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jeudi 30 juillet 2020

Le prix d'une âme


La Crucifixion (Dürer)
Si la religion humilie l'homme en lui apprenant qu'il est tiré du néant, conçu dans le péché, enclin au mal, incapable d'aucun bien surnaturel ; d'un autre côté elle l'élève et lui inspire les plus grands sentiments de lui-même en lui faisant connaître sa nature, sa destination et ce que son salut a coûté à Dieu.
L'âme humaine, par sa nature, est douée de la faculté de connaître Dieu, et de la capacité de l'aimer. Son intelligence, se transportant au-delà de tous les êtres créés et finis, s'élève jusqu'à l'Être incréé et infini, source de tout bien et de toute perfection ; elle en a une idée claire, intime, ineffaçable. Sa volonté est faite pour aimer ce souverain bien que l'intelligence lui propose. Ses désirs, que nul objet fini ne peut remplir, et qui s'étendent au-delà des limites de cette vie, se portent nécessairement vers un bien souverain, éternel, infini, qui seul peut la rendre heureuse. Si elle veut développer le désir qu'elle a du bonheur, et l'idée qu'elle s'en forme, elle trouvera que l'objet de cette idée et de ce désir n'est et ne peut être que Dieu. Voilà ce qu'elle porte empreint dans le fond de sa nature, ce que sa raison lui découvre pour peu qu'elle veuille réfléchir, et ce que ni les préjugés ni les passions ne sauraient effacer. Tout ce qui n'est pas Dieu, tout ce qui ne se rapporte pas à Dieu, est indigne d'occuper l'esprit et le cœur de l'homme, n'a point de proportion avec l'immensité de ses vues et de ses désirs, et ne les contentera jamais pleinement. Les philosophes païens ont compris jusqu'à un certain point cette vérité ; et c'est ce qui rendait l'homme si grand à leurs yeux. Heureux si dans leur conduite ils avaient suivi la lumière de leur raison et l'instinct secret de leur cœur !
Non-seulement l'homme est destiné à connaître et à aimer Dieu ici-bas ; mais il doit, dans une autre vie, le posséder éternellement. C'est peu pour lui d'être immortel : il doit s'unir un jour à la source de l'immortalité, et être heureux du bonheur même de Dieu. Que lui servirait, en effet, l'immortalité, s'il désirait toujours Dieu sans le posséder jamais ? Un tel désir, s'il n'était rempli, serait un tourment. Telle est donc sa fin dernière, la jouissance éternelle de Dieu. Il le verra, il le contemplera en lui-même ; et cette vue, cette contemplation le comblera d'une joie ineffable. La raison nous met sur les voies de cette grande vérité, mais la révélation seule nous en instruit distinctement. Et, comme c'est un bienfait excellent qui n'était pas dû à notre nature, nous ne pouvions en avoir connaissance que par une déclaration expresse de Dieu. Aussi n'en voit-on rien dans les écrits des sages de l'antiquité.
Mais cette possession éternelle de Dieu n'est pas promise à l'homme absolument et sans condition : il faut qu'il la mérite par le bon usage de sa liberté pendant cette courte vie ; et Dieu lui donne ou lui offre tout ce qui est nécessaire de sa part pour en bien user. Et en quoi consiste ce bon usage de la liberté ? À aimer, à servir Dieu selon l'étendue des connaissances que lui fournissent la raison et la religion ; à pratiquer un certain nombre de préceptes qui n'ont au fond rien que de juste, que la raison ne peut s'empêcher d'approuver, vers lesquels un cœur droit se porte de lui-même, et dans l'observation des quels l'homme trouve dès ici-bas la paix et le bonheur. Que l'homme est grand, considéré sous ce point de vue ! Que ses idées sont nobles, que ses sentiments sont élevés, que ses actions sont pures, qu'il est digne de l'estime et de l'amitié de Dieu et de ses semblables, lorsqu'il pense, qu'il parle, qu'il agit conséquemment à cette sublime destination, qu'il ne la perd jamais de vue et qu'il ne se permet jamais rien qui l'en écarte ! Quel usage plus légitime et plus excellent peut-il faire de sa raison et de sa liberté ? Mais qu'il est petit, qu'il est insensé, qu'il est injuste et cruel envers lui-même, lorsque, bornant toutes