lundi 16 décembre 2019

De l'étude des Lettres, par le R.-P. Jean-Joseph Surin



Extrait du CATÉCHISME SPIRITUEL DE LA PERFECTION CHRÉTIENNE, TOME II, Composé par le R. P. J. J. SURIN, de la Compagnie de Jésus :




De l'étude des Lettres



Quelles sont les dispositions nécessaires à ceux qui s'adonnent à l'étude des Lettres ?

Ils ont un besoin particulier de mortification, de discrétion, et de pureté d’intention.


Pourquoi la mortification leur est-elle nécessaire ?

Pour réprimer cette ardeur impétueuse, qui accompagne ordinairement l'étude des Sciences. Outre que c'est une occupation honorable, et que le fruit qu'on en tire est fort attrayant ; la curiosité de l'esprit produit bientôt l'empressement, et de-là il arrive que bien des gens qui font profession de vertu, se portent à l'étude avec une application excessive ; qu'ils s'y plongent et s'y abîment, pour ainsi dire, et qu'ils en sont aussi esclaves, que les hommes les plus avares et les plus sensuels peuvent l'être de leurs richesses et de leurs plaisirs.
On ne saurait croire, quels grands préjudices apporte cette application démesurée. Premièrement, elle épuise la vigueur de l'esprit. Secondement, elle captive le cœur, et le rend incapable des fonctions de la vie spirituelle ; parce que le propre de ce grand amour de l'étude, est d'ôter le goût de la présence de Dieu. Ce mauvais effet, qui est particulier à cette passion, lui est aussi commun avec toute autre affection désordonnée, n'étant pas possible qu'on goûte Dieu quand on a de l'empressement pour quelque autre objet. Rien ne prouve mieux combien il importe aux personnes spirituelles de ne s'affectionner à rien de créé. Il est pourtant des goûts naturels et en quelque manière nécessaires qu'on peut avoir, et qui peuvent subsister avec celui qu'on a pour Dieu.
Par exemple, on peut trouver du goût aux viandes, sans être sensuel ; pourvu qu'on ne s'attache point au plaisir qu'on sent, qu'on en use sans excès, sans avidité, et uniquement pour le besoin. Il en est de même dans e sujet que nous traitons : un homme d'étude peut lire un Auteur avec plaisir, goûter la naïveté de son style, le bon sens qui règne dans ses pensées, l'éloquence avec laquelle il s'exprime, et ce plaisir n'est point déréglé lorsqu'il se contient dans ses justes bornes. Mais lorsqu'il produit un désir ardent, et qu'on n'a ni paix ni repos, jusqu'à ce qu'on ait entre les mains l'Auteur dont on est charmé ; lorsqu'on emploie les jours entiers à le lire, et souvent une partie de la nuit ; lorsqu'on est tenté d'abandonner les exercices de piété, pour vaquer à cette lecture; c'est ce qu'on appelle un goût déréglé, incompatible avec le goût de Dieu : et c'est le troisième préjudice, que porte la trop grande ardeur pour l'étude.
Ce mal est plus commun qu'on ne pense ; bien des gens sages et spirituels ne s'en garantissent pas. Quelle pitié de voir un homme d'une profession sainte devenu esclave de son étude ; en parler continuellement ; y penser toujours ; ne pouvoir s'en arracher qu'avec une douleur extrême ; soupirer sans cesse après son cabinet lorsqu'il a été obligé d'en sortir ; y aller avec une précipitation lorsqu'il lui est permis d'y retourner ; se jeter sur les livres et sur ses écrits ; se plonger dans cette occupation, et y ensevelir, pour ainsi dire, toute l'application de son esprit, et toutes les affections de son cœur : comment accorder une telle avidité avec le goût de la dévotion et le saint exercice de la présence de Dieu.
On dira peut-être que c'est pour Dieu qu'il étudie. Mais outre qu'il n'étudierait pas avec moins de succès s'il le faisait tranquillement, et sans perdre la paix intérieure ; il aurait encore cet avantage, que les pensées de l'étude ne viendraient pas le troubler dans ses entretiens avec Dieu. Car il est à remarquer, que les occupations ordinaires qui sont du devoir, peuvent se présenter à l'esprit, sans détourner de la prière ; parce que le cœur n'y étant point attaché, elles ne l'empêchent pas de s'occuper de Dieu. Mais les pensées qui viennent du cœur, et d'une trop grande attache, quoiqu'elles aient pour objet des choses saintes ou commandées, sont toujours des distractions. Rien n'est donc plus nécessaire à ceux qui étudient, que la mortification, pour prévenir et pour arrêter les mouvements déréglés de cette ardeur impétueuse, qui accompagne ordinairement l'étude.


