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vendredi 3 juillet 2020

Aveuglement de l'homme



Je suis venu en ce monde, dit Jésus-Christ, pour exercer un jugement, en sorte que ceux qui sont aveugles voient et que ceux qui voient deviennent aveugles. Le Sauveur prononça ces paroles au sujet de l'aveugle-né, à qui il avait donné la vue de l'âme après lui avoir rendu la vue du corps, en présence des pharisiens, que ce miracle aurait dû éclairer, et qu'il ne fit qu'aveugler davantage. Le sens de cette sentence de Jésus-Christ est très-profond, et il nous regarde tous : tâchons de le pénétrer, avec le secours de sa grâce.
Nous naissons tous aveugles, par une suite déplorable du péché originel. Nous ne connaissons ni Dieu ni nous-mêmes. Nous sommes dans une ignorance profonde sur notre destination, c'est-à-dire incontestablement sur la chose la plus importante, ou plutôt sur la seule chose qui nous intéresse véritablement. Nous ne savons en quoi consiste le vrai bonheur, ni quelle route il faut tenir pour y parvenir. Cette ignorance est un fait auquel l'univers entier rend témoignage. Rappelons-nous ce qu'étaient tous les peuples avant la venue de Jésus-Christ, et ce que sont encore les nations à qui il n'a pas été annoncé.
Mais ce n'est pas encore le plus grand mal. Nous sommes aveugles, et nous ne savons pas que nous le sommes. Nés avec cette maladie, nous nous croyons en parfaite santé ; et jamais nous ne nous serions douté de notre aveuglement, si un Dieu fait homme n'était venu nous en tirer.
Le comble du mal est de croire qu'on voit, quoiqu'on ne voie pas. Ce mal a été celui des prétendus sages du paganisme et, chez les Juifs, des orgueilleux pharisiens.
Quoique le christianisme nous ait éclairés sur les objets essentiels, il n'a pas entièrement dissipé notre aveuglement. Tant que le propre esprit, tant que l'amour-propre subsiste en nous, nous sommes aveugles à bien des égards, et sur Dieu, et sur nous-mêmes. Sur Dieu : nous n'entendons rien à ses voies ; nous nous formons de fausses idées de la sainteté ; nous ne connaissons pas en quoi consiste la vraie vertu. Sur nous-mêmes : le fond intime de nos dispositions nous est inconnu ; clairvoyant sur les autres, nos propres défauts nous échappent ; nos jugements, en ce qui nous regarde, sont remplis d'illusions.
Comme cet aveuglement affecte l'âme, elle ne le connaît pas, et ne peut le connaître ; car, comment verrait-elle par elle-même qu'elle ne voit pas ? Ce mal est grand, mais il n'est pas sans remède. La lumière divine dissipe sans peine l'aveuglement, lorsqu'il n'est pas volontaire. Mais comment dissiperait-elle un aveuglement dont on ne veut pas convenir ? Comment éclairerait-elle des orgueilleux qui croient voir, et qui la rejettent, parce qu'ils pensent n'en avoir pas besoin ? Quel moyen qu'elle pénètre dans des esprits prévenus, entêtés de mille préjugés, obstinés à ne pas voir ce qu'elle leur montre, ou à voir les choses sous un faux jour, qu'ils se sont fait à eux-mêmes ? Cette maladie est bien commune chez les personnes de piété ; et, parce que sa source est dans l'orgueil, elle oppose à la grâce un obstacle que l'humiliation seule peut surmonter, et qu'elle ne surmonte pas toujours.
Jésus-Christ, la lumière du monde, est venu pour nous guérir de notre aveuglement. Mais il exerce, en cela, une espèce de jugement plein de bonté pour les uns, et de justice pour les autres. Il donne la vue à ceux qui ne voient pas, et il aveugle ceux qui voient. Que veulent dire ces paroles ? Est-ce que parmi les hommes, avant qu'il les éclaire, il en est qui ne voient pas, et d'autres qui voient ? Non ; tous sont également aveugles. Mais les uns, instruits par sa grâce de leur triste état, reconnaissent humblement qu'ils le sont : ils lui demandent avec instance leur guérison ; et ceux-là il les éclaire, et ne cesse de les éclairer tant qu'ils usent bien de sa lumière et qu'ils se laissent absolument conduire par elle. Les autres ne veulent pas convenir qu'ils sont aveugles ; et il les laisse dans leur aveuglement, qui devient incurable. Ou ils n'attribuent les lumières qu'ils reçoivent de lui, et se les approprient comme si elles venaient de leur fonds ; et, en punition, il les leur retire. Ou, enfin, ils usent mal des lumières qu'il leur donne : ils les négligent, ils les redoutent et les fuient ; et ils méritent justement d'en être privés.
