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dimanche 5 juillet 2020

Sur les trois mots qui furent dits à saint Arsène : Fuyez, taisez-vous, reposez-vous


Saint Arsène
Ces trois mots, qu'une voix du ciel fit entendre à saint Arsène, contiennent tout ce qu'il est nécessaire que nous fassions, de notre côté, pour répondre aux vues de Dieu sur nous. Il faut fuir tout ce qui peut nous détourner de Dieu ; il faut nous établir dans le silence extérieur et intérieur, pour entendre la voix de Dieu ; enfin, il faut fixer en Dieu seul toutes les agitations de notre esprit et de notre cœur.
Toutes les âmes que Dieu destine à la vie intérieure, ne sont pas appelées, comme saint Arsène, à fuir le monde pour se retirer dans la solitude ; mais toutes sont appelées à user de ce monde comme si elles n'en usaient pas, à s'en détacher d'esprit et de cœur, à n'avoir avec lui que les rapports indispensables ; en un mot, à éviter dans son commerce tout ce qui peut les éloigner de Dieu. Ce détachement va beaucoup plus loin et est beaucoup plus difficile qu'on ne pense. Il ne suffit pas d'éviter tout ce qui est péché et tout ce qui porte au péché, il faut encore éviter tout ce qui peut satisfaire les sens, la curiosité, l'estime de soi-même, le désir d'être loué, approuvé, considéré ; tout ce qui est capable de nous dissiper, d'attirer l'âme vers les objets extérieurs, de la faire sortir d'elle-même et de ce centre où Dieu habite. On ne saurait s'observer de trop près là-dessus, parce que nos rapports extérieurs sont la principale source de nos fautes, et la cause la plus ordinaire de notre peu de progrès dans la vie spirituelle.
Ce qui fait la grande difficulté de ce parfait détachement, c'est la pente prodigieuse de notre âme à se répandre sur les objets créés, à s'en laisser séduire, à y chercher son repos, à y attacher une solidité, une réalité qu'ils n'ont pas. Triste effet du péché originel dans les âmes même les plus innocentes, à plus forte raison dans celles qui ont eu le malheur d'offenser Dieu.
C'est encore l'amour de nous-mêmes et le désir que nous avons d'être aimés et estimés des autres. Pour en être aimés, il faut les aimer et aimer ce qu'ils aiment. Pour en être estimé, il faut les estimer ; il faut penser, il faut parler, il faut agir comme eux. Voilà la loi qu'impose le monde, la loi dont l'amour-propre nous fait un devoir, et à laquelle on sacrifie la loi de Dieu, les maximes de l'Évangile, les lumières de la raison et de la conscience.
Si l'on voit le monde autrement que par nécessité, par une absolue bienséance, et en se prémunissant intérieurement contre sa séduction, il est impossible que, soit par complaisance, soit par respect humain, soit par entraînement, on ne se conforme à ses jugements, à ses idées toutes naturelles, tout humaines et charnelles ; qu'on n'approuve, ou du moins qu'on n'excuse dans autrui ce que Dieu condamne, parce qu'on se rendrait ridicule si l'on pensait autrement que les autres, et si l'on osait opposer l'Évangile aux maximes reçues dans le monde.
Que faire donc pour pratiquer cette fuite du monde, si nécessaire et si recommandée ! Il faut le regarder comme le plus grand ennemi de la foi chrétienne, comme le plus dangereux séducteur, parce qu'il s'entend toujours avec notre amour-propre. Il faut s'en retirer le plus qu'il est possible, rompre toutes les liaisons inutiles, et qui n'ont pour objet que l'amusement ; il faut se taire beaucoup dans les compagnies, s'abstenir de dire son sentiment, et, lorsqu'on se croit obligé de le dire, le faire hautement et sans respect humain, se souvenant de cette parole de Jésus-Christ : Quiconque aura rougi de moi devant les hommes, je rougirai de lui devant mon Père.
Garder le silence extérieur et intérieur. C'est un abus de croire que la pratique du silence ne convienne qu'aux âmes consacrées à Dieu dans le cloître. Elle est nécessaire à quiconque veut devenir intérieur ; et ce n'est pas pour les seuls religieux que Jésus-Christ a dit qu'au jour du jugement on rendra compte de toute parole oiseuse. La démangeaison de parler est la marque infaillible d'une âme légère et dissipée. Je défie qu'au sortir d'une conversation inutile, on rentre aisément dans le recueillement, on fasse l'oraison ou quelque lecture spirituelle, avec la paix et le calme requis pour en profiter.