À quoi sert la discrétion aux gens d'étude ?

Premièrement, à modérer leur travail, pour ne pas ruiner leur santé par une application excessive. Faute de cette précaution, plusieurs se laissant emporter à leur avidité se procurent de fâcheuses incommodités, et quelquefois pour acquérir des connaissances dont ils auraient pu se passer. La discrétion sert encore à mettre de l’ordre dans les études, à s'appliquer avec méthode, acquérant les connaissances l'une après l'autre, et n'entreprenant pas trop à la fois, comme font quelques-uns, qui voulant d'abord tout savoir, n'acquièrent que des idées confuses et ne savent rien à force d'apprendre. Lorsqu'on étudie sans règle, qu'on ne cherche qu'à entasser connaissance sur connaissance, sans se donner le loisir de digérer ce qu'on étudie, et de le ranger dans sa tête, on oublie à mesure qu'on apprend. Le moyen de profiter, est de ne point perdre de temps, d'entreprendre peu à peu, et de se défendre de l'empressement. Il ne faut pas étouffer l'esprit à force de le contraindre et de l'assujettir à la règle ; mais il faut empêcher que le cœur ne s'empresse, parce que la précipitation empêche que les idées ne se gravent dans la mémoire.
En troisième lieu, la discrétion est nécessaire pour faire le choix des matières qu'on doit étudier ; il ne faut point lire indifféremment tous les Livres qui se présentent, mais seulement ceux dont la lecture, en cultivant l'esprit ne porte aucun préjudice à l'avancement spirituel, imitant en cela les brebis qui prennent dans un pâturage les herbes qui leur conviennent, et ne touchent point à celles qui pourraient leur être nuisibles. Les gens curieux ne cherchent qu'à savoir ; tout est bon pour eux, pourvu qu'ils remplissent leur mémoire, et ils ne prennent pas garde que les idées et les connaissances qu'on acquiert sont la nourriture de l'esprit, et qu'une mauvaise nourriture produit toujours des maladies. C'est ce qui a fait dire à saint Bernard, qu'il y a beaucoup de gens qui sont passionnés pour la science, et qu'il y en a peu qui soient attentifs à leur conscience. Multiquoerunt scientiam, pauci conscientiam. C'est pour cela que l'homme spirituel ne veut savoir que ce qui peut contribuer à son salut et à la gloire de Dieu.


Quelle est la troisième disposition nécessaire à ceux qui étudient ?

C'est la pureté d'intention, qui consiste à n'avoir que Dieu en vue. C'est à quoi les hommes spirituels mettent leur principale attention ; ils rapportent leur travail et toutes leurs études à cette unique fin, qui est de connaître Dieu de plus en plus, et de se rendre utiles à son service. Ils défendent soigneusement l'entrée de leur cœur à tout sentiment de vanité, de curiosité et d'orgueil. Ce n'est point le désir d'apprendre, ni l'amour de la science qui leur fait supporter, et qui leur adoucit la peine de l'étude ; c'est le seul amour de Dieu qui les anime et qui les intéresse ; tout le reste leur est indifférent. Ils n'ont garde de tirer vanité de leurs connaissances, quand ils pensent à ce que disait saint Bonaventure, qu'une simple femme sans étude, peut autant aimer Dieu, que le plus grand Docteur du monde.
Puis donc que pour aller à Dieu il faut l'aimer, et qu'on n'est grand à ses yeux qu'autant qu'on l'aime et qu'on le sert ; il ne faut souhaiter d'être savant que pour l'aimer et pour être en état de le servir. Hors de là, il n'y a dans la science que vanité, qu'orgueil, que source d'aveuglement, et on éprouve ce que saint Paul a dit des Savants destitués de charité : Que leur esprit insensé s'est aveuglé, et que ceux qui se disaient sages sont devenus fous.
Ce que nous avons dit dans ce Chapitre convient à toutes sortes de personnes, mais particulièrement aux Ecclésiastiques et aux Religieux, qui sont plus obligés que les autres à ne chercher que Dieu, et à pratiquer l'humilité, qui seule peut guérir l'enflure que cause ordinairement la science.



