternité sera heureuse ou malheureuse. C'est selon l'usage que je ferai du temps. Si je me repens d'en avoir mal usé, si je commence à en bien user, si je persévère jusqu'au moment où le temps cessera pour moi, je serai éternellement heureux. Si j'en ai fait, si j'en fais encore mauvais usage, si j'en use mal par la suite, et que la mort me surprenne dans cet état, je serai éternellement malheureux.
Mon sort éternel est donc attaché à l'usage que je fais du temps ; et, puisque ni le passé ni l'avenir ne sont en mon pouvoir, il est vrai de dire que mon éternité dépend toujours du moment actuel. Or, à ce moment, quel est mon état ? Voudrais-je mourir tel que je suis ? Voudrais je courir le risque de mon éternité ? Si je ne le voulais pas, ne suis-je pas un insensé de rester dans l'état où je suis, de compter sur l'avenir, tandis que je ne suis pas sûr du moment qui suit, tandis qu'entre l'éternité et moi il n'y a peut-être qu'un instant ?
Tous les événements de la vie, au péché près, peuvent contribuer à mon heureuse éternité. Il n'y a que le péché seul qui puisse me la faire perdre. Et, qu'est-ce que le péché ? Une détermination d'un moment. Dès que le péché est formé dans ma volonté, soit que l'acte extérieur s'ensuive ou non, si je meurs en cet état, je suis perdu pour jamais et sans ressource ; et je n'ai nulle assurance de ne pas mourir sitôt que le péché sera formé dans mon cœur. Quelle folie donc de consentir à ce qui peut me perdre pour toujours, au moment même que j'y consens, et avant que j'aie passé à l'acte extérieur ?
Tous les autres maux qui arrivent dans le temps ne sont que des maux du temps, des maux qui peuvent se convertir en biens pour l'éternité, si on les prend chrétiennement et si l'on en fait un saint usage. Ils ne sont donc pas si fort à craindre, et il ne faut pas tant se tourmenter pour les éviter ou pour y remédier. Le péché seul est le mal de l'éternité, c'est un mal auquel on n'est pas sûr de pouvoir remédier quand on le commet ; c'est un mal qui ne peut se guérir que par le repentir, mais un repentir qui peut-être ne sera pas en notre pouvoir, et qui n'y sera pas si Dieu même, en nous laissant le temps, ne nous accorde, par pure bonté, une grâce de conversion.
De ces réflexions bien approfondies, il m'est aisé de conclure quel emploi je dois faire du temps. 1° Ne jamais rien faire qui puisse m'exposer à perdre l'éternité bienheureuse. 2° Faire de chaque moment l'usage que Dieu veut que j'en fasse pour mériter cette heureuse éternité. 3° Ne remettre jamais à un moment qui peut être me manquera, ce que je puis et dois faire au moment présent. 4° Ne donner à aucun amusement frivole, encore moins dangereux, à aucune occupation inutile, à l'oisiveté, un temps dont les moments sont si précieux. 5° Enfin, me persuader qu'une vie qui peut finir à chaque instant, et qui m'est donnée pour mériter un bonheur éternel, doit être une vie très-sérieuse, une vie partagée entre ce que je dois à Dieu, à mon état, à la société ; une vie où je ne m'accorde d'autre délassement que celui que Dieu même autorise ; en sorte que ce délassement ne soit pas perdu pour l'éternité. Quelle réforme ne ferait pas dans le monde cette morale si vraie, si solide, sur laquelle roule notre plus grand, notre unique intérêt ! Voilà pour le commun des chrétiens.
À l'égard des âmes intérieures, elles ne doivent plus regarder le temps comme étant à leur disposition ; elles ne doivent pas se croire maîtresses d'un seul moment. Puisqu'elles se sont données à Dieu, leur liberté et l'usage qu'elles en doivent faire, lui appartient à tous les instants. C'est à lui de leur inspirer à chaque instant ce qu'elles ont à faire, à lui de régler tous leurs actes intérieurs, toutes leurs actions extérieures, même leurs amusements innocents. Il est devenu le maître de tout cela par le don qu'elles lui ont fait d'elles-mêmes. Elles se reprendraient si elles faisaient un pas, si elles disaient une parole par leur propre mouvement, sans le consulter. Elles ne sont pas plus gênées pour cela ; au contraire, Dieu les traite comme ses enfants ; et, tant que leur cœur est à lui, il les laisse jouir d'une liberté que les simples serviteurs ne connaissent point.
L'unique usage que ces âmes doivent faire du temps, est d'être attentives à chaque moment à ce que Dieu demande d'elles, et d'être fidèles à l'accomplir. Moyennant cette attention et cette fidélité, qui passent bientôt en habitude, elles sont déchargées de tout autre soin ; et Dieu, maître de leur temps, en dispose lui-même à son gré. Il n'est plus besoin qu'elles regardent à quoi Dieu les applique, ni qu'elles délibèrent, ni qu'elles forment aucun projet. Dieu pourvoit à tout cela ; il ne les laisse pas un moment oisives ; il arrange tout ; il règle tout ; et, lors même qu'elles ne font aucune œuvre extérieure, il les tient toujours intérieurement occupées. Quand la vie intérieure n'aurait d'autre avantage que celui de nous mettre parfaitement en repos sur l'emploi du temps, et de nous donner une pleine assurance que tous nos moments sont employés selon les vues de Dieu, c'est un avantage inestimable, et qu'on ne saurait jamais acheter trop cher.
L'unique objet de l'âme intérieure est de glorifier Dieu, d'aimer Dieu ; de le glorifier par des actions, des souffrances qui sont toutes du choix de Dieu, et où elle n'a d'autre part qu'une fidèle correspondance ; d'aimer Dieu, non par des actes formels ni par des sentiments affectueux, mais par un dévouement effectif et continuel, par une remise continuelle de sa volonté entre les mains de Dieu.
Voilà à tout instant, et sans aucune interruption, son occupation intime. Sa situation extérieure change, elle passe du repos à l'action, de la santé à la maladie ; elle éprouve bien des vicissitudes tant au-dedans qu'au-dehors. À cet égard, elle est soumise au temps. Mais le fond de son cœur est immobile comme Dieu même, et inaccessible au changement, sinon qu'elle s'unit toujours davantage à Dieu, et qu'elle passe de plus en plus en lui. À cet égard, elle ne dépend plus du temps ; elle est, en quelque sorte, transportée dans l'éternité. Oui, dès l'instant qu'elle s'est donnée pleinement à Dieu, tant qu'elle ne révoque point ce don, tant qu'elle demeure dans la dépendance de Dieu, et qu'elle ne s'en retire point par quelque acte réfléchi, elle participe dans son fonds à la manière d'être de Dieu, puisqu'elle est à tout instant ce qu'il veut qu'elle soit. Elle opère en créature, mais Dieu la meut en Créateur ; et, comme cette motion divine est continuelle, et qu'elle y est toujours docile, nonobstant les misères et les faiblesses qui lui échappent, elle est sur la terre dans une immobilité approchant de celle des bienheureux ; et les vicissitudes du temps ne sont plus rien pour elle non plus que pour Dieu, parce qu'elles sont étrangères à la disposition permanente de son cœur.
Heureux ceux qui comprennent ceci ; plus heureux encore ceux qui le pratiquent !
(Extrait du Manuel des âmes intérieures)
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