Caïn et abel (Vergara) |
Cette volonté, que Dieu avait créée droite, s'est pervertie par le péché originel, et nous naissons tous dans cette malheureuse perversité. L'ordre de la création a été renversé. Notre cœur avait une inclination naturelle à aimer Dieu par-dessus toutes choses. Depuis le péché, tout notre amour se porte vers nous-mêmes, et nous n'aimons rien que par rapport à nous. Encore, si l'amour que nous avons pour nous était raisonnable, si nous entendions nos véritables intérêts, l'amour de nous-mêmes nous ramènerait bien vite à Dieu, notre premier principe, notre dernière fin. Mais ce n'est plus la raison, ce ne sont point nos vrais intérêts qui règlent notre amour-propre. Cet amour est déréglé, parce qu'il nous constitue centre de tout; il est contraire à nos vrais intérêts, parce qu'il n'envisage que le bien présent, le bien sensible, et qu'il perd absolument de vue le bien spirituel, le bien surnaturel.
Il arrive de là que, dès la plus tendre enfance, nous nous portons de toutes nos forces vers les objets terrestres ; que nous ne cherchons de bonheur que dans leur jouissance ; que les besoins du corps, que ses plaisirs nous entraînent et nous asservissent ; que notre âme, enfoncée, pour ainsi dire, dans la matière, ou ne s'élève point, ou ne s'élève qu'avec les plus grands efforts vers les objets spirituels.
De là cette terrible concupiscence, source de presque tous nos péchés. Les Saints la connaissent et en gémissent, parce qu'ils sentent combien elle est avilissante pour eux, à combien de tentations elle les expose, et combien elle est contraire à l'ordre primitif qui soumettait l'âme à Dieu, et le corps à l'âme. Mais la plupart des hommes, même des chrétiens, loin de gémir de cette cruelle maladie, la chérissent, s'en font gloire, et se croiraient malheureux s'ils n'y étaient sujets. L'homme sans passion leur paraît un être sans mouvement et sans vie. L'homme qui combat ses passions, au lieu de leur céder, passe, à leurs yeux, pour un insensé, pour un ennemi de son bonheur.
De là cette effroyable difficulté que l'on trouve à comprendre, à goûter, à pratiquer la morale chrétienne, dont le but est d'anéantir en nous le règne de la concupiscence. Si cette morale nous semble belle, raisonnable, digne de l'homme, il ne faut pas croire que nous en soyons redevables à nos lumières naturelles. Jamais elle ne nous paraîtrait telle, si un rayon de la grâce ne nous éclairait. Mais qu'il y a loin de là à la pratique ! Nous formons, à l'aide de la grâce, des résolutions ; nous protestons à Dieu de notre fidélité ; nous nous croyons fermes et inébranlables ; mais à la première occasion nous succombons ; la moindre difficulté nous épouvante ; l'attrait du bien sensible nous fait tout oublier ; en un mot, nous tombons à chaque pas, et il nous est impossible de nous-mêmes de nous relever. Quelle faiblesse ! qu'elle est humiliante ! Je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je ne veux pas.
Encore, si je veux le bien, quoique faiblement, si je ne veux pas le mal, est-ce un bienfait de la grâce ; car la corruption et la malignité de ma volonté est telle, que ses premiers mouvements naturels l'éloignent du bien et la portent au mal. Il ne faut pas s'être étudié longtemps pour reconnaître en soi cette malheureuse disposition. Le cœur est presque toujours, chez nous, en guerre avec la raison. Celle-ci nous conseille une chose, la passion nous conseille le contraire. Nous voyons, nous approuvons le meilleur parti : nous suivons le plus mauvais. Un païen même l'a remarqué. Ce conflit de la raison et des passions tient l'âme dans une agitation continuelle.
Mais ce n'est là que le commencement de notre malignité. Elle s'irrite de la défense du mal ; elle s'emporte contre Dieu, auteur de cette défense. Elle s'épuise en raisonnements, en subtilités, pour se persuader qu'une telle défense est injuste, tyrannique, et que l'homme a droit de se livrer, sans frein et sans mesure, à toutes ses passions. Écoutez l'amour-propre : il veut être maître de tout, il prétend que tout lui appartient ; il ne respecte point le droit d'autrui. Toute résistance qu'on oppose à ce qu'il désire, lui paraît une injustice. Il envie aux autres tout ce qu'ils ont et qu'il n'a pas ; et non-seulement il le leur envie, mais il tente tous les moyens pour le leur arracher. Et il est certain que la passion ne respecterait rien, si elle était assez forte pour franchir toutes les barrières. Ce n'est jamais Dieu qui l'arrête, c'est la crainte des hommes et des lois humaines. Aussi substitue-t-elle, tant qu'elle peut, la fraude et la séduction à la violence. Au moins le crime est-il consommé dans le cœur, si l'on manque de courage ou de moyen pour l'exécuter. Il se commet bien des désordres dans le monde ; mais il s'en commet incomparablement plus dans le secret du cœur, qui ne passent jamais à l'effet faute d'occasions et de ressources. Qui verrait à découvert tout ce que les hommes convoitent, résolvent, trament dans leur intérieur, les jugerait mille fois plus mauvais qu'ils ne le paraissent.