De quel nombre sommes-nous et voulons-nous être ? Malheur à nous si nous adhérons à notre propre esprit, si nous voulons juger par nous-mêmes des voies de Dieu, et nous rendre les arbitres de notre propre conduite ! Dieu nous laissera à nous-mêmes. Et que peut-il arriver à un aveugle qui se conduit, sinon de tomber dans le précipice ! Malheur aussi à nous, s'il nous arrive de nous approprier les lumières que Dieu nous envoie, de les regarder comme notre bien, d'en tirer vanité, et de les faire servir à nourrir notre présomption ! Sa jalousie ne nous pardonnera pas ce larcin, et nous dépouillera d'un bien que nous usurpons. Malheur enfin à nous, si nous ne tirons pas des lumières que nous recevons tout le profit que Dieu a en vue ; si nous craignons d'être éclairés sur ce qu'il demande de nous, parce que nous ne sommes pas déterminés à lui donner tout ! Il donnera à d'autres les lumières qu'il nous destinait ; et, au lieu d'avancer, nous reculerons.
Imitons donc l'aveugle de l'Évangile ; persuadons-nous bien que nous sommes toujours investis de ténèbres, et que nous n'avons aucune ressource en nous-mêmes pour en sortir. Disons continuellement à Jésus-Christ : Seigneur, faites que je voie. Éclairez-moi, ou par vous-même, ou par celui que vous m'avez donné pour guide. Si nous avons à délibérer sur quelque chose, craignons de nous décider nous-mêmes ; craignons d'agir par un instinct de nature, par un mouvement de passion, par préjugé, par respect humain ; mais demandons humblement à Dieu qu'il nous éclaire, qu'il nous montre la vérité, et qu'il nous donne le courage de la suivre. Tenons notre esprit dans une dépendance continuelle de la lumière divine ; et soyons convaincus que, si elle nous quitte un seul instant, nous ferons un faux pas.
Ce n'est pas tout : rendons grâces à Dieu de ses lumières, reconnaissant que nous les tenons de lui. Ne comptons pas sur nos réflexions ni sur la pénétration de notre esprit. Les choses de Dieu ne s'entendent que par l'esprit de Dieu. Il se plaît à éclairer les âmes simples, qui sont pénétrées de leur ignorance, qui ne s'attribuent rien, qui ne jugent de rien par elles-mêmes, et qui rapportent à Dieu, comme à la source, tout ce qu'elles ont de connaissances. Oh ! si nous savions combien le propre esprit est dangereux, combien Dieu est jaloux de l'humilier, de l'abattre, de l'anéantir, nous n'aurions point de repos que nous ne l'ayons mis sous nos pieds, et nous en ferions le sacrifice avec la plus grande joie ; nous nous estimerions heureux d'être dans l'impuissance de rien prévoir, de réfléchir sur rien, de dire un seul mot, d'avoir une seule pensée, de former un seul jugement de nous-mêmes, et de dépendre, en tout cela, de la motion divine ; nous nous appliquerions à tenir toujours notre esprit dans une espèce de vide, afin que Dieu pût le remplir, à son gré, et nous étoufferions avec soin toute pensée que nous sentirions naître de notre propre fonds ! Heureuse l'oraison, heureux l'état où l'esprit n'agit plus que d'une manière directe et imperceptible ; c'est une preuve que Dieu s'en est emparé, et qu'il veut s'en rendre tout à fait le maître. Ne nous plaignons point de ce que cet état a de pénible. C'est une espèce d'aveuglement, mais qui est produit par la lumière divine : on n'y voit rien de distinct, mais, à la faveur de cette lumière, on distingue très-clairement, au besoin, tout ce qu'on a à faire. Que faut-il davantage ? Le repos de l'esprit en Dieu n'est-il pas préférable à l'exercice de l'esprit hors de Dieu ?
Enfin, usons de la lumière que Dieu nous communique, soit pour connaître notre misère et nous en humilier, soit pour discerner ce que Dieu veut de nous et le pratiquer, soit pour apercevoir nos défauts et nous en corriger. Ne craignons pas certaines vues que Dieu nous donne, parce que ces vues nous contrarient, et que l'exécution coûte à notre lâcheté. Ne haïssons pas le miroir qui nous montre notre laideur ; aimons la vérité qui nous reprend, et croyons qu'après la connaissance de Dieu, il n'est rien de plus utile pour nous que la connaissance de nous-mêmes. Bien plus, soyons persuadés que nous ne nous élèverons à la connaissance de Dieu qu'à proportion que nous connaîtrons et que nous sentirons mieux notre néant. Ce sont deux abîmes, dont l'un attire l'autre, selon l'expression de l'Écriture. Aveugles sur ces deux objets qui comprennent tout pour nous, disons avec saint Augustin : Que je vous connaisse, Seigneur, et que je me connaisse !


(Extrait du Manuel des âmes intérieures)


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