Mais ce n'est pas assez de garder le silence avec les autres ; il faut le garder avec soi-même, ne point s'entretenir avec son imagination, ne point se rappeler ce qu'on a dit ou entendu, ne point s'occuper de pensées inutiles, qui roulent sur le passé ou sur l'avenir. Quel moyen que Dieu se fasse entendre à une âme au milieu d'une si grande dissipation intérieure ? Et, si elle se permet de se promener ainsi sur toutes sortes d'objets, comment pourra-t-elle se recueillir pour prier ? Ce n'est pas une petite chose que de se rendre maître de son imagination, au point de la fixer sur le présent, sur ce qu'on fait actuellement, et de ne pas s'arrêter volontairement à cette foule de pensées qui nous passent continuellement dans l'esprit. Je sais qu'il ne nous est pas libre de ne point avoir ces sortes de pensées, mais il nous est libre de ne point y attacher notre cœur, de les mépriser et de n'en tenir aucun compte. Il nous est libre, lorsqu'elles sont la suite de quelque peine, de quelque révolte de l'amour-propre, de quelque désir, de faire à Dieu le sacrifice de cette peine, d'apaiser cette révolte, de réprimer ce désir. L'exercice de la mortification intérieure est un moyen efficace, mais unique, de parvenir à ce parfait silence de l'âme, qui nous dispose à une intime communication avec Dieu.
Enfin, fixer en Dieu les agitations de son esprit et de son cœur. En vain chercherait-on le repos hors de Dieu ; il n'est et ne peut être qu'en Dieu, et en Dieu seul. Ce n'est point en s'agitant, en s'empressant ni en agissant beaucoup qu'on parvient à se reposer en Dieu, c'est en faisant tomber toute agitation, tout empressement, toute activité, pour donner lieu à l'action de Dieu. Dieu est toujours agissant et toujours tranquille. L'âme unie à Dieu participe également à son action et à son repos. Elle agit toujours, lors même qu'elle ne s'en aperçoit pas; mais elle agit avec une grande paix. Elle ne prévient point l'action de Dieu, mais elle attend que Dieu la prévienne ; elle se meut sous l'impression divine, comme la main d'un enfant qui apprend à écrire se meut sous l'impression de la main de son maître. Si cet enfant n'a pas la main souple et docile, s'il veut former les traits de lui-même, il écrira mal. Cet enfant agit sans doute en écrivant, mais son action est dirigée par celle du maître. Le repos de cet enfant ne consiste pas à ne point mouvoir la main, mais à ne pas la mouvoir de lui-même, et à suivre l'impression qui lui est donnée.
Il en est ainsi de l'âme sous l'action de Dieu. Elle n'est point oisive un seul instant, comme l'imaginent ceux qui n'ont pas une vraie idée du repos en Dieu ; mais Dieu lui donne le branle et gouverne son action. Il est vrai que l'action de Dieu, ainsi que celle de l'âme, est quelquefois imperceptible, mais elle est toujours réelle ; seulement elle est alors plus directe, plus intime, plus spirituelle. Dans l'état même naturel, combien d'actes intérieurs que nous n'apercevons pas, et qui sont pourtant le principe de nos actions extérieures ? Je regarde, je parle, je marche, je détourne les yeux, je me tais, je m'arrête, parce que je le veux, et habituellement je ne fais pas attention à cet exercice continuel de ma volonté. À plus forte raison cela a-t-il lieu dans l'état surnaturel. On prie sans penser que l'on prie ; le cœur est uni à Dieu, et il ne s'aperçoit pas de cette union. Il ne faut donc pas dire qu'on ne fait rien et qu'on perd son temps dans l'oraison de repos ; mais il faut dire qu'on y agit d'une manière très réelle, quoique très-secrète, où l'amour-propre ne trouve rien qui le nourrisse, qui l'attache, qui le rassure. Et c'est en cela même que consiste l'avantage de cette oraison : elle est la mort et la destruction de l'amour-propre ; elle est le principe de la perte de l'âme en Dieu. Tant que l'âme croit connaître son état, tant qu'elle croit savoir où elle en est, elle ne se perd pas : elle a des points d'appui. Quand est-ce qu'elle commence à se perdre en Dieu ? C'est lorsqu'elle n'a plus rien de sensible, lorsqu'elle ne voit plus rien dans son intérieur, lorsqu'elle ne se permet plus d'y regarder, et que, ne faisant plus aucune réflexion sur elle-même, elle demeure abandonnée à la conduite de Dieu. Dieu la mène par degrés dans cette voie de perte, et la conduit par cette oraison insensible, jusqu'à ce que ne trouvant plus aucune ressource, ni en elle-même ni dans aucun homme, elle établisse uniquement sa confiance en Dieu, et qu'elle dise comme Jésus-Christ en croix, abandonné des hommes, et en apparence de son Père : Mon Père, je remets mon esprit entre vos mains ; je le remets pour tout ce qu'il vous plaira faire de moi dans le temps et dans l'éternité.
C'est à ce grand acte si glorieux à Dieu, si utile à l'âme, que conduit l'oraison de repos, bien entendue et bien pratiquée. De soi-même on ne peut s'y mettre, de soi-même on ne peut y avancer ; mais, lorsque Dieu nous y introduit, il faut avoir le courage de le suivre et de persévérer jusqu'au bout. Cela est donné à bien peu d'âmes ; et sainte Thérèse se plaint que la plupart renoncent à l'oraison de repos, lorsqu'elle cesse d'être sensible et aperçue, c'est-à-dire lorsqu'elle commence à être très-profitable à l'âme par la mortification de l'amour-propre.
Ne soyons pas de ces âmes lâches et intéressées, qui, dans le service de Dieu, ne cherchent qu'elles-mêmes ; mais n'y cherchons que Dieu, nous le trouverons, et, avec lui, la source de tous les biens.


(Extrait du Manuel des âmes intérieures)


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