ses idées et ses affections à une vie fugitive, à une vie dont il n'a pas un seul moment en son pouvoir, il se prostitue à des biens qui ne sont pas faits pour lui, à des biens qui le laissent vide et toujours plus affamé ; et que, pour s'en procurer la jouissance, il foule aux pieds la loi de Dieu, et s'expose à perdre les biens éternels qui l'attendent ! Est-il une folie comparable à celle-là ? Peut-on porter plus loin la dégradation de son être ? Peut-on être plus ennemi de soi-même ? Cieux, soyez dans l'étonnement, s'écrie Dieu à la vue d'un si étrange renversement : Portes du ciel, livrez-vous à la plus extrême désolation. Mon peuple, ces hommes formés à mon image, destinés à être les citoyens de mon royaume, à partager ma gloire et ma félicité, ont fait deux maux : ils m'ont abandonné, moi qui suis la source de l'eau vive, du vrai bonheur ; et ils se sont creusé des citernes qui fuient, et ne peuvent garder leurs eaux. (JÉRÉM. 11, 12, 13) Ces deux maux, qu'on ne croirait pas possibles de la part d'un être raisonnable, sont cependant deux maux communs, répandus partout, et en quelque sorte universels. Dans tous les pays, au centre même des lumières et de la religion, presque tous les hommes oublient Dieu, méprisent Dieu, outragent Dieu, le regardent comme un mortel ennemi, parce qu'il les a créés pour lui, parce qu'il les a destinés à jouir de son bonheur, parce qu'il veut les associer à sa propre félicité, et qu'il leur défend de s'attacher à des biens fragiles, indignes d'eux, incapables de les satisfaire. Ils fixent presque tous leurs yeux vers la terre, qui est le lieu de leur exil, et ils dédaignent de regarder le ciel, qui est leur véritable patrie.  Ils ne désirent l'immortalité que pour posséder toujours les biens de ce monde ; et ils ne se consolent de l'affreuse perspective de la mort que dans l'espérance de retomber dans le néant d'où ils sont sortis.
Mais ce qui met le comble à la grandeur de l'homme et au désordre de son avilissement, c'est la considération de ce que le salut de son âme a coûté à Dieu. Le Verbe de Dieu, le Fils éternel de Dieu, Dieu comme son Père, égal en tout à son Père, s'est uni à la nature humaine, a pris une chair passible et mortelle, a conversé parmi les hommes, a daigné les instruire par ses discours et par ses actions, et, victime volontaire, s'est immolé pour eux à la justice divine, pour expier leurs péchés, pour les réconcilier avec Dieu, pour leur rendre leur première destination dont ils étaient déchus, et pour leur procurer tous les secours et les moyens de salut. Ce que Jésus-Christ a fait et souffert pour tous les hommes, il l'a fait et souffert pour chacun d'eux en particulier ; et il n'aurait pas cru en trop faire quand il ne se fût agi que de sauver un seul homme. Le salut d'une âme est donc le prix du sang d'un Dieu, le prix de la mort d'un Dieu, le prix du plus grand sacrifice que pût faire un Dieu revêtu de notre nature. Cela est incompréhensible, je le sais ; et, si ce mystère n'était appuyé de tout le poids des preuves de la révélation, la raison humaine ne pourrait se déterminer à le croire. Mais si ce mystère est d'une vérité, d'une certitude, d'une évidence morale à laquelle nul esprit raisonnable ne peut se refuser, que prouve-t-il ? Que la dignité d'une âme est incompréhensible ; qu'elle mérite qu'un Dieu s'abaisse, qu'un Dieu s'anéantisse, qu'un Dieu se sacrifie pour la sauver et la rendre éternellement heureuse. Pouvons-nous craindre de nous tromper en l'estimant ce qu'un Dieu l'a estimée ? Et si, pour nous sauver nous-mêmes, Dieu exigeait de nous le même sacrifice auquel Jésus-Christ s'est volontairement soumis, pourrions-nous dire qu'il en demande trop ?
Que prouve encore ce mystère ? Il prouve qu'un chrétien qui en est instruit, et qui, pour contenter une misérable passion, consent à perdre son âme pour jamais, rend inutiles les souffrances, la mort, le sacrifice d'un Dieu ; ce n'est pas assez dire : il les tourne à son dam, et se creuse un enfer mille fois plus profond que celui dont Jésus-Christ l'a tiré.
