mardi 21 juillet 2020

De l'anéantissement


Mon être est devant vous comme ce qui n'est pas. (David)


Marie-Madeleine pénitente (Orrente)
Quand on nous parle de mourir à nous-mêmes, de nous anéantir ; quand on nous dit que c'est là le fond de la morale chrétienne, qu'en cela consiste l'adoration en esprit et en vérité, cette parole nous paraît dure et même injuste : nous ne voulons pas la recevoir, et nous repoussons ceux qui nous l'annoncent de la part de Dieu. Convainquons-nous une bonne fois que cette parole n'a rien que de juste en elle-même, et que dans la pratique elle est plus douce qu'on ne pense. Après cela, humilions-nous, si nous n'avons pas le courage de la mettre en pratique ; et, au lieu de la condamner, condamnons-nous nous-mêmes.
Que nous demande Dieu, lorsqu'il nous ordonne de nous anéantir et de nous renoncer ? Il nous demande de nous rendre justice, de nous mettre à notre place, et de nous reconnaître pour ce que nous sommes. Quand même nous serions nés et que nous aurions toujours vécu dans l'innocence, quand nous n'aurions jamais perdu la grâce originelle, nous ne serions autre chose que néant par notre fond ; nous ne pourrions nous regarder autrement sans nous méconnaître, et nous serions injustes de prétendre que Dieu ou les hommes nous traitassent sur un autre pied. Que peut-on devoir à ce qui n'est rien ? que peut exiger ce qui n'est rien ? Si l'être même qu'il a est une grâce, tout le reste à plus forte raison en est une. Il y a donc une injustice formelle de notre part à refuser d'être traités et de nous traiter nous-mêmes comme de vrais néants.
On dit que cet aveu ne coûte rien à faire à l'égard de Dieu, et qu'il est juste par rapport à lui ; mais qu'il n'en est pas de même à l'égard des hommes, qui, n'étant rien ainsi que nous, n'ont aucun titre pour nous obliger à un tel aveu et à ses suites. Cet aveu ne coûte rien à l'égard de Dieu, si l'on se borne à le faire de bouche ; mais lorsqu'il faut se conduire en conséquence, lui laisser prendre et exercer sur nous tous les droits qui lui appartiennent, consentir qu'il dispose à son gré de notre esprit, de notre cœur, de tout notre être, il nous en coûte infiniment, et nous avons bien de la peine à ne pas crier à l'injustice. Encore ménage-t-il notre faiblesse, n'use-t-il point de ses droits en toute rigueur, ne nous met-il jamais à de certaines épreuves anéantissantes, sans avoir tiré de nous notre consentement.
Pour ce qui est des hommes, je conviens qu'ils n'ont par eux-mêmes aucun domaine sur nous, et que tout mépris, toute humiliation, tout outrage est injuste de leur part. Mais nous n'avons pas pour cela droit de nous plaindre de cette injustice, parce qu'au fond ce n'est point une injustice pour nous, qui ne sommes rien, à qui rien n'est dû ; mais, par rapport à Dieu, dont on viole le commandement en nous méprisant, en nous humiliant, en nous outrageant. C'est donc Dieu qui doit se ressentir de l'injure qu'on lui fait en nous maltraitant, et non pas nous, qui, dans tout ce qui nous arrive, ne devons être sensibles qu'à l'injure de Dieu. Mon prochain me méprise, il a tort, parce qu'il n'est pas plus que moi, et que Dieu le lui défend. Mais a-t-il tort parce que je suis véritablement estimable, parce qu'il n'y a rien en moi qui soit digne de mépris ? Non. Il me ravit mes biens, il noircit ma réputation, il attente à ma vie, il est coupable et très-coupable envers Dieu ; mais l'est-il envers moi ? Suis-je autorisé à lui vouloir du mal, à m'en venger ? Non ; parce que tout ce que je possède, tout ce que je suis, n'est pas proprement à moi, qui n'ai en propre que le néant, et à qui l'on ne peut rien ôter. Si l'on envisageait toujours la chose ainsi du côté de Dieu, et jamais du nôtre, on ne serait pas si délicat, si sensible, si sujet à se plaindre et à s'emporter. Tout le désordre vient toujours de ce qu'on se croit quelque chose, de ce qu'on s'attribue des droits qu'on n'a pas, de ce qu'en tout on commence toujours par se regarder directement, et qu'on ne fait pas attention aux droits et aux intérêts de Dieu, qui sont les seuls lésés en ce qui nous concerne.
J'avoue que cela est d'une pratique très-difficile, et que, pour en venir là, il faut être mort à soi-même. Mais enfin cela est-il juste, et la raison a-t-elle quelque chose à y opposer ? Non. Dieu n'exige donc de nous rien que de raisonnable, lorsqu'à son égard et à l'égard du prochain il veut que nous nous comportions comme n'étant rien, n'ayant rien, ne prétendant rien.
La chose, comme j'ai dit, serait juste, quand même nous aurions conservé notre première innocence. Mais si nous naissons coupables, si nous sommes tout couverts de péchés personnels, si nous avons contracté des dettes infinies envers la justice divine, si nous avons mérité je ne sais combien de fois la damnation éternelle, n'est-ce pas un châtiment trop doux pour nous de n'être traités que comme des néants ; et le pécheur ne doit-il pas se mettre infiniment au-dessous de ce qui n'est rien ? Quelque épreuve qu'il souffre de la part de Dieu, quelques mauvais traitements qu'il essuie de la part du prochain, a-t-il droit de se plaindre ? Peut-il accuser Dieu de rigueur, ou les hommes d'injustice ? Ne doit-il pas s'estimer trop heureux de racheter par quelque peine temporelle des tourments éternels ? Si la religion n'est pas une illusion, si ce que la foi nous apprend du péché et des supplices qui lui sont réservés est véritable, comment