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mercredi 5 août 2020

Sur la pensée de la mort


La mort de Sainte Claire (Murillo)


La pensée de la mort est un objet terrible pour ceux qui vivent dans le péché, et ils n'ont d'autre ressource que d'en écarter le souvenir : triste ressource ! Ils ressemblent à celui qui, sur le bord d'un précipice, fermerait les yeux pour ne pas voir le danger.
La pensée de la mort est encore plus effrayante pour ceux qui servent Dieu par un esprit d'intérêt, qui envisagent leur salut par rapport à ceux qui pensent plus à la justice de Dieu qu'à sa miséricorde. En général, elle est affligeante pour quiconque n'est pas entièrement détaché de toutes les choses d'ici-bas, et n'est pas dans la pratique de la mort continuelle à soi-même.
Mais cette pensée est douce, consolante pour les âmes intérieures, qui se sont données à Dieu de bonne foi, et qui, uniquement occupées de son service, lui ont remis leur sort entre les mains.
Les premiers regardent la mort comme la fin de leurs plaisirs et le commencement d'un malheur qui ne finira jamais, et cette vue les désespère.
Les seconds, envisageant la mort des yeux de l'amour-propre, ou, se laissant trop effrayer des jugements de Dieu, voient en elle un instant redoutable qui doit décider de leur éternité ; et l'incertitude où ils sont sur le sort qui les attend, les consterne, parce que, d'une part, ils n'ont pas assez de confiance en Dieu, et que, d'autre part, la foi et leur conscience ne leur permettent pas de compter sur leurs bonnes œuvres, ni sur le pardon de leurs péchés.
Mais les troisièmes, qui sont tout à fait abandonnés à Dieu, attendent tout de son infinie bonté. Comme ils craignent l'offense de Dieu plus que l'enfer, ils regardent avec joie la mort, comme le moment qui fixera à jamais leur volonté dans le bien, qui les délivrera des tentations, qui les mettra pour toujours à l'abri du péché. L'amour de Dieu faisant leur principal et même leur unique exercice, ils ne voient dans le pas sage de cette vie qu'un changement heureux qui leur assure la possession de Dieu, et le bonheur de l'aimer éternellement. Ce n'est pas qu'ils aient une assurance positive de leur salut, mais ils ont une confiance inébranlable en Dieu, et la conscience leur rend témoignage de leur constante fidélité. La vue de leurs péchés passés ne les épouvante point, parce que depuis longtemps
ils les déteste sincèrement, et qu'ils les ont jetés dans le sein de la miséricorde divine. Ils pensent que Jésus-Christ sera leur juge, et ils se disent à eux-mêmes : Pourquoi craindrais-je celui qui m'a fait tant de grâces, celui qui m'a préservé ou qui m'a retiré du péché, celui qui m'a inspiré le dessein de me donner pleinement à lui, que j'aime plus que moi-même, et que je veux aimer jusqu'au dernier soupir ?
Quel regret ces âmes peuvent-elles avoir de la vie ? rien ne les y attache. Quelle crainte peuvent-elles avoir des suites de la mort, puisque après la mort elles seront plus à Dieu qu'elles n'y étaient pendant la vie, qu'elles y seront irrévocablement, et qu'elles n'auront plus rien à craindre de l'inconstance de leur volonté ? Tant qu'elles vivent, elles peuvent succomber aux tentations et perdre les bonnes grâces de Dieu : voilà leur unique crainte, qui cessera au moment de la mort, où elles seront établies dans une parfaite sécurité.
En un mot, la manière dont on envisage la mort dépend des dispositions du cœur. Quand le cœur est purifié du poison de l'amour-propre, quand l'exercice assidu de l'oraison et de la mortification intérieure a ôté tous les milieux qui sont entre l'âme et Dieu, quand on a passé par les épreuves qui nous ont conduit par degrés aux plus grands sacrifices, et qu'on est parvenu à la consommation de l'union avec Dieu, il est impossible qu'on craigne la mort : on ne la regarde plus par rapport à soi, mais par rapport à la volonté de Dieu ; et, dans cette sainte volonté, la mort perd tout ce qu'elle a d'affreux ; elle n'a rien que d'aimable et de désirable pour celui dont la volonté est toute passée dans celle de Dieu.
