lundi 10 août 2020

Dieu seul


Dieu seul est le grand mot de la vie intérieure. Le premier pas qu'on fait dans cette voie est de se dévouer à Dieu seul. À mesure qu'on y avance, on se détache de tout ce qui n'est pas Dieu, et surtout de soi-même. On est au terme, lorsqu'on se trouve uni à Dieu seul, immédiatement et sans aucun milieu. Il est impossible de concevoir ce que c'est que cette possession de Dieu seul, uni par lui-même, par sa propre substance, au centre de l'âme ; il faut l'éprouver pour savoir en quoi cela consiste, et l'on ferait de vains efforts pour faire comprendre à d'autres ce qu'on éprouve. Mais la pureté où l'âme doit être pour mériter cette possession, les épreuves par lesquelles il faut qu'elle passe, ne sont pas moins incompréhensibles ; et quelque chose qu'on en lise dans les livres spirituels et dans les vies des Saints, on ne peut s'en former une juste idée, jusqu'à ce qu'on en ait fait l'expérience.
Ce n'est pas nous-mêmes, ce n'est pas le directeur, quelque éclairé qu'il soit, c'est Dieu seul qui peut nous conduire à la possession de Dieu seul. Cette œuvre est son œuvre par excellence, et une œuvre incomparablement plus grande que la création et le gouvernement de l'univers. Ce en quoi l'âme doit contribuer à l'accomplissement de cette œuvre, c'est de laisser faire Dieu sans examiner ce qu'il fait, de se tenir fidèlement dans l'état où Dieu la met ; de n'opposer aucune résistance volontaire à son opération, de se laisser dépouiller successivement de tout ce qui n'est pas Dieu seul et son bon plaisir. Tant qu'elle peut agir, elle doit coopérer à la grâce avec la plus grande exactitude, s'interdire un regard, une parole, un goût, une fantaisie, la chose même la plus innocente et la plus permise, dès que Dieu l'exige ; elle doit passer par-dessus toute considération humaine, sans se mettre en peine de ce qu'on dira, de ce qu'on pensera d'elle, de ce qui lui arrivera même de plus fâcheux ; elle doit tenir bon contre tout penchant, toute répugnance, toute révolte de la nature, toute suggestion du malin esprit.
Lorsque Dieu s'est tout à fait emparé d'elle, et qu'elle sent bien qu'elle n'est plus maîtresse de ses puissances : ni de sa mémoire pour se ressouvenir, ni de son entendement pour réfléchir, ni de sa volonté pour produire des affections, son devoir est de se laisser absolument gouverner par Dieu, de souffrir toutes les épreuves par où il la fait passer, sans penser ni à quoi servent ces épreuves, ni quelle en sera la fin, sans désirer d'en sortir ; et en même temps de ne se relâcher par elle-même d'aucun de ses exercices, ni d'aucune de ses pratiques. Dieu s'éloignera ; le ciel sera de fer et d'airain pour elle ; elle ne recevra plus une seule goutte de rosée et de consolation ; elle n'aura plus d'assurance ni du côté de Dieu, ni du côté des hommes ; tout paraîtra se déclarer contre elle : elle se croira perdue sans ressource, et néanmoins elle persévèrera toujours à s'immoler, à se sacrifier au bon plaisir de Dieu, ne se regardant jamais elle-même, ne se mettant pas en peine de ce qu'elle deviendra, persuadée que, pourvu qu'elle demeure invariablement attachée à Dieu, elle ne se perdra en lui que pour se retrouver éternellement en lui. Voilà ce que l'âme a à faire par rapport à Dieu.
Par rapport à celui que Dieu lui a donné pour guide, elle ne doit regarder que Dieu seul en lui, s'ouvrir à lui comme à Dieu même ; ne lui cacher ni ne lui dissimuler rien ; ajouter une foi entière à ce qu'il dit ; lui obéir comme à Dieu même : mais il faut en même temps qu'elle ne s'attache à lui que comme à un moyen dont Dieu se servira tant qu'il lui plaira, et qu'il lui ôtera quand il jugera à propos. Ainsi elle doit y tenir tant que Dieu le lui laisse, et ne jamais le quitter de son propre mouvement ; mais quand Dieu le lui retire, quelque sensible que lui soit cette porte, elle doit y acquiescer, et croire fermement que Dieu n'a pas besoin de tel homme pour la conduire, qu'il y suppléera par quelque autre, ou par lui-même au défaut de tout moyen humain. Il arrive quelquefois que Dieu laisse l'âme sans aucun directeur : l'épreuve est terrible ; mais si l'âme est généreuse et fidèle, elle n'y perdra rien, et n'en sera que mieux conduite, étant sous l'infaillible direction de Dieu même. Une âme qui est dans cette disposition, et qui s'y maintient par une fidèle correspondance à la grâce, parviendra infailliblement à Dieu seul.
