Malheur à vous qui riez : c'est un Dieu qui parle, à qui les sens et l'esprit humain avec tous ses raisonnements le doivent céder : et certainement c'est être malheureux de porter des marques que l'on n'est pas des disciples de Jésus-Christ, qui ont les pleurs pour partage. C'est ceux à qui ce Dieu incarné dit : En vérité, en vérité, je vous dis que vous pleurerez, et que vous gémirez. Le monde se réjouira, et vous serez dans la tristesse. Ces paroles du Sauveur doivent être sérieusement méditées ; car cette répétition, En vérité, en vérité, marque quelque chose de grand et de très-certain. Elles nous apprennent indubitablement que les pleurs, les gémissements, les afflictions sont le partage de ses véritables disciples, et la joie du siècle le partage du monde.
Ceux qui sont à Jésus-Christ, écrit l'Apôtre, ont crucifié leur chair avec leurs vices et leurs passions ; parce que, selon la remarque d'un Interprète, la grâce du Baptême qui est toujours vivante en eux, les a entés en Jésus crucifié, et que le vieil homme est toujours cloué à la croix avec Jésus-Christ : de sorte que la vie du Chrétien est une continuelle mort à la chair et aux vices, et une vie de personnes ressuscitées. Tous les Chrétiens sont des crucifiés, ce qui ne peut être sans douleur et sans beaucoup de peines. Tous doivent porter leur croix à la suite de leur maître, sans aucune exception. Si quelqu'un veut me suivre, déclare-t-il, qu'il renonce à soi-même, qu'il porte sa croix, et qu'il me suive. Il n'y a point de réserve, dit S. Jean Chrysostome : si l'on veut être Chrétien, il faut porter sa croix ; quand on serait Roi, Général d'armée, Soldat, il n'y a point d'état, de condition, de qualité, de sexe, d'âge, qui en soient exempts : et certainement s'il a fallu que Jésus-Christ ait souffert pour entrer dans sa gloire, y a-t-il une pure créature qui puisse espérer d'y entrer sans souffrances ? Tous ne sont pas appelés au célibat, c'est une grâce particulière pour les personnes qui sont le plus en faveur auprès du Fils de Dieu : tous ne sont pas appelés au Cloître, à la solitude, aux grands emplois extérieurs, à la prédication de l'Évangile, à faire de grandes choses ; mais tous, sans excepter un seul, ont vocation pour porter leur croix.
C'est pourquoi les Saints qui marchaient dans la lumière, ont tremblé quand ils n'en ont pas vu les marques. Un Évêque, homme de Dieu, faisant voyage, entra dans la maison d'un riche, qui l'entretenant lui apprit qu'il abondait en tout ce que le monde appelle prospérité ; qu'il avait nombre d'enfants tous bien nés, de grands biens, beaucoup de santé, et enfin toutes les aises de la vie, sans savoir ce que c'était que l'affliction. À ces paroles l'Évêque se trouva plein de crainte, et donna ordre à ceux de sa suite de se retirer aussitôt ; ce qu'il fit avec eux. La colère de Dieu, dit ce Pontife, est sur cette maison ; et à peine étaient-ils sortis, qu'elle tomba et accabla sous ses ruines ceux qui y étaient. Le méchant, dit le Prophète Roi, a aigri le Seigneur ; la grandeur de sa colère fera qu'il ne s'en mettra plus en peine : il l'abandonnera à ses plaisirs. Les méchants, dit encore le même Psalmiste, ne sentent point les misères humaines comme les autres, et ils ne souffrent point les châtiments que souffre le reste des hommes. C'est pourquoi l'orgueil s'est saisi d'eux. Leur iniquité, comme à force de s'être engraissée, est sortie au dehors. Ils ont passé dans toutes les passions de leur cœur. Ils ont porté leur bouche jusque dans le ciel, et leur langue a passé sur la terre sans épargner personne. Voilà ces méchants et ces heureux du siècle qui possèdent des richesses. Vous voyez, s'écrie ici S. Bernard, que jamais Dieu n'est plus irrité que lorsqu'il ne se met pas en colère. S. Jérôme remarque que la bonace de la prospérité du siècle est une horrible tempête.
Le Saint-Esprit dit aux Hébreux : Le Seigneur châtie celui qu'il aime, et il ne reçoit aucun pour son fils, qu'il ne lui fasse sentir ses verges. Persévérez dans la docilité, Dieu vous traite comme ses enfants : car qui est l'enfant qui ne soit point corrigé par son père ? et si vous êtes exempts de la correction que tous les enfants ont reçue, vous êtes donc batards, et non pas de légitimes enfants. Que si nous avons respecté nos pères selon la chair, lorsqu'ils nous ont châtiés, combien plus devons-nous honorer par notre soumission celui qui est notre père selon l'esprit ?
