Job le patient (Seghers) |
Après avoir parlé de l'utilité et même de la nécessité des tentations, il faut dire quelque chose de la manière dont on doit se conduire à l'égard des tentations. Ce point, qui est tout pratique, n'est pas un des moins importants de la vie spirituelle. On en a fait des traités entiers ; je me bornerai à l'essentiel.
Les tentations sont différentes selon l'état des personnes, et c'est à quoi il faut faire une grande attention pour apprendre à les bien discerner. Les tentations du commun des chrétiens les portent au mal sous l'apparence de quelque bien sensible. Celles-là sont aisées à reconnaître : et, comme elles ne regardent pas les personnes qui se sont données tout à fait à Dieu, pour lesquelles j'écris, je n'en dirai autre chose, sinon que l'unique moyen de se mettre à l'abri des tentations est de se proposer fermement d'être attentif et fidèle à la grâce jusque dans les moindres choses, d'éviter non-seulement le péché mortel et les occasions qui nous y portent, mais encore le péché véniel et jusqu'à la plus légère apparence du péché. Quiconque a pris généreusement ce parti, et s'est mis en devoir de l'exécuter, n'est plus exposé à ce genre de tentations, qui n'a d'autre fondement que l'indétermination de la volonté, flottante entre la vertu et le vice.
Lorsqu'on s'est donné pleinement et efficacement à Dieu, il nous laisse pour l'ordinaire jouir assez longtemps d'un certain calme, et il ne permet pas au démon de nous troubler, voulant nous donner le temps de prendre des forces et nous mettre en état de résister aux attaques. Mais, comme la vertu a besoin d'exercice pour s'affermir, les tentations viennent quand Dieu le juge à propos ; et l'âme y donne occasion, parce qu'elle écoute son propre esprit et qu'elle réfléchit trop sur elle-même.
L'objet de ces tentations est : 1° de nous retirer du bien sous l'apparence du mal. Par exemple, le démon essayera d'éloigner une âme de la communion par la crainte de communier indignement, ou sous prétexte qu'elle n'en profite pas. Cette crainte n'est qu'une crainte vague qu'il imprime dans l'imagination, et l'on doit la mépriser. Ce prétexte n'a lieu que parce qu'on veut juger par soi-même du profit de ses communions, et c'est ce qu'on ne doit jamais faire.
2° De nous détourner du bien sous prétexte de perte de temps et d'oisiveté. Cela arrive surtout à l'égard de l'oraison, lorsqu'il n'y a plus ni bonnes pensées, ni affection, et qu'on y est assiégé de distractions. On croit alors ne rien faire, et l'on est tenté ou de quitter l'oraison, ou de revenir à la méditation. C'est une illusion qu'il faut combattre. L'oraison est la mort de l'amour-propre, et elle ne commence à produire cet effet que quand elle est sèche, distraite, sans goût ni consolation.
3° De nous proposer un autre bien que celui que Dieu veut de nous. Par exemple, Dieu nous porte à la retraite, à la solitude, à jouir de lui dans le repos et le silence. Et, sous prétexte de zèle, de charité, d'édification du prochain, on voudra se jeter dans les bonnes œuvres, dans les rapports du dehors ; on voudra même se mêler de gagner des âmes à Dieu. Tentation fréquente, à laquelle il faut résister, en attendant que Dieu lui-même nous fournisse les occasions de servir le prochain, et en ne s'y ingérant jamais de son chef.
4° Le démon tente encore ces âmes du côté de l'obéissance, soit en leur donnant de fâcheuses impressions sur leur directeur, soit en leur persuadant qu'il se trompe, ou qu'il excède son autorité. Sur cela je n'ai qu'une chose à dire : quand on a eu des preuves suffisantes (et on les a toujours au commencement) que le directeur est un homme de bien, éclairé, conduit par l'esprit de Dieu, il faut lui obéir en tout comme à Dieu même, ne se permettre jamais de le juger, et ne rien écouter qui puisse affaiblir la bonne opinion qu'on a de lui. J'excepte les cas où il serait d'une évidence palpable et notoire qu'il se conduit mal, et ces cas sont aisés à reconnaître.
Les tentations des âmes plus avancées sont d'un autre ordre, et ce sont plutôt des épreuves que des tentations. Dieu, qui veut les humilier, les purifier, les anéantir, permet au démon de les tenter violemment sur la pureté, sur la foi, sur l'espérance et sur la charité soit de Dieu, soit du prochain ; il permet un soulèvement et un déchaînement universel ; il permet même des fautes extérieures et apparentes, auxquelles l'âme croit avoir consenti, quoiqu'elle soit très-éloignée de le faire.
