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samedi 18 juillet 2020

Du moi humain


Dieu seul a proprement le droit de dire moi et de rapporter tout à lui, d'être la règle, la mesure, le centre de tout ; parce que Dieu seul est, et que le reste n'est que par sa volonté, n'est que pour lui, n'a de prix que celui qu'il lui donne ; et, pris en lui-même, le reste n'est rien, ne vaut rien, ne mérite rien. Cela est vrai dans l'ordre de la nature, et encore plus dans celui de la grâce.
Ce fondement posé, il est aisé de sentir toute l'injustice du moi humain. Cette injustice consiste en ce que l'homme, se considérant en lui-même, s'estime, s'aime et se croit digne d'estime et d'amour ; en ce qu'il s'établit centre de tout, et qu'il rapporte tout à lui ; en ce que l'amour qu'il a pour lui-même et pour ses intérêts est le motif secret de ses pensées, de ses discours, de toute sa conduite. Il s'envisage en tout, il se cherche en tout ; il semble que tout l'univers, que tous les hommes, que Dieu lui-même, ne soient que pour lui ; il n'estime les autres, il ne les aime qu'à proportion de l'estime et de l'amitié qu'ils lui portent : s'il les prévient, s'il les oblige, s'il les sert, c'est pour l'ordinaire son propre intérêt qu'il a en vue ; et, si ce n'est pas l'intérêt, c'est la vaine gloire. Cette estime, cet amour de soi-même se glissent partout, jusque dans le service de Dieu, et sont la source de toutes les imperfections, de toutes les fautes où l'on tombe.
Le moi humain est le principe de l'orgueil, et, par conséquent, de tout péché. Il est l'ennemi de Dieu, qu'il attaque dans son domaine universel et absolu. Il est l'ennemi des hommes, qu'il tourne les uns contre les autres à cause de l'opposition de leurs intérêts. Il est l'ennemi de tout homme, parce qu'il l'éloigne de son vrai bien, parce qu'il le porte au mal, et qu'il lui ôte la paix et le repos.
Anéantissez le moi humain, tous les crimes disparaissent de dessus la terre, tous les hommes vivent entre eux comme frères, partagent sans envie les biens d'ici-bas, se soulagent mutuellement dans leurs maux ; et chacun d'eux regarde dans autrui un autre soi-même. Anéantissez le moi humain, et toutes les pensées de l'homme, tous ses désirs, toutes ses actions se porteront vers Dieu sans aucun retour sur soi ; Dieu sera aimé, adoré, servi pour lui-même à cause de ses infinies perfections, à cause de ses bienfaits ; il sera aimé, soit qu'il console l'homme, soit qu'il l'afflige, soit qu'il le caresse, soit qu'il l'éprouve, soit qu'il l'attire avec douceur, soit qu'il paraisse le rejeter et le rebuter. Anéantissez le moi humain, et l'homme toujours innocent coulera ses jours dans une paix inaltérable, parce que, ni au-dedans ni au-dehors, rien ne pourra le troubler.
Il y a deux sortes de moi humain. Le moi humain grossier, animal, terrestre, qui n'a pour objet que les choses d'ici-bas. C'est celui des mondains, toujours occupés d'eux-mêmes dans la recherche, dans la jouissance ou dans le regret des honneurs, des richesses, des plaisirs de la terre. C'est celui des prétendus sages, qui, par un orgueil raffiné et pour se singulariser, affectent d'être indépendants des préjugés et des opinions vulgaires, et recherchent la gloire par le mépris même qu'ils paraissent en faire. Tous les vices qui avilissent l'homme et qui désolent l'univers sont les enfants de ce moi grossier, qui fait le malheur de la plupart des humains dans cette vie et dans l'autre.
