Jésus-Christ a dit : Il faut prier toujours, et ne jamais se lasser. Saint Paul recommande aux chrétiens de prier sans interruption. De quelle prière doit s'entendre ce précepte, ou, si l'on veut, ce conseil ? et comment est-il possible de l'accomplir ?
Il est évident d'abord qu'il ne peut pas s'agir de la prière vocale, qui ne saurait avoir lieu qu'un certain temps. On ne peut pas non plus être toujours dans l'exercice actuel de l'oraison mentale. Il est impossible encore d'occuper continuellement son esprit de la pensée de Dieu ou des choses de Dieu. Une attention non interrompue à la présence de Dieu est au-dessus des forces humaines, et n'est pas compatible avec les embarras de cette vie. Comment donc et par quelle autre espèce de prière peut-on remplir les intentions de Jésus-Christ ? Par la prière du cœur, qui consiste dans une disposition habituelle et constante d'amour de Dieu, de confiance en Dieu, de soumission à sa volonté dans tous les événements de la vie ; dans une attention continuelle à la voix de Dieu, qui se fait entendre au fond de la conscience, et nous suggère sans cesse des vues de bien et de perfection. Cette disposition du cœur est celle où devraient être tous les chrétiens ; c'est celle où ont été tous les Saints ; c'est en cela uniquement que consiste la vie intérieure.
Dieu appelle tout le monde à cette disposition de cœur, puisque c'est sans contredit pour tous les chrétiens que Jésus-Christ a dit qu'il faut toujours prier ; et il est certain que tous parviendraient à cet état, s'ils répondaient fidèlement à l'attrait de la grâce. Que l'amour de Dieu soit véritablement dominant dans un cœur ; qu'il lui devienne en quelque sorte comme naturel ; qu'on ne souffre absolument rien qui y soit contraire ; qu'on s'applique continuellement à l'augmenter en cherchant à plaire à Dieu en toutes choses, et en ne lui refusant rien de ce qu'il demande ; qu'on prenne comme de sa main tout ce qui arrive ; qu'on soit dans une détermination inébranlable de ne jamais commettre aucune faute avec vue et réflexion ; et si l'on a le malheur d'en faire une, qu'on s'en humilie et qu'on s'en relève aussitôt, on sera dans la pratique de la prière continuelle. Cette prière subsistera au milieu de nos occupations, de nos entretiens, même de nos amusements innocents. La chose n'est donc pas impraticable, ni aussi difficile qu'on pourrait se l'imaginer. Dans cet état on ne pense pas toujours à Dieu, mais on ne s'arrête jamais volontairement à une pensée inutile, encore moins à une pensée mauvaise. On ne fait pas sans cesse des actes, on ne prononce pas sans cesse des prières ; mais le cœur est toujours tourné vers Dieu, toujours attentif à Dieu, toujours prêt à faire sa sainte volonté.
On se trompe quand on croit qu'il n'y a de prière réelle que celle qui est expresse, formelle, sensible, et dont on peut se rendre témoignage à soi-même. De là vient que tant de personnes se persuadent qu'elles ne font rien à l'oraison, lorsqu'il n'y a rien de marqué, rien que l'esprit ou le cœur aperçoive ou sente ; ce qui les engage à y renoncer. Mais on devrait faire réflexion que Dieu entend, comme dit David, la préparation de nos cœurs ; qu'il n'a besoin ni de nos paroles, ni même de nos pensées, pour connaître la disposition intime de notre âme ; que notre prière se trouve déjà en germe et en substance dans le fond de la volonté, avant qu'elle soit développée par la parole ou par la pensée ; en un mot, que nos actes intimes et directs précèdent toute réflexion, et • ne sont pas sentis ni aperçus, à moins qu'on n'y fasse une attention expresse. Aussi quand on demanda à saint Antoine quelle était la meilleure manière de prier : C'est, dit-il, lorsqu'en priant on ne pense pas qu'on prie. Ce qui rend cette manière de prier plus excellente, c'est que l'amour-propre n'y trouve rien où il puisse s'appuyer, et qu'il ne saurait en souiller la pureté par ses regards.
La prière continuelle n'est donc pas difficile en elle-même, et néanmoins elle est très-rare, parce qu'il est peu de cœurs disposés comme il faut pour la faire, et assez courageux et fidèles pour y persévérer. On ne commence à y entrer que du moment qu'on s'est donné tout à fait à Dieu. Or, il est très-peu d'âmes qui se donnent à Dieu sans réserve ; il y a presque toujours dans ce don de secrètes restrictions de l'amour propre, comme la suite ne tarde pas à le faire voir. Mais, quand ce don est plein et entier, Dieu le récompense sur-le-champ du don de lui-même ; il s'établit dans le cœur, et il y forme cette prière continuelle qui consiste dans la paix, dans le recueillement, dans l'attention à Dieu au dedans de soi-même au milieu des occupations ordinaires. Ce recueillement est d'abord sensible ; on en jouit, et on le sait ; il devient ensuite tout spirituel ; on l'a, mais on ne le sent plus. Si l'on regrette ce sentiment si doux, si consolant, qu'on a perdu ; si l'on veut le rappeler, c'est un effet de l'amour-propre. Si l'on croit qu'on n'est plus recueilli et qu'on ne pratique plus la prière continuelle, parce qu'on ne sent plus rien, c'est une erreur. Si l'on a la pensée de quitter l'oraison et ses exercices ordinaires, sous prétexte qu'on n'y fait rien, c'est une très-dangereuse tentation. Si l'on y succombe, si l'on se relâche de sa fidélité, si l'on va chercher auprès des créatures la consolation qu'on ne goûte plus en Dieu, on perd le don de la prière continuelle, on déchoit de son état, et l'on s'expose à devenir pire que l'on n'était avant que de se donner à Dieu.