peut-il venir à l'esprit d'un pécheur à qui Dieu veut bien pardonner, qu'il ne mérite point tout ce qu'on peut endurer de maux ici-bas, sa vie durât-elle des millions de siècles ? Oui, c'est une souveraine injustice, c'est une monstrueuse ingratitude à quiconque a offensé Dieu (et qui de nous ne l'a pas offensé ?) de ne pas accepter de grand cœur par reconnaissance, par amour, par zèle pour les intérêts de Dieu, tout ce qu'il plaît à la divine bonté de lui envoyer de souffrances et d'humiliations. Et que sera-ce si ces souffrances, si ces humiliations passagères sont non-seulement une compensation de l'enfer, mais le prix d'un bonheur éternel, le prix de la possession éternelle de Dieu ; si l'on sera élevé en gloire, à proportion de ce qu'on aura été anéanti ici-bas ? Aurons-nous encore horreur de l'anéantissement ? Et croirons-nous qu'on nous fait tort quand on l'exige de nous à titre d'êtres tirés du néant, à titre de pécheurs, avec promesse d'une récompense qui ne passera jamais ?
J'ajoute que cette voie d'anéantissement, contre laquelle la nature se récrie si fort, n'est pas aussi pénible qu'on se l'imagine, et même qu'elle est douce ; car, d'abord Jésus-Christ a dit qu'elle l'était : Chargez-vous de mon joug, dit-il, il est doux et léger. Quelque pesant que soit ce joug en lui-même, Dieu l'adoucit à ceux qui s'en chargent volontiers, et qui consentent à le porter par amour pour lui. L'amour n'empêche pas qu'on ne souffre ; mais il fait aimer la souffrance, et la rend préférable à tous les plaisirs.
La récompense présente de l'anéantissement est la paix du cœur, le calme des passions, la cessation de toutes les agitations d'esprit, des murmures, des révoltes intérieures.
Voyons-en la preuve en détail. Quel est le plus grand mal de la souffrance ? Ce n'est pas la douleur même, c'est la révolte ; c'est le soulèvement intérieur qui l'accompagne. Une âme anéantie souffrirait tous les maux imaginables sans perdre le repos attaché à son état. C'est une chose d'expérience. Il en coûte pour parvenir à cet anéantissement, il faut faire de grands efforts sur soi-même ; mais aussi on jouit de la paix à proportion des victoires qu'on remporte. L'habitude de se renoncer et de mourir à soi-même devient de jour en jour plus aisée; et l'on est étonné que ce qui nous paraissait intolérable, ce qui effrayait l'imagination, ce qui soulevait les passions et mettait la nature dans un état violent, au bout d'un certain temps ne fait plus de peine.
Dans les mépris, les calomnies, les humiliations, ce qui nous rend cela si dur à porter, c'est notre orgueil ; c'est que nous voulons être estimés, considérés, traités avec de certains égards, et que nous n'envisageons qu'avec horreur d'être traités avec raillerie et mépris par les autres. Voilà ce qui nous agite, ce qui nous indigne ; ce qui nous rend la vie amère et insupportable. Travaillons sérieusement à nous anéantir ; ne donnons aucune pâture à l'orgueil, laissons tomber tous les retours d'estime et d'amour-propre, acceptons intérieurement les petites mortifications qui s'offriront. Peu à peu nous en viendrons à n'être plus inquiets de ce qu'on pense, de ce qu'on dit de nous, ni de la manière dont on nous traite. Un mort ne sent rien, il n'y a pour lui ni honneur, ni réputation ; les louanges et les injures lui sont égales.
Dans le service de Dieu, la cause de la plupart des peines que nous y éprouvons, c'est que nous ne sommes pas assez anéantis en sa présence ; c'est que nous avons une certaine vie propre que nous conservons parmi nos exercices ; c'est qu'un orgueil secret se glisse dans notre dévotion. De là vient que nous ne sommes pas indifférents pour les sécheresses et les consolations, que nous souffrons quand Dieu paraît s'éloigner, que nous nous épuisons en désirs et en efforts pour le rappeler, et que nous tombons dans l'abattement et la désolation, quand l'absence dure trop longtemps. De là viennent encore les fausses alarmes sur notre état. Nous nous croyons mal avec Dieu, parce qu'il nous prive de quelques douceurs sensibles. Nous jugeons nos communions mauvaises, parce que nous les faisons sans goût ; ainsi de nos lectures, de nos oraisons, de nos autres pratiques. Servons Dieu en esprit d'anéantissement ; servons-le pour lui, et non pour nous ; sacrifions nos intérêts à sa gloire et à son bon plaisir : alors nous serons toujours contents de la façon dont il nous traitera ; persuadés que nous ne méritons rien et qu'il nous fait trop de grâce, je ne dis pas d'agréer, mais de souffrir nos services.
Dans les grandes tentations contre la pureté, contre la foi, contre l'espérance, ce qu'il y a de plus pénible pour nous n'est pas précisément la crainte d'offenser Dieu, mais la crainte de nous perdre en l'offensant. C'est notre intérêt qui nous occupe bien plus que sa gloire. Voilà ce qui fait qu'un confesseur a tant de peine à nous rassurer, et à nous réduire à l'obéissance. Nous croyons qu'il nous trompe, qu'il nous égare, qu'il nous perd, parce qu'il nous oblige à passer par-dessus nos vaines appréhensions. Anéantissons notre jugement ; préférons l'obéissance à tout ; consentons à nous perdre, s'il le faut, en obéissant : nos perplexités, nos angoisses, nos tourments intérieurs cesseront. Nous trouverons la paix et une paix parfaite dans l'oubli total de nous-mêmes. Il n'y a rien au ciel, ni sur la terre, ni dans l'enfer, qui puisse troubler une âme véritablement anéantie.