L'autre moi, plus subtil et plus délicat, est le moi spirituel, le moi des personnes adonnées à la piété. Qui pourrait dire combien ce moi est nuisible à la dévotion, combien il la rétrécit et la rapetisse, à combien de travers et d'illusions il l'expose ; combien il la rend ridicule et méprisable aux yeux du monde, censeur malin et impitoyable de tous les serviteurs de Dieu ? Qui pourrait dire encore de combien de misères, de faiblesses, de chutes il est la source ? Comment il rend les dévots minutieux, scrupuleux, inquiets, empressés, inconstants, bizarres, jaloux, critiques, médisants, fâcheux, insupportables à eux-mêmes et aux autres ? Qui pourrait dire combien il traverse et arrête les opérations de la grâce ; combien il favorise les ruses et les embûches du démon ; combien il nous rend faibles dans les tentations, lâches dans les épreuves, réservés dans les sacrifices, combien de desseins généreux il fait avorter ; combien de bonnes actions il infecte de son poison ; combien de défauts il déguise et travestit en vertus ?
Le propre du moi humain, quel qu'il soit, sensuel ou spirituel, est de nous plonger dans le plus pitoyable aveuglement. On ne se voit pas, on ne se connaît pas, et l'on croit se voir et se connaître. Rien ne peut nous ouvrir les yeux, et l'on se fâche contre quiconque entreprend de le faire. On impute à mauvaise volonté, ou du moins à erreur, les avis et les corrections. On a beau nous ménager, et nous dire les choses avec toutes la douceur et la circonspection possible, l'amour-propre blessé s'offense, se révolte, et ne pardonne pas un discours inspiré par le zèle et la charité.
Par le même principe, on se croit en état de se conduire et de se juger soi-même ; on veut même diriger ceux qui sont préposés pour nous gouverner, et leur apprendre comment il doivent s'y prendre avec nous ; on ne se croit bien conduit que par ceux qui nous flattent et qui donnent dans notre sens. Le vrai directeur, celui qui exige la soumission de notre jugement et de notre volonté, qui nous prêche la foi nue et l'obéissance aveugle, est bientôt abandonné comme un tyran des consciences. Quand on nous parle de combattre l'amour-propre, de forcer nos répugnances, de surmonter nos aversions ; quand on nous ouvre les yeux sur de certains défauts chéris ; quand on nous fait toucher au doigt l'imperfection et l'impureté de nos motifs ; quand on nous demande de certains sacrifices, c'est un langage qu'on ne veut point entendre, c'est un joug intolérable qu'on nous impose ; on nous connaît mal, on se trompe, on exagère, on va au delà de la loi, ou même du conseil.
Cependant, il est vrai que toute la sainteté consiste dans la destruction du moi humain. Il est vrai que la morale chrétienne n'a point d'autre but ; que l'objet de toutes les opérations de la grâce est de nous humilier, et d'anéantir l'amour de nous-mêmes. Il est vrai que l'amour de Dieu et l'amour-propre sont comme les deux poids d'une balance, dont l'un ne peut baisser que l'autre ne hausse. Ainsi l'unique moyen de perfection, la grande pratique qui embrasse toutes les autres, est de travailler à mourir à soi-même en toutes choses, de se combattre, de se faire violence en tout et toujours. Et, comme nous ne sommes ni assez clairvoyants, ni assez désintéressés, ni assez habiles dans le choix des moyens, pour entreprendre et pour conduire avec succès une guerre de cette importance, dont notre propre cœur est le champs de bataille, nous n'avons qu'un parti à prendre, qui est de nous donner franchement à Dieu, de nous reposer sur lui du soin de cette guerre, et de le seconder de tout notre pouvoir.
Mon grand ennemi, celui par lequel nos autres ennemis, le démon et le monde, peuvent tout contre moi, c'est moi-même, c'est ce vieil homme, ce funeste rejeton d'Adam pécheur ; c'est cet amour-propre né avec moi, développé en moi avant l'usage de ma raison, fortifié par mes passions, par les ténèbres de mon entendement, par la faiblesse de ma volonté, par l'abus que j'ai fait de ma liberté, par mes péchés et mes mauvaises habitudes. Comment combattre, comment vaincre ce terrible ennemi ? Comment m'y prendre, et par où commencer ? Hélas ! il renaîtra des coups mêmes que je lui porterai ; il s'applaudira de mes victoires, et se les attribuera comme l'effet de ses propres forces. Il se contemplera et s'admirera dans les vertus que j'aurai acquises, dans les défauts que j'aurai corrigés ; il s'enivrera des louanges que les autres donneront à ma piété, il s'enorgueillira même des actes d'humilité que j'aurai faits. Il s'appropriera votre ouvrage, ô mon Dieu ! et vous dérobera la gloire qui vous appartient. Comment ferai-je, encore un coup ? Comment terrasser un ennemi qui dans sa propre défaite trouve le sujet de son triomphe ?