Que faut-il donc faire pour se conserver dans la pratique de la prière continuelle ? 1° Se bien persuader qu'elle devient plus excellente, plus agréable à Dieu, plus utile à l'âme, à mesure qu'elle devient plus insensible et moins aperçue. 2° Laisser tomber peu à peu tous les regards et les réflexions qu'on fait sur soi pour voir ce qui s'y passe. Ces regards sont fréquents dans les commencements, à cause de la surprise que cause l'opération de Dieu, et de la complaisance qu'y trouve l'amour-propre. Mais lorsque le sensible est ôté, il ne faut plus se permettre de réflexions ; c'est une marque que Dieu va nous tirer de nous-mêmes, et nous faire entrer en lui pour nous y perdre. 3° Résister fortement à toutes les pensées qui peuvent nous venir que nous perdrons le temps, que nos oraisons, que nos communions, que nos lectures sont sans aucun fruit, parce que nous les faisons sans sentiment, sans aucun goût. C'est le démon, c'est l'amour propre, c'est la nature toujours avide de consolations, qui nous suggèrent ces pensées : elles ne nous tourmenteront pas longtemps, si nous sommes assez généreux pour sacrifier à Dieu nos intérêts, pour ne chercher que lui, et nous oublier nous-mêmes ; et assez sensés pour ne pas prétendre être saints à notre manière et selon nos idées ; comme si nous savions ce que c'est que la sainteté, et quelle voie y conduit. Soyons donc assez raisonnables pour croire que la sainteté ne peut être que l'œuvre de Dieu seul, pour le laisser faire, et nous abandonner entièrement à lui, sans nous permettre un seul jugement sur ces opérations. 4° Enfin, être plus fidèle que jamais à ne chercher aucune espèce de consolation ni même d'appui dans les créatures, à ne se livrer à aucune dissipation, mais consentir à être sevré en même temps des plaisirs du ciel et de tous ceux de la terre, même les plus innocents, lorsque la grâce nous inspire de nous en priver. En observant ce que je viens de dire, on franchira sans danger le pas le plus difficile de la vie spirituelle, et l'on se disposera à des épreuves plus purifiantes, si Dieu juge à propos de nous y faire passer. Les effets de la prière continuelle, d'abord dans ses commencements quand elle est sensible, sont de nous apprendre par expérience ce que c'est que l'intérieur et que le règne de Dieu dans nos âmes, de nous inspirer l'amour de la retraite et de la solitude, de nous dégoûter du monde, de ses vains entretiens et de ses faux plaisirs, de purifier nos sens, et de leur communiquer une certaine innocence qui les élève au-dessus des objets capables de les tenter.
Quand cette prière n'est plus sensible ni aperçue, ses effets sont de nous détacher des consolations spirituelles, et de nous rendre capables de les recevoir avec plus de pureté quand il plaira à Dieu de nous en donner ; de faire mourir peu à peu l'amour-propre ; de nous concentrer dans notre néant, en nous apprenant que de nous-mêmes nous ne pouvons nous donner aucune bonne pensée, aucun bon mouvement ; de nous simplifier en supprimant tous les regards, toutes les réflexions sur nous-mêmes ; d'anéantir par degrés le jugement propre, le propre esprit, et de nous disposer à juger de tout par l'esprit de Dieu ; enfin, d'établir notre âme dans une certaine disposition de désintéressement à l'égard de Dieu et de son service, en sorte qu'elle commence à s'oublier elle-même ? et à être contente de n'être rien, pourvu que Dieu soit tout. Alors Dieu pousse l'âme à se sacrifier réellement, et à s'offrir à toutes les croix intérieures et extérieures, qui en font un holocauste d'agréable odeur. Il souille l'âme en apparence par des tentations de différentes sortes ; elle se croit coupable, elle voit du péché dans toutes ses actions, il lui paraît que Dieu rejette sa prière, qu'il s'éloigne d'elle, qu'il est en colère contre elle et qu'elle n'a à attendre, dans cette vie et dans l'autre, que les effets de sa juste vengeance. Quelquefois les hommes se tournent contre elle et, tandis qu'au-dedans elle se croit perdue, on la calomnie, on la condamne, on la persécute au-dehors. Cependant elle se tient toujours abandonnée à Dieu, toujours sous la main de son bon plaisir : pourvu qu'il tire d'elle sa gloire de quelque manière que ce soit, elle est contente. L'épreuve dure autant qu'il est nécessaire pour que sa perte en Dieu soit consommée, et qu'elle meure à ce que l'amour propre a de plus intime. Après cette mort mystique, elle ressuscite, et elle entre dès ici-bas dans une espèce de jouissance de la vie glorieuse. Voilà où conduit la prière continuelle bien entendue et bien pratiquée.
(Extrait du Manuel des âmes intérieures)
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