Saint Paul |
La force en soi est donc une faiblesse réelle, et même une faiblesse extrême ; elle est un principe inévitable de chutes, et presque toujours des chutes les plus humiliantes. Au contraire, la faiblesse en soi, lorsqu'elle est accompagnée d'humilité et de confiance en Dieu, est une force réelle, une force toute-puissante, la force même de Dieu.
Mais pourquoi Dieu veut-il que nous soyons pénétrés de ce sentiment de notre faiblesse ? Pour faire éclater sa force en nous : c'est qu'il est infiniment jaloux que tout le bien qui est en nous, ne soit attribué qu'à lui seul ; c'est qu'il veut être reconnu comme le seul auteur et le seul consommateur de la sainteté ; c'est qu'il ne peut souffrir que, dans l'ordre de la grâce surtout, la créature croie pouvoir par elle-même la plus petite chose, qu'elle compte sur elle-même, sur ses résolutions, sur son courage, sur ses dispositions.
Le grand secret de la conduite de Dieu sur une âme qu'il veut sanctifier, est donc de lui ôter toute espèce de confiance en elle-même, et pour cela de la livrer à toute sa misère. Il permet que tous les arrangements qu'elle prend par son propre esprit, trompent ses espérances ; que ses propres vues, ses propres projets réussissent, mais que ses lumières l'égarent, que son jugement la séduise, que sa prévoyance soit vaine, que sa volonté chancelle, et qu'elle tombe à chaque pas. Il veut lui apprendre à ne pas compter du tout sur elle-même, et à s'appuyer uniquement sur lui.
Dans les commencements, lorsqu'on éprouve les effets sensibles de la grâce, que l'esprit se voit éclairé de grandes lumières, et que la volonté se sent transportée par de saints mouvements, il est naturel de se croire capable de tout faire et de tout souffrir pour Dieu ; on n'imagine pas qu'il soit possible de lui rien refuser, ni même d'hésiter tant soit peu dans les choses les plus difficiles. On va même quelquefois jusqu'à demander les plus grandes croix, les plus fortes humiliations, persuadé qu'on a assez de force pour les porter. Quand l'âme est droite et simple, cette espèce de présomption, qui naît du sentiment qu'on éprouve de la force de la grâce, ne vient que d'un défaut d'expérience, et ne déplaît pas à Dieu, lorsqu'elle n'est pas accompagnée de réflexions et de vaine complaisance en soi-même.
Mais Dieu ne tarde pas à guérir l'âme de la bonne opinion qu'elle a d'elle-même. Il n'a qu'à retirer sa grâce sensible, qu'à laisser l'âme à elle-même, qu'à l'exposer à la plus légère tentation. Bientôt elle sent du dégoût, de la répugnance ; elle voit partout des obstacles et des difficultés ; elle succombe dans les plus petites occasions ; un regard, un geste, une parole la déconcertent, elle qui se croyait supérieure aux plus grands dangers. Elle passe à l'extrémité opposée : elle craint tout, elle désespère de tout ; elle pense qu'elle ne pourra jamais se vaincre en rien ; elle est tentée de tout abandonner. Et, en effet, elle renoncerait à tout, si Dieu ne venait bien vite à son secours.
Dieu continue cette conduite à l'égard de l'âme, jusqu'à ce que, par des expériences réitérées, il l'ait bien convaincue de son néant, de son incapacité à tout bien, et de la nécessité où elle est de ne s'appuyer que sur lui seul. À cela servent les tentations où elle se voit cent fois prête à succomber, et où Dieu la soutient, lorsqu'elle ne voit plus de ressource ; la révolte des passions qu'on croyait éteintes, et qui se soulèvent avec une violence extrême, jusqu'à obscurcir la raison et mettre l'âme à deux doigts de sa perte ; des fautes de fragilité de toute espèce, dans lesquelles Dieu laisse exprès tomber l'âme pour l'humilier ; des dégoûts, des difficultés étranges dans la pratique de la vertu ; de fortes répugnances pour l'oraison et pour les autres exercices de piété ; en un mot, le sentiment vif et profond de la malignité de la nature et de son aversion pour le bien. Dieu emploie tous ces moyens pour anéantir l'âme à ses propres yeux, pour lui inspirer de la haine et de l'horreur pour elle-même, pour la convaincre qu'il n'est pas de crime si horrible dont elle ne soit capable ; pas la moindre bonne action, pas le moindre effort, pas le moindre bon désir, ni la moindre bonne pensée qu'elle puisse produire d'elle-même.