Pour comprendre ce que je dis ici, et pour en sentir la vérité, il faut être arrivé à cet heureux état de transformation à Dieu. Mais quoi qu'on ne le comprenne pas encore, on peut tenir pour assuré que cela est ainsi, et s'en rapporter à l'expérience de tant d'âmes saintes qui n'ont trouvé que paix, que douceur, que suavité dans la mort. Une chose également vraie, c'est que la pensée de la mort est une de celles qui occupent le moins les âmes intérieures. La raison en est que Dieu étant maître de leur esprit, le tourne vers d'autres objets plus propres à leur avancement. Et comme ce que la mort a d'effrayant vient en partie de l'imagination et de l'horreur naturelle qu'on en a, à mesure que l'imagination s'amortit, qu'on se détache du corps et qu'on se spiritualise, on perd toutes les frayeurs qu'on avait auparavant de la mort, et l'on s'accoutume à la voir comme Dieu veut que nous la voyions. Or Dieu ne veut certainement pas que la pensée de la mort effraye une âme qui s'est donnée toute à lui.
Au reste, ce n'est ni par des réflexions tirées de la raison, ni même par les motifs que fournit la foi, qu'on peut parvenir à envisager la mort avec sécurité. Cette sécurité est un don de Dieu, et il ne fait cette grâce qu'à ceux qui lui ont remis tous leurs intérêts temporels et éternels entre les mains, qui ne s'occupent plus d'eux-mêmes, et qui n'ont plus qu'un seul objet, l'accomplissement de la volonté divine. Lorsque nous serons absolument perdus en Dieu, la mort n'aura plus rien qui puisse nous faire de la peine.
On exhorte beaucoup le commun des chrétiens à penser à la mort, à l'incertitude de son moment et à ses suites ; et l'on a raison, parce que c'est un des moyens les plus efficaces pour les engager à bien vivre. Mais cette pratique, si salutaire pour le reste des fidèles, n'est pas faite pour les âmes intérieures, qui ne doivent par elles-mêmes s'astreindre à aucune pratique, mais s'abandonner à l'esprit de Dieu. Or l'esprit de Dieu ne les porte pas à s'occuper de la pensée de la mort ; mais il les porte à mourir sans cesse à elles-mêmes de la mort mystique ; à purifier leurs sens, à renoncer à leur propre esprit, à leur propre volonté ; à se perdre, à s'oublier elles-mêmes, pour ne vivre plus qu'en Dieu. Cette mort mystique est leur grand objet ; elles y travaillent de leur côté, tandis que Dieu y travaille aussi du sien : et quand elles sont arrivées à cette bienheureuse mort, la mort naturelle n'est plus pour elles qu'un passage de la vie présente au bonheur éternel.
Il ne faut donc pas qu'une âme intérieure prenne la pensée de la mort pour sujet de ses réflexions, ni qu'elle s'y arrête volontairement. Cela ne lui est ni nécessaire ni utile du moment qu'elle s'est donnée à Dieu, et que Dieu s'est emparé d'elle. Tout ce qu'elle a à faire est de se laisser gouverner par la grâce pour les pensées comme pour le reste. Si la pensée de la mort se présente à elle dans ses oraisons ou dans ses lectures, elle pourra remarquer que Dieu ne l'attache point à cette pensée, et ne l'invite point, par un attrait intérieur, à s'en occuper. Il ne faut donc pas qu'elle aille contre son attrait, ni qu'elle se nourrisse d'une pensée qui ne lui est pas bonne pour son état présent. L'amour de Dieu, la générosité envers Dieu, la fidélité à la grâce, l'attention continuelle à se faire violence, à ne point penser à soi ni à ses intérêts : voilà les pensées que Dieu lui inspire, et auxquelles il la tient sans cesse attachée. Ces pensées, qui tendent toutes à la mort mystique, lui sont bien plus utiles que celles de la mort naturelle, et la portent bien plus puissamment à se renoncer et à se laisser détruire par l'opération divine.
Pour conclusion, l'âme intérieure n'a d'autre pratique à suivre, par rapport à la mort, que de n'y point penser d'elle-même, et de s'abandonner absolument à Dieu, soit pour le genre de sa mort, soit pour le temps, soit pour les suites.


(Extrait du Manuel des âmes intérieures)


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