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mardi 21 janvier 2020

De l'homme intérieur, par le R.-P. Jean-Joseph Surin


Extrait du CATÉCHISME SPIRITUEL DE LA PERFECTION CHRÉTIENNE, TOME II, Composé par le R. P. J. J. SURIN, de la Compagnie de Jésus :


Sainte Thérèse d'Avila


De l'homme intérieur



Qu'est-ce qu'un homme intérieur ?

C'est celui qui sait s'occuper au-dedans de soi-même, et qui s'y applique en effet aux exercices intérieurs pour se rendre plus parfait et plus agréable à Dieu.
Pour bien entendre ceci, il faut savoir que l'homme, dès qu'il est en état de se connaître et de se servir de sa raison, se voyant environné des choses extérieures, est porté naturellement à s'en occuper, à s'y attacher et à y chercher son bonheur. Cet amusement dure jusqu'à ce qu'à la faveur des lumières de la Foi, découvrant les objets surnaturels, il commence à rentrer en soi-même, et à se convaincre que son unique bien consiste à cultiver son âme, et à la rendre agréable aux jeux de Dieu. Alors voyant que son bonheur et sa perfection ne peut venir que du dedans, il perd l'estime et l'affection qu'il avait pour les choses extérieures, et en retire son attention pour la renfermer dans son intérieur. Il fait d'ailleurs réflexion que Dieu est en lui d'une manière bien plus parfaite qu'en toutes les autres créatures qui ne sont pas si nobles que l'homme ; et il s'affermit de plus en plus dans la résolution de se passer du dehors, et de s'appliquer au-dedans où il trouve le seul objet qui soit digne de ses soins, et qui puisse faire sa félicité. Ceux qui sont ainsi disposés, sont véritablement intérieurs ; et c'est d'eux que parle l'Auteur du Livre de l'Imitation de J. C. quand il dit : heureux sont les yeux qui ne veulent point voir ce qui se passe dans le monde, et qui ne regardent que ce qui peut toucher l'âme.


À quelles marques peut-on connaître qu'un homme est véritablement intérieur ?

Particulièrement à ces trois ; la première est, le peu de cas qu'il fait des biens extérieurs ; la science, la grandeur, l'autorité, à moins qu'elles ne contribuent au salut, lui paraissent comme de l'ombre et de la fumée. Aussi ne se donne-t-il aucun mouvement pour courir après ces objets, où il ne trouve qu'un fardeau et un embarras, et nul avantage pour l'éternité : il n'a nulle peine à leur refuser son estime et son affection pour la donner toute entière aux biens spirituels et invisibles. Au contraire, celui qui n'est pas intérieur, est fort frappé par les avantages naturels qu'il remarque dans les autres.
Il ne faut dans une Communauté qu'un homme qui se distingue par son savoir, par son éloquence, par sa dextérité, ou par quelqu'autre talent extérieur, pour attirer bientôt les regards et l'attention de tous les autres, surtout des jeunes gens qui lui donneront à l'envi des marques de leur estime, de leur respect, et de leur admiration. Si cet homme recommandable paraît dans quelque action publique, par exemple dans une prédication, son discours sera suivi d'applaudissements et de louanges extraordinaires ; mais louanges fort humaines, et où l'intérêt de Dieu n'aura que bien peu de part. C'est en effet tout ce qui convient à l'action qu'il vient de faire ; et un homme intérieur qui l'examinerait de près, y trouverait beaucoup d'éclat aux yeux des hommes, et peu de mérite devant Dieu.


Quelle est la seconde marque qui distingue l'homme intérieur ?

C'est de s'occuper beaucoup au dedans de lui-même. Comme les hommes dissipés sont toujours au-dehors, et ne savent même ce que c'est que d'agir au-dedans ; l'homme spirituel au contraire emploie les facultés de son âme à divers exercices intérieurs. Le premier dont nous avons parlé au premier Chapitre de cette Partie, est de se rendre attentif à la présence de Dieu. Le second, est de veiller sur les mouvements de son cœur, pour les réprimer ou pour les régler et les modérer lorsqu'ils viennent de la nature, et pour les mettre en exécution lorsqu'ils viennent de Dieu ; ce qui l'engage à ne perdre jamais de vue son intérieur. Le Livre de l'Imitation de J. C. appelle heureux ceux qui en usent de la sorte. Heureux celui qui porte sa connaissance jusqu'à la vie cachée et intérieure. Outre ces deux exercices, qu'on peut appeler deux moyens généraux qui conduisent à toute sorte de biens, l'homme intérieur a toujours quelque dessein particulier à exécuter pour la perfection de son âme ; par exemple, quelque vice à combattre, quelque vertu à acquérir ; ou bien il s'applique à modérer et à supprimer l'activité naturelle, jusqu'à ce qu'il soit élevé à l'état passif, où n'agissant pas par son choix, il n'a de mouvement et d'occupation que celle que Dieu lui donne.


