vendredi 4 mars 2022

Le malheur du monde en ce qu'il n'est point du Royaume de Dieu


Rencontre de Sainte Thérèse d'Avila et de Saint Jean de la Croix

C'est notre Seigneur Jésus-Christ lui-même qui nous enseigne cette vérité. Il déclare hautement et publiquement en saint Jean, que son Royaume n'est pas de ce monde ; et il veut si fortement que les hommes le sachent, qu'il le répète deux fois. Il dit à son Père, que ses Disciples ne sont pas de ce monde, comme il n'en est pas. Et il le faut bien, puisqu'ils ont l'honneur d'être ses membres : car les membres d'un corps ne sont pas où le chef ne se rencontre point. Au contraire il disait aux Juifs : Vous êtes de ce monde, et je ne suis pas de ce monde.
Malheur au monde donc, puisque Jésus-Christ n'en est point. Il est donc sans Jésus-Christ, il demeure donc en lui-même. Et que fera-t-il, que deviendra-t-il dans sa faiblesse, dans sa misère, dans son rien ? Que profite à l'homme, dit notre Maître, de gagner tout le monde, s'il perd son âme ? Posséder tous les Empires, avoir toutes les Couronnes, jouir de tous les honneurs, de tous les plaisirs, de tous les biens de la terre, c'est ce qui ne sert de rien, si avec toutes ces choses on perd malheureusement son âme. Or sa perte est bien assurée sans notre Seigneur Jésus-Christ. Il n'y a point de salut en aucun autre, nous dit le Saint-Esprit dans les Actes des Apôtres ; car il n'y a point sous le ciel d'autre nom donné aux hommes, par lequel nous devions être sauvés. Malheur au monde, parce que les Disciples de Jésus-Christ n'en sont point, comme leur divin Maître n'en est pas. Malheur au monde, puisque les Juifs, les Gentils, les Infidèles en sont. Voilà ses disciples, ses sectateurs. Être du monde, c'est être comme les Juifs et comme les païens. Étrange état donc de ces gens, dont l'on dit qu'ils sont du monde, et qu'ils sont même bien du monde, c'est-à-dire, que non seulement ils sont malheureux, mais qu'ils sont plongés dans un extrême malheur. Héla, s'ils le connaissaient, et si les hommes trompés par l'estime qu'ils en font, le savaient ! Mais les paroles de Jésus-Christ font peu d'impression dans la plupart des esprits.
Comme cet adorable Sauveur voit que ses Disciples ne sont pas du monde, il s'adresse à son Père, et il lui fait une grande prière de les en séparer en vérité. Tous les Chrétiens en sont séparés par la sainteté de la grâce de leur Baptême, dans lequel ils y renoncent, et à toutes ses pompes. Mais ils en sont si séparés, que l'Apôtre nous déclare nettement, que nous tous qui avons été baptisés en Jésus-Christ, avons été baptisés dans sa mort ; parce que nous avons été ensevelis avec lui par le Baptême, pour mourir avec lui : afin que comme Jésus-Christ est ressuscité par la gloire et par la puissance de son Père, de même aussi nous marchions dans une nouvelle vie. Étant certain que si nous sommes entés en lui par la ressemblance que nous avons eue à sa mort, nous le serons aussi à sa résurrection ; car nous savons que notre vieil homme a été crucifié avec lui. Si nous sommes donc tous morts par le Baptême avec Jésus-Christ, nous ne devons avoir aucune part avec le monde, de même que les morts n'y en ont plus. Il faut que la grâce du détachement nous en sépare aussi véritablement, que la mort nous en prive généralement. Il faut y être, comme si l'on n'y était pas. Il faut s'y regarder toujours comme mort ; y vivre au milieu de sa contagion, sans en contracter rien de sa corruption. L'Apôtre, qui était l'un des véritables Disciples de notre Seigneur Jésus-Christ, assure ensuite que le monde lui est crucifié, et qu'il est crucifié au monde ; parce qu'étant mort avec Jésus-Christ, tout était mort pour lui en même temps. Il n'avait ni de vie, ni de considération pour aucune des choses pour lesquelles Jésus-Christ ne vit plus ; car il n'est point ressuscité pour vivre dans ce monde, et selon la vie de ce monde, c'est comme parle un pieux Interprète de ces paroles de l'Apôtre ; mais en Dieu et pour Dieu. De la même sorte ce grand Apôtre était mort à l'égard du monde, et il ne pouvait rien trouver en lui, que la privation de la vie qui est selon lui, et que l'opprobre et l'infamie des personnes crucifiées. Il était à l'égard du monde, comme les personnes qui meurent sur un gibet ; aussi il déclare qu'il en était traité, comme les ordures de toute la terre.
