Saint Jean sur le cœur de Jésus |
Tandis que nous sommes ici-bas, l'unique désir de Dieu est d'entrer dans notre cœur et d'y régner ; non pour faire son propre bonheur : qu'a-t-il besoin de nous pour être heureux ? mais pour faire le nôtre, non-seulement dans l'éternité, mais dès cette vie. Car il est certain, et par la raison, et par la foi, et par l'expérience, qu'il n'y a point de félicité pour l'homme hors de Dieu.
Pour nous procurer ce bonheur, que fait Dieu ? Il se tient sans cesse à la porte de notre cœur : il y frappe par les lumières, les bonnes inspirations, les remords, afin de nous porter à la recherche du bien et à la fuite du mal. Si nous étions attentifs, si nous rentrions souvent dans notre cœur, nous remarquerions qu'il y frappe à tout instant, et que, si nous ne l'entendons pas, c'est que nous nous mettons hors d'état de l'entendre. Il y frappe sans se rebuter pendant une longue suite d'années, ou, pour mieux dire, pendant toute notre vie. Sa patience à nous attendre est inconcevable : il souffre nos dédains, notre résistance, notre obstination avec une bonté, une persévérance qui passent toute expression.
Rappelez, Seigneur, à ma mémoire, le temps où vous avez commencé de frapper à mon cœur, et le temps où ce cœur a commencé de vous être rebelle. Rappelez-moi toutes vos invitations et toutes mes résistances. Hélas ! elles sont innombrables les unes et les autres. S'est-il passé un seul jour durant tant d'années, où vous ne m'ayez appelé et même plusieurs fois ? S'en est-il passé un seul où je n'aie rejeté votre voix. Quel excès de bonté de votre part. Quel excès d'ingratitude, de la mienne ! Ah ! Seigneur, cette double vue me pénètre et me confond ; elle excite en moi la plus vive horreur de moi-même, et une reconnaissance sans bornes pour vos bienfaits. Que de péchés, que d'abus de vos grâces ! Quelle ineffable patience à me souffrir, à m'attendre, vous qui dès le premier péché pouviez me précipiter pour jamais dans l'enfer ! Combien d'âmes y sont et y seront toujours, qui vous ont moins offensé que moi ! Pourquoi n'y suis-je pas comme elles ? C'est le secret de votre justice et de votre miséricorde. Je la bénirai, je la chanterai éternellement cette miséricorde, tandis qu'une foule d'âmes moins coupables seront éternellement les victimes de votre justice vengeresse.
Lorsqu'après avoir frappé plus ou moins longtemps, quelqu'un ouvre enfin la porte, Dieu entre ; il prend possession du cœur ; il y établit son empire, et il n'en sort plus, à moins qu'on ne l'en chasse. Il y entre avec un empressement, avec une joie que rien n'égale ; il y entre avec tous les trésors de ses grâces, résolu de les communiquer sans mesure à l'âme, si elle est aussi fidèle qu'il est libéral. Il pardonne, il oublie tout le passé ; l'âme surprise d'un si bon traitement, oublie presque elle-même qu'elle l'a longtemps et souvent offensé ; et si elle s'en souvient, c'est un souvenir qui n'a rien d'amer, et qui est dicté par l'amour et la reconnaissance. Il y fait couler un fleuve de paix, mais d'une paix intime, d'une paix délicieuse et au-dessus de tout sentiment. Si toutes les âmes n'éprouvent point ce que je viens de dire, c'est qu'elles reviennent à Dieu plutôt par un sentiment de crainte que par un sentiment d'amour ; c'est qu'elles se donnent à lui faiblement et avec réserve ; c'est que leur fidélité ne répond point à ses bienfaits. Aussi retombent-elles pour la plupart dans leurs péchés, et leur vie n'est-elle qu'une vicissitude continuelle de chutes et de pénitence. Mais, pour les âmes qui se donnent à Dieu pleinement, qui lui ouvrent leur cœur tout entier, et qui sont plus touchées de son amour que de leur propre intérêt, ces âmes goûtent, dès les premiers instants de leur retour, combien Dieu est bon, et quel accueil il fait au pécheur sincèrement converti.