Non-seulement la défense du mal irrite l'homme, mais elle lui est un attrait pour le commettre. La loi, loin d'arrêter la volonté, l'excite ; et le grand charme du péché est dans le péché même. Saint Paul l'a dit, l'expérience journalière nous l'apprend : il suffit qu'on nous défende une chose, pour nous donner envie de la faire. Une lecture, un tableau, un spectacle qu'on nous interdit, piquent notre curiosité, et nous n'avons point de repos qu'elle ne soit satisfaite. Ce qu'on nous cache, est ce que nous désirons le plus de savoir. Ce qu'on nous refuse est ce que nous désirons le plus d'avoir. Il semble que toute loi, toute gêne est un attentat contre notre liberté, et que ni Dieu ni les hommes n'ont aucun droit sur nos désirs. Peut-on porter plus loin la corruption et la malignité ?
Le comble est, qu'au lieu de rougir de toutes ces misères, on s'en fait gloire ; c'est qu'au lieu de les condamner, de les excuser du moins, on se les justifie; on se vante, et du mal qu'on a fait, et de celui qu'on n'a pas fait ; on se donne pour plus méchant que l'on n'est. Le triomphe des libertins entre eux n'est-il pas d'en chérir ainsi les uns sur les autres ? Et n'ont-ils pas honte lorsqu'ils se voient surpassés par d'autres dans l'art de la volupté et de la débauche ?
Si nous ne nous sentons pas capables de tous ces excès, nous ne nous connaissons qu'imparfaitement. Le fond de corruption est le même dans tous les cœurs ; et il ne faut qu'une seule passion à laquelle on se livre, pour le développer. Sondons un peu l'abîme de notre cœur ; rappelons-nous ce qui s'y est passé en telle et telle circonstance ; voyons où nous auraient conduits tel désir, tel penchant, tel mouvement, si l'éducation, si la crainte, si la religion ne les avaient pas réprimés, ou si l'occasion ne nous avait pas manqué. Rendons-nous justice, et soyons persuadés que, si Dieu n'avait veillé spécialement sur nous, il n'est pas de crime où notre corruption ne nous eût précipités. Remercions Dieu, et des péchés qu'il nous a pardonnés, et de ceux dont il nous a préservés. Et disons, avec saint Augustin, qu'il n'est pas de crime commis par un homme, dont un autre homme ne soit capable, et qu'il ne commît en effet, sans l'assistance divine.
Le fond de notre misère est si grand, que nous ne sommes pas capables d'en soutenir la vue ; et si Dieu nous le découvrait à plein, lorsque nous commençons à nous donner à lui, cela nous jetterait dans le désespoir. Aussi ne nous le montre-t-il que par degrés et avec une réserve pleine de sagesse. Mais, comme cette connaissance est absolument nécessaire pour nous rendre humbles, vigilants, pleins de défiance de nous-mêmes et de confiance en Dieu, à mesure que nous nous fortifions et que nous avançons dans la vertu, il nous met sous les yeux notre corruption et notre faiblesse. Par la grandeur du mal, il nous a fait juger du prix du remède; il nous approche de l'abîme d'où sa grâce nous a retirés, et nous en montre toute la profondeur. Ainsi fit-il voir à sainte Thérèse la place qu'elle aurait occupée dans l'enfer, s'il ne l'avait appelée à lui dans sa miséricorde. C'est ainsi que les péchés que nous avons commis ou que nous aurions pu commettre, servent de base à notre humilité et à notre sainteté.
Mais Dieu ne s'en tient pas là pour les âmes qu'il destine à une haute perfection ; il ne se borne pas à une connaissance spéculative de leur misère, il leur en donne une connaissance expérimentale. Pour cela, il attend que leur volonté soit assez confirmée dans le bien, pour qu'il ne soit plus à craindre qu'elles pèchent. Alors il leur fait éprouver le sentiment de leur corruption ; il permet que de mauvaises pensées et de mauvais désirs de toute espèce occupent leur esprit et leur cœur ; toutes leurs passions se déchaînent ; le démon joint ses noires suggestions aux penchants de la nature corrompue. Ces âmes si pures, si pleines d'aversion pour le mal, y sont plongées et enfoncées ; elles croient s'y plonger et s'y enfoncer elles-mêmes ; elles se voient toutes couvertes, en apparence, des péchés les plus horribles ; elles s'imaginent y avoir consenti, quoiqu'elles en soient plus éloignées que jamais. Leur directeur, qui connaît à fond leurs dispositions intimes, ne saurait venir à bout de les rassurer. Dieu les tient en cet état jusqu'à ce qu'elles aient acquis une humilité proportionnée au degré éminent de sainteté auquel il les destine. La vie d'un grand nombre de Saints fait foi de la vérité de cet état ; les mystiques ont donné des règles pour en faire le discernement, et pour conduire les âmes qui passent par cette épreuve. Saint Paul dit de lui-même que, pour l'empêcher de s'enorgueillir de la grandeur de ses révélations, Dieu lui faisait sentir l'aiguillon de la chair, et le livrait aux soufflets de l'ange de satan. Il ajoute, qu'ayant demandé trois fois à Dieu d'en être délivré, il lui avait répondu : Ma grâce te suffit ; car, la vertu se perfectionne dans la faiblesse, c'est-à-dire que le sentiment de notre propre faiblesse sert à faire éclater la force de la grâce et à épurer la vertu de l'homme.
(Extrait du Manuel des âmes intérieures)
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