Et que dirons-nous de ceux qui, de l'incompréhensibilité même de ce mystère, se font un titre pour le traiter de chimère et d'absurdité ? Ils ne veulent pas qu'un Dieu les ait estimés si haut ; ce n'était pas la peine, disent-ils, que ce Dieu fait homme mourût pour eux sur une croix. L'âme humaine est trop peu de chose, pour que son bonheur coûtât tant à un Dieu. À les entendre, ils prennent le parti de Dieu et de sa gloire ; ils trouvent que c'est de la part de l'homme un orgueil insupportable de s'être imaginé que son âme peut être mise à un si haut prix : comme si un mystère si élevé, si incroyable, pouvait être une invention de l'imagination et le fruit de l'orgueil humain ! Laissons ces impies, qui font de vains efforts pour justifier leur impiété.
Pour nous, qui croyons humblement et fermement ce que Dieu nous a révélé, apprenons, à la vue d'un Dieu en croix, ce que vaut notre âme ; ne la perdons pas, ne la prostituons pas aux créatures ; et, pour mettre en sûreté son salut éternel, qui a tant coûté au Fils de Dieu, prions Jésus-Christ lui-même de se charger du soin de la conduire et de la gouverner. Un trésor si inestimable courrait de trop grands risques entre nos mains. Confions-le à ce Dieu sauveur ; rendons-le maître de notre liberté, dont il nous est si aisé d'abuser, et dont l'abus peut entraîner de si terribles conséquences. Abandonnés à la conduite sûre et infaillible de sa grâce, nous n'avons rien à craindre : il nous aime trop, il prend trop d'intérêt à notre salut, pour ne pas assurer par là le prix de son sang et de ses souffrances.


(Extrait du Manuel des âmes intérieures)


Reportez-vous à De la pureté d'intentionDe la Providence de Dieu sur ses enfants, De la générosité, De l'anéantissement, Du moi humain, Conduite à tenir à l'égard des tentations, De la violence qu'il faut se faire à soi-même, Des tentations, Du directeur, Du cœur humain, Du monde, Faiblesse et corruption du cœur humain, Aveuglement de l'homme, Remèdes à l'amour-propre, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De l'amour du prochain, De l'esprit de Foi, De la fidélité aux petites choses, Sur les trois mots qui furent dits à saint Arsène : Fuyez, taisez-vous, reposez-vous, De l'emploi du temps, Ce que Dieu nous demande, et ce qu'il faut demander à Dieu, Commerce : Image de la vie spirituelle, De la liberté des enfants de Dieu, Instruction sur la Grâce, Instruction sur la Prière, Sur la sainteté, De la Crainte de Dieu, Conduite de Dieu sur l'âme, Moyens d'acquérir l'amour de Dieu, Quels moyens prendrez-vous pour acquérir, conserver et augmenter en vous l'amour de Dieu ?, Litanies de l'amour de DieuSoupir d'amour vers Jésus, Prière de Sainte Gertrude, Élan d'amour, Prière, Acte d'amour parfait, de Sainte Thérèse d'Avila, Prière de Saint Augustin, pour demander l'amour divin, Motifs et marques de l'amour de Dieu, De l'amour parfait, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Se conformer en tout à la volonté de Dieu, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Instruction sur la Charité, Méditation sur l'excellence de la Charité, Prière pour demander la charité, De la force en soi-même et de la force en Dieu, De la consommation en la Grâce, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Sur la croix, De la Simplicité, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De la véritable Sagesse, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Des Vertus, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De l'Union avec Jésus-Christ, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Le Paradis de la Terre, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De la paix du cœur, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De la véritable Sagesse, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Avis important pour ceux qui ont des peines d'esprit, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Sur la vie nouvelle en Jésus-Christ, De l'activité naturelle, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De la vie parfaite, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De la Mortification, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Des moyens de parvenir à la vraie et solide vertu, Idée de la vraie Vertu, De la vraie et solide dévotion, Degrés des vertus qu'on se propose d'acquérir, Pour bien faire l'oraison et pour en tirer le fruit qu'on a lieu d'en attendre, En quelque état que vous soyez, rendez respectable, par vos sentiments et votre conduite, votre titre de Chrétienne, En quoi consiste l'exercice de la présence de Dieu, De la doctrine de Jésus-Christ, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, et Des Conseils Évangéliques, par le R.-P. Jean-Joseph Surin.