Extrait de "Vie des Pères, des Martyrs, et des autres principaux Saints, tirées des actes originaux et des monuments les plus authentiques, avec des notes historiques et critiques", par M. l'abbé Godescard :

Saint Jérôme, pour fixer plus facilement les égarements de son imagination, et rompre entièrement sa volonté, joignit aux austérités de la pénitence, la plus pénible de toutes les études, celle de l'hébreu. Il se fit disciple d'un Juif converti, se proposant non-seulement l'intelligence des livres saints, mais d'apprendre encore la prononciation de la langue hébraïque qu'on sait être très difficile. Ce travail lui coûta d'autant plus, qu'il ne s'était occupé jusque-là que d'études agréables. Écoutons-le lui-même décrire les difficultés qu'il éprouva. « Lorsque j'étais jeune, dit-il, quoiqu'enseveli dans le désert, j'étais si tourmenté par la violence de mes passions et par l'ardeur de la concupiscence, que je ne me sentais point assez de force pour y résister. Je faisais ce que je pouvais pour éteindre ce feu par de grandes abstinences ; mais cela n'empêchait pas que mon esprit ne fût continuellement agité par de mauvaises pensées. Pour me vaincre, je me fis le disciple d'un moine, qui de juif s'était fait chrétien ; et moi qui avais tant aimé les sages préceptes de Quintilien, l'éloquence majestueuse de Cicéron, le style grave de Fronton, et la douceur de Pline, je me mis à apprendre l'alphabet, et à étudier une langue dont les mots sont si rudes et si difficiles à prononcer. Il n'y a que moi et ceux avec qui je vivais alors, qui sachions quelles peines, quelles difficultés j'eus à surmonter ; combien de fois je me sentis rebuté, désespérant d'en venir jamais à bout, et combien de fois, après avoir tout abandonné, je recommençai tout de nouveau par l'ardeur que j'avais d'apprendre. Je rends grâces à mon Dieu de ce que je recueille maintenant de cette étude des fruits d'autant plus doux, que la semence en a été plus amère (Ep. 95 ad Rustic. p. 769). »
Il continua cependant de lire les auteurs classiques avec un plaisir et une ardeur qui dégénérèrent en passion. Ce goût excessif pour la littérature profane lui donna enfin des remords ; il s'aperçut que c'était une affection désordonnée qui s'opposait au parfait établissement du règne de Dieu dans son âme ; il vint à bout de la réprimer avec le secours du ciel, comme il le raconte lui-même dans la lettre où il exhorte la vierge Eustochium qui avait embrassé l'état religieux, à ne lire que l'Écriture sainte et les livres de piété. Il rapporte que dans un accès de fièvre brûlante qu'il eut dans le désert, il tomba en syncope, et crut être cité devant le tribunal de Jésus-Christ ; que là on lui demanda quelle était sa profession, et qu'ayant répondu qu'il était chrétien, le juge lui avait dit : « Vous mentez, vous êtes Cicéronien, car les ouvrages de Cicéron possèdent tout votre cœur (Ep. 18, aliàs 22 ad Eustoch. de Virgin.) ; » qu'en conséquence il avait été condamné à recevoir une rude flagellation de la main des anges, et que le souvenir de ce châtiment avait fait sur son âme une impression si forte, qu'il lui en était resté, après sa maladie, un sentiment profond de sa faute. Il promit au juge de ne plus lire d'auteurs profanes. « Et depuis ce temps-là, dit-il, je me suis appliqué à lire les divines écritures avec plus d'ardeur et d'attention que je n'en avais jamais mis dans la lecture des écrivains pour lesquels j'avais été jusque-là si passionné. » Il déclare, à la vérité, que ce n'était là qu'un rêve (Apol. l. I) ; mais il le regarda comme un avertissement du ciel sur une faute incompatible avec l'ardeur que doit montrer pour la perfection tout chrétien ; et principalement un moine.



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