Ah ! Seigneur, voilà ce que j'ai eu le bonheur d'éprouver, et je ne l'oublierai jamais. Oui, du moment que je me suis donné tout à fait à vous, vous avez effacé toutes mes iniquités, vous avez lavé mon âme dans le sang de votre Fils ; vous avez éclairé mon esprit d'une lumière céleste, vous avez versé dans mon sein une paix ravissante ; j'ai connu, j'ai senti combien il est doux d'être à vous, et combien tout ce qui n'est pas vous est digne de mépris. Chaque jour vous me comblez de nouveaux bienfaits ; chaque jour vous m'unissez plus intimement à vous, et vous me détachez des créatures et de moi-même. Donnez-moi donc la fidélité, ô mon Dieu ! donnez-moi la générosité. Que je regarde comme le plus grand des malheurs de vous refuser, de vous disputer même quelque chose. Quoi que ce soit que vous me demandiez, n'est-ce pas mon bien que vous consultez uniquement ? Et puis-je mettre mon bonheur ailleurs qu'à vous sacrifier tout sans réserve ? Vie d'amour, vie de sacrifice, vie d'holocauste, je commence à connaître tout votre prix ; je comprends que le vrai, le saint usage de ma liberté, ne peut et ne doit consister qu'à m'immoler moi-même, et à me laisser immoler de votre main.
Cette paix que l'âme goûte au commencement de sa voie, n'est rien en comparaison de celle que Jésus-Christ lui promet, même dès cette vie, si elle continue à être généreuse et fidèle. Le terme de la vie spirituelle est une union immédiate et centrale avec Dieu ; ce n'est plus union, c'est transformation, c'est unité ; c'est l'expression de l'adorable unité qui règne entre les trois personnes divines. Jésus-Christ le dit expressément dans la dernière prière qu'il fit à son Père pour ses élus. Qu'ils soient un en nous, dit-il, comme vous, mon Père, êtes en moi, et comme je suis en vous. Et dans l'Apocalypse, pour exprimer l'intime familiarité de ce commerce entre Dieu et l'âme : Je souperai, dit-il, avec lui, et lui avec moi. Il y aura une espèce d'égalité entre cette âme et moi ; ma table sera la sienne, et la sienne sera la mienne ; notre nourriture sera commune, et quelle nourriture ? Celle dont Dieu lui-même se sustente. Dieu passera donc dans sa créature, la créature passera en Dieu ; ils auront une même vie et un même principe de vie. Voilà ce qui est promis dès ici-bas à l'âme, et ce dont elle commencera à jouir sous le voile de la foi. Il faut se taire là-dessus. Cette communication divine est telle que l'âme même qui l'éprouve ne la connaît pas, et ne saurait la concevoir.
Mais, pour être un avec Jésus-Christ dans son état glorieux, il faut avoir été un avec lui dans ses opprobres et dans ses souffrances, il faut être tout à fait mort à soi-même, et à l'amour-propre dans tout ce qu'il a de plus intime. C'est à cette purification parfaite de l'âme que sont destinées toutes les épreuves par lesquelles Dieu la fait passer : épreuves nécessaires, parce qu'il est impossible qu'elle se dépouille autrement de sa propriété ; épreuves douloureuses, mais où Dieu soutient puissamment, et où l'âme n'a qu'à s'abandonner à Dieu et à le laisser faire ; épreuves dont un seul moment est plus glorieux à Dieu et plus profitable à l'âme, que toutes les bonnes œuvres et les saintes actions de la plus longue vie.
Ah ! mon Dieu, si je m'aime moi-même et si je vous aime plus que moi-même, puis-je me refuser à l'accomplissement de vos desseins sur moi, quelque rigoureux qu'ils puissent être pour la nature. Vous avez tout fait jusqu'ici pour moi, vous m'avez aimé lors même que je vous offensais. À présent que je suis à vous, que j'y veux être de toute la plénitude de mon cœur, ne devez-vous pas m'aimer incomparablement plus ? Qu'ai-je donc à redouter de votre amour, et pourquoi craindrais-je d'en être la victime ? Si cet amour me détruit et me consume, ce ne peut être que pour me faire renaître et revivre en vous. Je me livre donc et je m'abandonne sans réserve à tout ce qu'il vous plaira faire de moi. J'accepte d'une pleine et entière volonté toutes les croix que votre bonté m'a destinées ; je les embrasse et les chéris dès ce moment comme les plus précieuses faveurs que je puisse recevoir de vous, et je n'en veux plus être séparé jusqu'à mon dernier soupir. Ainsi soit-il.
(Extrait du Manuel des âmes intérieures)
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