Le véritable caractère de tous ceux qui sont à notre Seigneur Jésus-Christ, est d'être morts au monde, et par suite de n'en être plus : c'est ce qui les distingue d'avec les Juifs et tous les infidèles, dont le caractère au contraire est d'être du monde. Cependant grand nombre de Chrétiens ne laissent pas d'être du monde. C'est pourquoi le Fils de Dieu priant pour ses Disciples, il demande à son Père qu'il les en sépare en vérité, et non seulement par des apparences extérieures. C'est à quoi les personnes du Cloître doivent prendre garde particulièrement ; puisqu'ils ne sont pas du monde, dit notre Maître à son Père, comme je n'en suis pas : séparez-les du monde en vérité. Votre parole est la vérité ; c'est-à-dire, cette doctrine est votre vérité, dans laquelle ils doivent être sanctifiés, non selon le monde, mais selon vous ; non selon les sens, mais selon leur régénération par le Baptême.
Ensuite il dit : Je me sanctifie moi-même pour eux, afin qu'ils soient aussi sanctifiés dans la vérité. C'est donc pour nous que cet aimable Sauveur s'est sanctifié, ou séparé dus son entrée au monde. Il s'en est séparé par sa naissance pauvre dans une étable ; dans toute la vie, vivant dans la pauvreté, le mépris et la douleur, caché dans la boutique d'un Charpentier ; dans sa vie convertissante, par les contradictions, humiliations qu'il a souffertes ; à sa mort, expirant ignominieusement sur une croix. Voilà ce qu'il a fait en notre nom, afin qu'au moins le détachement de toutes les choses de la terre fût dans nous dans la vérité. Car ce n'a pas été seulement pour ses Apôtres qu'il a prié de la manière ; car il dit encore à son Père : Ce n'est pas seulement pour eux que je vous prie, mais c'est aussi pour ceux qui croiront en moi par leurs paroles. Voyez, mon cher Lecteur, si vous en êtes vraiment du nombre, si la prière du Fils de Dieu est accomplie en vous. Êtes-vous séparé du monde en vérité ? n'y tenez-vous plus ? y êtes-vous mort ?
Y avez-vous la grâce d'y souffrir beaucoup de traverses et de contradictions ? Le feu Père Condren, l'un des plus illustres morts au monde de notre siècle, dont Dieu seul était son ciel, sa terre, tous ses honneurs, tous ses plaisirs, et tous ses biens ; qui n'a vécu que de l'esprit du sacrifice de tout l'être créé à la grandeur de Dieu, disait qu'il y avait grand sujet de craindre pour ceux qui possèdent leur repos en ce monde, et grand sujet d'espérer pour ceux dont les affaires sont toujours traversées. Le serviteur n'est pas plus grand que le maître, nous enseigne le Sauveur de tous les hommes. Si le monde vous hait, sachez qu'il m'a haï le premier. Si vous eussiez été du monde, le monde eût aimé ce qui était à lui ; mais le monde vous hait, parce que vous n'êtes pas du monde. Grand sujet donc de joie d'en être haï, et délaissé, et méprisé ; et c'est ce qui arrive ordinairement à ceux qui sont particulièrement à notre Seigneur : ni leurs paroles, ni leurs conversations, ni leur manière de vie ne plaisent pas au monde, qui se retire d'eux, qui ne les fréquente pas. Il faut être du monde pour lui plaire, y éclater, y faire bruit, avoir équipage, du train. Ceux-là ne manquent pas de visites, d'honneurs, de respects. Ils sont même recherchés par ceux qui par état sont séparés du monde, et dont l'esprit n'en étant pas entièrement détaché, ne considèrent pas beaucoup ceux qui ne font pas grande figure. C'est assez à un Ecclésiastique de n'avoir pas de biens, de vivre ne pauvreté, de n'avoir pas de train, pour n'être pas considéré dans les compagnies, pour ne recevoir pas de visites, pour être au rebut, et de ceux mêmes qui d'autre part font profession de pauvreté. Mais bienheureux ceux qui n'ont point de part en un monde dont le Fils de Dieu n'est pas, dont tous ses véritables Disciples n'en sont pas.