(Extrait du Manuel des âmes intérieures)


Reportez-vous à Prière d'une âme qui veut se détacher des vaines affections, De la générositéDu moi humain, Conduite à tenir à l'égard des tentations, De la violence qu'il faut se faire à soi-même, Des tentations, Du directeur, Du cœur humain, Du monde, Faiblesse et corruption du cœur humain, Aveuglement de l'homme, Remèdes à l'amour-propre, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De l'amour du prochain, De l'esprit de Foi, De la fidélité aux petites choses, Sur les trois mots qui furent dits à saint Arsène : Fuyez, taisez-vous, reposez-vous, De l'emploi du temps, Ce que Dieu nous demande, et ce qu'il faut demander à Dieu, Commerce : Image de la vie spirituelle, De la liberté des enfants de Dieu, Instruction sur la Grâce, Instruction sur la Prière, Sur la sainteté, De la Crainte de Dieu, Conduite de Dieu sur l'âme, Moyens d'acquérir l'amour de Dieu, Quels moyens prendrez-vous pour acquérir, conserver et augmenter en vous l'amour de Dieu ?, Litanies de l'amour de DieuSoupir d'amour vers Jésus, Prière de Sainte Gertrude, Élan d'amour, Prière, Acte d'amour parfait, de Sainte Thérèse d'Avila, Prière de Saint Augustin, pour demander l'amour divin, Motifs et marques de l'amour de Dieu, De l'amour parfait, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Se conformer en tout à la volonté de Dieu, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Instruction sur la Charité, Méditation sur l'excellence de la Charité, Prière pour demander la charité, De la force en soi-même et de la force en Dieu, De la consommation en la Grâce, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Sur la croix, De la Simplicité, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De la véritable Sagesse, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Des Vertus, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De l'Union avec Jésus-Christ, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Le Paradis de la Terre, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De la paix du cœur, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De la véritable Sagesse, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Avis important pour ceux qui ont des peines d'esprit, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Sur la vie nouvelle en Jésus-Christ, De l'activité naturelle, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De la vie parfaite, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De la Mortification, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Des moyens de parvenir à la vraie et solide vertu, Idée de la vraie Vertu, De la vraie et solide dévotion, Degrés des vertus qu'on se propose d'acquérir, Pour bien faire l'oraison et pour en tirer le fruit qu'on a lieu d'en attendre, En quelque état que vous soyez, rendez respectable, par vos sentiments et votre conduite, votre titre de Chrétienne, En quoi consiste l'exercice de la présence de Dieu, De la doctrine de Jésus-Christ, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, et Des Conseils Évangéliques, par le R.-P. Jean-Joseph Surin.