S. Bernard touché vivement de ces vérités demandait à Dieu qu'il le châtiât en ce monde. Le saint homme Job soupirait après les souffrances, il les demandait avec instance après tant de maux qu'il avait endurés ; il protestait que sa consolation serait que Dieu ne l'épargnât point. Cela ne surprend point le véritable fidèle, qui croit à la divine parole, qui nous enseigne que ceux qui ne sont pas du nombre des personnes affligées, ne sont pas du nombre des enfants de Dieu. Notre-Seigneur, dit un Saint, est son enfant qui est sans péché, mais il n'est pas sans croix. De là vient que le S-Esprit nous apprend que les Sages ont leur cœur dans les choses affligeantes, et les fous dans les vaines joies ; et qu'il vaut bien mieux aller en une maison où il y a de la douleur, que dans une maison de banquet et de festin. C'est pourquoi il est encore écrit en Job : Que le fou s'enracine dans la terre, et que sa prospérité est un sujet de malédiction. Adam, dans l'état même d'innocence, a fait une chute épouvantable dans le Paradis terrestre où il n'y avait que des délices ; et les plaisirs, selon la remarque de saint Augustin, ont fait plus de mal à Salomon que toute sa sagesse ne lui a profité.
Malheur au monde donc dans ses plaisirs, malheur à ceux à qui tout y rit par une prospérité abondante, Malheur à vous, dit l'Esprit de Dieu, qui vous levez dès le matin pour vous plonger dans les excès de la table. Saint Jérôme a entendu particulièrement ces paroles des Pasteurs de l'Église, qui sont comme enivrés de l'amour du siècle, que quelques-uns d'eux boivent depuis le matin jusqu'au soir, c'est-à-dire dans toute la conduite de leur vie, pendant que les peuples meurent de faim, et sont sans aucune instruction. Ce qui est cause que l'enfer a étendu ses entrailles, et qu'il a ouvert sa gueule jusqu'à l'infini ; et ce qu'il y a d'illustre et de puissant, y descend en foule. Et le même Esprit de Dieu dans le Prophète Joël, parlant à ceux qui mettent leur joie dans les plaisirs de la table, qui boivent le vin avec plaisir, ne leur laisse que les cris et les hurlements comme les chiens et les loups. Saint Paul parlant de ceux qui font leur Dieu de leur ventre, qui ne s'attachent qu'à leurs plaisirs sensuels, et qui mettent leur gloire en ce qui les devrait confondre, qui ne pensant qu'à la bonne chère, se glorifient dans les excès de la bouche, et dans l'impudicité dont ils devraient plutôt rougir, il écrit qu'il en parle en pleurant, ne pouvant contenir ses larmes à la vue de leurs dérèglements ; il les appelle les ennemis de la croix de Jésus-Christ que l'Église invoque comme notre unique espérance, aussi il apprend que leur fin sera la perdition.
C'est la doctrine de son grand Maître : Celui qui aime sa vie, la perdra ; et celui qui hait sa vie en ce monde, la conservera pour la vie éternelle. Aimer sa vie, ou sauver sa vie, car notre seigneur dit tous les deux, c'est vivre dans les plaisirs et le faux repos de ce monde : mais ce qui est bien à remarquer, c'est que tous les quatre Évangélistes rapportent cette doctrine du sauveur de tous les hommes ; et saint Matthieu et saint Luc la répètent plusieurs fois en différents chapitres. Et de vrai on ne la peut trop insinuer à des hommes qui sont si portés à satisfaire leurs sens.
Mais malheur à eux ; car la joie du monde, qui est vaine, n'ayant rien de solide, qui n'est qu'une joie d'un moment par rapport à l'éternité, sera suivie d'angoisses inexplicables qui dureront toujours ; et les tourments, comme l'enseigne S. Jean dans l'Apocalypse, seront proportionnés à la grandeur de leurs délices. Les Dames qui auront eu plus de plaisirs en la vie, souffriront davantage dans l'Enfer. Voilà la récompense des malheureuses joies du monde.
Au contraire ceux qui n'oublient pas la consolation que Dieu leur donne par ces paroles : Mon fils, ne méprisez pas la correction du Seigneur, et ne vous découragez pas lorsqu'il vous reprend. C'est comme parle l'Apôtre aux Hébreux : Ceux qui tiennent pour un sujet de très-grande joie les afflictions qui leur arrivent, comme S. Jacques y exhorte dans son Épître Catholique, et qui en font un usage chrétien, qui sont du nombre des disciples de Jésus-Christ, à qui il a promis les gémissements et les pleurs, se réjouiront, et personne ne leur ravira leur joie ; car elle sera éternelle. Ah qu'il fait bon, et qu'il est avantageux de souffrir avec le Fils de Dieu durant le moment d'une vie qui n'est qu'une vapeur qui paraît pour un peu de temps, et qui se dissipe bientôt : c'est, comme en parle le Saint-Esprit dans l'Écriture, pour entrer dans sa joie pour un jamais, dont la grandeur ne se peut penser, et dont la durée est éternelle.
(Extrait de Le malheur du Monde, par M. Henri-Marie Boudon)
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