Il n'est donc point question ni de vue, ni de projet, ni de plan ; nulle méthode, nul livre, nul directeur ne peut conduire à Dieu seul. Je le répète : Dieu seul peut nous attirer et nous unir à lui ; lui seul en connaît les moyens, il sait comment il faut prendre chaque âme, et par quelle voie il faut la conduire ; il n'y a qu'à se livrer à lui, qu'à le laisser faire, et le suivre pas à pas.
Si l'on me demande à quoi il faut renoncer pour parvenir à la possession de Dieu seul, je réponds en général qu'il faut renoncer sans aucune exception à tout ce qui n'est pas Dieu seul. J'ajoute que Dieu seul comprend toute l'étendue de ce renoncement ; que l'homme, avec les lumières ordinaires de la grâce, ne peut pas s'en former l'idée ; que parce qu'il en lit dans les livres qui traitent de la vie intérieure, il l'entrevoit plutôt qu'il ne le conçoit, et qu'à moins d'une inspiration particulière il ne fera jamais une pleine et entière donation de lui-même à Dieu. C'est donc à Dieu lui-même de nous mener de degrés en degrés jusqu'à la mort parfaite de nous-mêmes ; c'est à lui de nous inspirer à mesure les sacrifices qu'il attend de nous, et de nous donner le courage de les faire.
Ne nous effrayons pas, et ne présumons pas de nos forces. Si nous écoutons l'imagination, elle nous jettera dans le désespoir, et nous fera regarder comme une chimère, comme une chose impossible à la nature humaine, ce dépouillement entier de nous-mêmes ; la raison même, si nous la consultons, nous en dira autant ; mais si nous consultons la foi, si nous jetons un regard sur la croix de Jésus-Christ, si nous méditons attentivement le grand mystère de la passion, nous concevrons jusqu'où doit aller le renoncement à nous-mêmes pour parvenir à l'union avec Dieu seul. Prions ce divin Sauveur de nous ouvrir les yeux, et de nous donner l'intelligence de cette grande parole : Tout est consommé ; mon Père, je remets mon esprit entre vos mains. Prions-le de nous faire comprendre ce qu'il fit lorsque par une mort volontaire il remit son âme entre les mains de la justice divine pour l'expiation de nos péchés. A la pensée de ce grand sacrifice, il faut que l'imagination, que la raison, que toute intelligence créée se taise, et qu'on reconnaisse qu'il n'est point de renoncement si grand que l'homme ne doive faire de grand cœur, pour mériter la possession de Dieu seul.
Ne présumons pas non plus de nos forces, et ne nous croyons pas capables d'une générosité qui est au-dessus de la portée de la créature. Pour nous guérir de cette aveugle présomption, et pour concevoir autant qu'il se peut l'horreur extrême qu'inspire à la nature le parfait renoncement à nous-mêmes, considérons Jésus-Christ au jardin des Oliviers, écoutons ce qu'il dit à son Père : S'il est possible, que ce calice s'éloigne de moi ; ce même calice qu'il avait désiré de boire avec tant d'ardeur. Si l'Homme-Dieu a voulu, pour notre instruction, éprouver cette répugnance extrême pour le sacrifice qu'il avait accepté dès le premier instant de sa vie, quelle grâce puissante ne nous faut-il pas pour faire, je ne dis pas un sacrifice pareil au sien, mais un sacrifice qui ait quelque faible ressemblance avec le sien ? Humilions-nous, confondons-nous, tremblons à la vue de notre faiblesse et de notre lâcheté ; mais en même temps disons : Dieu est tout-puissant ; pourvu que je ne veuille pas lui résister, il fera de moi et par moi tout ce qu'il lui plaira ; il me rendra capable des plus grands efforts de générosité ; il m'arrachera à moi-même, et m'apprendra à me perdre en lui pour revivre en lui.
Ah ? Dieu seul ! quelle parole ! qu'elle est grande, qu'elle renferme de choses ! Plus de créatures, plus de soi-même, plus de dons de Dieu : vide total, perte entière de tout ce qui n'est pas Dieu seul, Dieu en lui-même, Dieu sans aucun milieu.


(Extrait du Manuel des âmes intérieures)


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