C'est surtout dans ces tentations que la conduite d'un directeur habile est nécessaire, et qu'on a besoin d'une parfaite obéissance de jugement et de volonté ; car l'âme alors est tellement troublée, l'entendement tellement obscurci, qu'elle est incapable de juger sainement de ce qui se passe en elle, et il faut absolument qu'elle s'en rapporte au jugement d'autrui. Ce qu'elle a donc à faire, et ceci est essentiel, c'est de ne rien cacher à son directeur, mais de lui dire fidèlement, sans crainte, sans honte et avec simplicité, tout ce qu'elle éprouve ; de lui en laisser le jugement sans interposer le sien, sans contester avec lui ; de s'en tenir sans examen ni réflexion à ce qu'il aura décidé, et de faire ensuite sans hésiter tout ce qu'il aura ordonné ; nonobstant toute crainte, toute assurance même prétendue qu'on a offensé ou qu'on va offenser Dieu. Ces états sont étranges sans doute, et la conscience y souffre de terribles perplexités. Mais Dieu ne les permet que pour faire mourir l'âme à tout esprit propre, à toute volonté propre, à tout intérêt propre ; et il n'y a pas d'autre moyen de les passer qu'une obéissance aveugle, une fidélité, un désintéressement à toute épreuve.
Outre ce que je viens de dire sur la manière dont on doit se comporter dans les diverses tentations, il y a quelques règles générales à observer avant, pendant ou après les tentations.
Avant la tentation, il ne faut ni la craindre, ni même y penser, ni prendre aucune mesure pour la prévenir et l'empêcher : j'entends les tentations d'épreuve, où l'âme est purement passive ; mais se tenir comme un enfant entre les bras de Dieu, mettant en lui toute sa confiance, et attendant tout de son secours. La grande préparation est une fidélité inviolable à la grâce, un courage généreux à se combattre et à se surmonter en toutes choses ; car plus la nature est domptée, moins la tentation a de prise sur nous ; le démon n'est fort contre nous que par notre amour-propre.
Dans le temps même de la tentation il faut la laisser passer comme un nuage orageux, se tenir bien attaché à Dieu, et ne se relâcher en rien de ses exercices ordinaires. Ainsi, fût-on assailli des pensées les plus horribles à l'oraison, il ne faut point la quitter que le temps ne soit rempli ; encore moins faut-il renoncer à la communion sous prétexte de pensées impures ou blasphématoires qui viennent nous assaillir à ce moment. C'est d'ordinaire ce temps que le démon choisit pour nous tourmenter. Faisons-nous une loi de ne jamais lui céder, avec quelque violence qu'il nous presse. Résistez au diable, dit saint Jacques, et il s'enfuira de vous. Il ne tient pas contre une âme qu'il voit ferme et inébranlable ; et il se retire chargé de confusion. Si le directeur a prescrit quelque pratique pour le temps de la tentation, il faut y être fidèle, parce que Dieu bénit toujours l'obéissance.
Quand le moment de la tentation est passé, il faut jouir du calme qu'elles nous laisse, sans examiner si l'on a consenti ou non : cela ne servirait qu'à nous troubler et à nous décourager. Car il est certain que ce n'est point par la manière dont l'âme est affecté dans la tentation, qu'elle peut juger si elle y a résisté ou succombé intérieurement. Elle est trop agitée alors, pour pouvoir discerner ce qui est libre ou ce qui ne l'est pas. C'est la conduite habituelle qu'elle tient lors de la tentation, qui peut seule décider infailliblement de sa victoire ou de sa chute. Si elle est humble, docile, obéissante, exacte à toutes ses pratiques, fidèles à se renoncer, Dieu ne permettra jamais qu'elle succombe ; et c'est sur cette règle que le confesseur doit prononcer et rassurer l'âme, s'il est à propos de le faire. Il faut donc qu'elle lui rende un compte fidèle de ce qu'elle a éprouvé, n'ajoutant ni ne diminuant rien, donnant pour certain ce qu'elle croit certain, pour douteux ce qu'elle croit douteux. Le reste regarde le directeur.
Ce qu'elle doit s'interdire par-dessus tout, ce sont les raisonnements et les réflexions sur la tentation et ses circonstances. Elle ne doit y penser que pour en parler au directeur, et hors de là ne s'en occuper jamais volontairement.
(Extrait du Manuel des âmes intérieures)
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