Quand après bien des coups, bien des chutes, bien des misères, l'âme est enfin réduite à ne plus compter sur elle-même pour la plus petite chose, Dieu la revêt peu à peu de sa force, lui faisant toujours sentir que cette force ne lui vient pas d'elle, mais d'en-haut. Et, avec cette force, elle entreprend tout, elle porte tout : souffrances, humiliations de toute espèce, travaux, fatigues pour la gloire de Dieu et le bien des âmes ; elle vient à bout de tout ; nulle difficulté ne l'arrête, nul obstacle ne lui résiste, nul danger ne l'étonne, parce que ce n'est plus elle, mais Dieu qui souffre et qui agit en elle. Non-seulement elle rapporte à Dieu la gloire de tout, mais elle reconnaît, elle éprouve que c'est lui seul qui peut et fait tout, et qu'elle n'est entre ses mains qu'un faible instrument qu'il meut à sa volonté, ou plutôt qu'un néant qu'il emploie à l'exécution de ses desseins. C'est ainsi que saint Paul, après avoir raconté les grandes choses qu'il avait faites et souffertes pour l'Évangile, ajoutait avec la plus intime conviction : Cependant je ne suis rien ; ce n'est pas moi, mais la grâce de Dieu qui est avec moi.
Une telle âme rend à Dieu toute la gloire qu'il peut attendre d'elle, et ne s'en réserve absolument rien pour elle-même, parce qu'elle se tient pour ce qu'elle est, pour un néant ; ainsi elle glorifie Dieu par tout ce qu'elle fait et souffre pour lui ; et elle le glorifie encore plus par cette disposition intérieure d'anéantissement. Oh ! combien ne faut-il pas être mort à soi-même, et par combien d'épreuves ne faut-il pas passer, pour en venir là ! Mais aussi quand on y est venu, on chante à Dieu un cantique continuel de louange ; ou plutôt Dieu lui-même se loue et se glorifie dans cette âme ; tout y est pour lui, elle ne prend rien, et ne peut rien prendre pour elle.
Mais que faut-il faire pour parvenir à être ainsi fort de la force de Dieu ? Je suppose la détermination ferme et inébranlable de ne rien refuser à Dieu, et de ne rien faire avec vue qui puisse lui déplaire. Ce fondement posé, je dis qu'il faut s'humilier de ses fautes, et ne jamais s'en troubler, les regarder comme une preuve de notre faiblesse, en tirer le fruit que Dieu veut que nous en tirions, qui est de ne plus compter pour rien sur nous-mêmes, de ne nous confier qu'en Dieu. Il faut encore nous défier des bons sentiments qui nous viennent dans certains moments de ferveur, ne pas nous croire meilleurs, ni plus forts, pour ces mouvements passagers ; mais juger de nous par ce que nous sommes dans l'absence de la grâce sensible. Il faut aussi ne jamais se décourager à la vue de sa propre misère, ni se dire : Non, jamais je ne pourrai faire ou souffrir telle et telle chose ; mais en reconnaissant qu'on est incapable du moindre effort de vertu, dire : Dieu est tout-puissant ; pourvu que je ne m'appuie que sur lui, il me rendra possible et facile ce qui passe mes forces. Il faut dire à Dieu comme saint Augustin : Donnez-moi ce que vous m'ordonnez de faire, et ordonnez-moi ce que vous voudrez. Il ne faut point s'étonner des répugnances qu'on éprouve, mais demander sans cesse à Dieu la grâce de nous élever au-dessus ; et, quand nous les avons surmontées, ne pas nous applaudir de cette victoire, mais en remercier Dieu. Enfin, il ne faut être ni présomptueux, ni pusillanime : deux défauts qui viennent, l'un, de ce que l'on compte trop sur soi-même ; l'autre, de ce qu'on ne compte pas assez sur Dieu. La pusillanimité vient d'un manque de foi ; la présomption, de ce qu'on ne se connaît pas soi-même. Le remède à ces deux défauts est de regarder Dieu comme l'unique principe de notre force. Comment serons-nous présomptueux si nous sommes convaincus que toute notre force nous vient d'ailleurs ? Comment serons-nous pusillanimes, si nous croyons, comme nous le devons, que notre force est la force même du Tout-Puissant ?
(Extrait du Manuel des âmes intérieures)
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