Malheureux ceux qui sont du monde, puisqu'il déclare que son Royaume n'en est pas. Il ne faut qu'avoir des yeux et les ouvrir pour découvrir pleinement cette vérité. Les Rois de la terre y sont obéis, y sont respectés, ils y ont leurs Officiers, et il y en a que l'on appelle pour ce sujet les Gens du Roi, ils font exécuter ponctuellement leurs ordres ; et si quelqu'un était assez misérable pour parler contre l'obéissance et le respect qui leur son dûs, à plus forte raison si l'on se révoltait contre eux, aussitôt on se saisirait de ces personnes, et on le doit faire, on les punirait. Dieu cependant est blasphémé par quelques-uns, il est offensé de tous côtés, les crimes deviennent publics, les scandales éclatent ; on attaque Dieu jusque dans sa propre maison, dans ses Églises par les irrévérences qui s'y commettent, tout demeure impuni. L'un des premiers Princes du Royaume, qui s'était donné à Dieu spécialement dans les dernières années de sa vie, voyant quantité de personnes qui lui faisaient la cour, dit à ceux qui étaient proches de lui : Si j'offensais Dieu, par une de ces personnes n'en dirait mot ; si l'on me faisait la moindre insulte, toutes seraient dans l'émotion, mes Officiers mettraient l'épée à la main pour ma défense, on arrêterait aussitôt la personne qui m'aurait voulu insulter.
Ce Prince disait une vérité, qui n'a pas seulement lieu à l'égard des personnes de sa haute qualité, dont la crainte pourrait empêcher ceux qui ne sont pas encore morts au siècle, de prendre la liberté de les faire souvenir de leurs offenses contre Dieu. Mais ce qui est incompréhensible, on garde même le silence à l'égard des personnes les plus viles de la terre. Que l'on entende blasphémer un homme de rien dans les rues, on ne dit mot ; que l'on entende proférer des paroles déshonnêtes, on se tait. Dans les Églises où l'on a assez d'insolence pour y traiter avec peu de respect la Majesté infinie d'un Dieu, on n'a pas assez de hardiesse pour s'y opposer : dans les compagnies on y rougit pour l'Évangile, on n'oserait en soutenir les maximes.
Il y a encore plus : les Rois de la terre envoyant des ordres, donnant des déclarations pour empêcher les crimes publics, les scandales, les blasphèmes, les irrévérences dans les Églises, enjoignant à leurs Officiers d'y tenir la main, les menaçant même de peines ; tous ces ordres demeurent sans exécution, on les néglige. Si l'on y veille un peu de temps, comme on a fait il y a peu, au sujet des irrévérences dans les Églises, ensuite des ordres du Roi, et sur les plaintes que les nouveaux convertis faisaient, qui s'étonnaient du peu de respect que l'on avait pour la présence du Corps d'un Dieu dans nos Temples, dont on leur faisait un article de Foi ; et qui disaient que l'on était beaucoup plus modeste dans ceux qu'ils quittaient, où l'on ne croyait pas cette présence. Si l'on a veillé quelque temps pour faire observer les ordres de notre grand Monarque sur ce sujet, ils ont été bientôt négligés.
Disons encore que le Royaume de notre Seigneur Jésus-Christ, bien loin d'avoir quelque lieu dans le monde, y trouve des oppositions de toutes parts. Il suffit souvent d'y proposer quelque dessein pour sa gloire, pour y rencontrer des contradictions. Les plus grandes œuvres pour son honneur sont celles qui sont les plus combattues. Les personnes qui travaillent le plus pour l'établissement de ses divins intérêts, sont celles que l'on persécute. Chose étonnante parmi des Chrétiens ! que le relâchement s'introduise, soit dans le Clergé, soit parmi les Religieux, on ne fait pas grand bruit, on le tolère ; et c'est ce qui est cause de tous les désordres qui en arrivent. Que l'on travaille pour le rétablissement de la discipline ecclésiastique, ou l'observance régulière, on y aura des difficultés inexplicables. Sainte Thérèse dans ces derniers siècles, et ce Séraphin terrestre le bienheureux Jean de la Croix s'appliquèrent avec un zèle divin pour rétablir le premier esprit du Carmel : quand ils auraient conspiré contre l'État, et qu'ils auraient pris des desseins de perdre les villes et les Provinces, on n'en aurait pas été plus ému. Quelles persécutions n'ont-ils pas souffertes, les prisons, les calomnies, et toutes sortes d'opprobres !

(Le malheur du monde, M. Boudon)


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