Ah ! Seigneur, chargez-vous vous-même de cette guerre. L'amour-propre n'est mon ennemi que parce qu'il est le vôtre : attaquez-le, domptez-le, écrasez-le ; poursuivez-le jusqu'à l'entière destruction. Je me livre et m'abandonne à vous dans ce dessein ; vous êtes tout-puissant ; ne souffrez pas que je vous résiste ; punissez-moi de la moindre infidélité ; ne me permettez pas le moindre regard sur moi-même, la moindre complaisance du bien qu'il vous plaira de faire en moi, la moindre attache à vos dons, le moindre esprit de propriété. Ne me relâchez pas, ô mon Dieu ! que le vieil Adam ne soit tout à fait détruit en moi, et que le nouvel Adam, qui est Jésus-Christ, ne règne à sa place, et ne m'ait rendu saint de sa propre sainteté. Ainsi soit-il.


(Extrait du Manuel des âmes intérieures)


Reportez-vous à Prière d'une âme qui veut se détacher des vaines affections, De l'anéantissementConduite à tenir à l'égard des tentations, De la violence qu'il faut se faire à soi-même, Des tentations, Du directeur, Du cœur humain, Du monde, Faiblesse et corruption du cœur humain, Aveuglement de l'homme, Remèdes à l'amour-propre, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De l'amour du prochain, De l'esprit de Foi, De la fidélité aux petites choses, Sur les trois mots qui furent dits à saint Arsène : Fuyez, taisez-vous, reposez-vous, De l'emploi du temps, Ce que Dieu nous demande, et ce qu'il faut demander à Dieu, Commerce : Image de la vie spirituelle, De la liberté des enfants de Dieu, Instruction sur la Grâce, Instruction sur la Prière, Sur la sainteté, De la Crainte de Dieu, Conduite de Dieu sur l'âme, Moyens d'acquérir l'amour de Dieu, Quels moyens prendrez-vous pour acquérir, conserver et augmenter en vous l'amour de Dieu ?, Litanies de l'amour de DieuSoupir d'amour vers Jésus, Prière de Sainte Gertrude, Élan d'amour, Prière, Acte d'amour parfait, de Sainte Thérèse d'Avila, Prière de Saint Augustin, pour demander l'amour divin, Motifs et marques de l'amour de Dieu, De l'amour parfait, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Se conformer en tout à la volonté de Dieu, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Instruction sur la Charité, Méditation sur l'excellence de la Charité, Prière pour demander la charité, De la force en soi-même et de la force en Dieu, De la consommation en la Grâce, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Sur la croix, De la Simplicité, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De la véritable Sagesse, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Des Vertus, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De l'Union avec Jésus-Christ, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Le Paradis de la Terre, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De la paix du cœur, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De la véritable Sagesse, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Avis important pour ceux qui ont des peines d'esprit, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Sur la vie nouvelle en Jésus-Christ, De l'activité naturelle, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De la vie parfaite, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De la Mortification, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Des moyens de parvenir à la vraie et solide vertu, Idée de la vraie Vertu, De la vraie et solide dévotion, Degrés des vertus qu'on se propose d'acquérir, Pour bien faire l'oraison et pour en tirer le fruit qu'on a lieu d'en attendre, En quelque état que vous soyez, rendez respectable, par vos sentiments et votre conduite, votre titre de Chrétienne, En quoi consiste l'exercice de la présence de Dieu, De la doctrine de Jésus-Christ, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, et Des Conseils Évangéliques, par le R.-P. Jean-Joseph Surin.