Quelle est la troisième marque pour connaître l'homme intérieur ?

Lorsqu'au soin de s'occuper au-dedans, il ajoute la facilité à s'y retirer, et à y résider comme dans une maison où il trouve tous les biens et tous les plaisirs qui lui conviennent. On ne parvient à cet état que par une grâce spéciale, et après s'être longtemps appliqué aux saints exercices dont nous venons de parler. On peut dire alors qu'on est véritablement intérieur ; Dieu habite dans l'âme comme dans son Temple ; et on y jouit de lui au milieu d'un parfait repos. Cette jouissance et ce repos sont la récompense du soin constant qu'on a pris de travailler au-dedans avec le secours ordinaire de la grâce. C'est alors Dieu qui travaille, on n'a d'autre soin que de le laisser faire, et de suivre ses mouvements. Et comme il met par son opération, toutes sortes de biens et de richesses dans une âme, on se trouve si avantageusement occupé au-dedans, qu'on n'a pas la première pensée de s'occuper au-dehors.
On ne doit pas s'étonner que les hommes dont nous parlons, mènent une vie tout à fait intérieure ; leur âme est comme un palais magnifique composé de divers appartements richement meublés, où Dieu se fait un plaisir de les entretenir, et de leur faire part de ses trésors les plus précieux. Ce sont les différentes opérations de Dieu qui ont donné occasion aux Docteurs mystiques de comparer l'âme à un Palais, et d'y distinguer plusieurs demeures, et comme divers étages élevés les uns sur les autres. S. Bernard dans son Livre de la Maison intérieure, apprend à l'homme comment il faut bâtir et orner cette maison au dedans de lui-même. Gerson parle fort souvent d'un appartement de l'âme, et comme d'une espèce de salle où il distingue trois parties ; dans la première il place les sens, dans la seconde, la raison ; et dans la troisième, l'intelligence. Saint Augustin (comme nous l'avons remarqué ailleurs,) met de la différence entre l'intime de l'âme et le sommet de l'esprit. Tout le monde sait que les Docteurs et les Peres spirituels distinguent dans l'âme la partie supérieure et l'inférieure. On sait que sainte Thérèse, qui avait certainement l'esprit de Dieu, a fait un Ouvrage où elle représente l'âme sous la figure d'un château avec différentes demeures.
En tout cela il n'y a rien que de conforme à la plus saine et à la plus exacte Théologie. Quoique notre âme soit une substance spirituelle et fort simple par rapport à l'action, elle équivaut à plusieurs autres substances dont elle renferme éminemment en elle-même la vertu et la capacité. On peut donc y distinguer du haut et du bas, parce qu'en effet elle a de l'élévation et de la profondeur dans sa manière d'agir ; et que selon les différents degrés de capacité, Dieu opère en elle de plusieurs manières très-différentes. Celui en qui Dieu agit de la sorte, et qui s'occupe en effet de ce que Dieu opère en lui, est véritablement intérieur.
Cependant on trouve des Censeurs de la Théologie mystique, qui oubliant ces premiers principes, et n'ayant pas assez de respect pour les pensées et les expressions des Saints, prétendent que comparer l'âme à un Palais, c'est bâtir en l'air et faire des châteaux imaginaires. Leur erreur vient de ce qu'ils ne se conduisent que par la raison, au lieu de consulter la Doctrine et les idées des Saints dans l'examen qu'ils font des choses surnaturelles. Ils ne font pas difficulté de dire que sainte Thérèse n'ayant point de Théologie, ne pouvait pas s'exprimer en termes propres : comme si c'était ici une question de mots, et qu'il ne fût pas évident que cette grande Sainte pensait avec plusieurs autres grands Saints et savants personnages, qu'il y a dans notre âme comme différentes demeures, selon ses différents degrés de capacité, et conformément aux opérations différentes de la grâce.
Cela prouve que pour comprendre les choses mystiques, il ne suffit pas d'avoir de l'esprit, de l'étude et de la capacité, mais qu'il faut apporter à la lecture des Auteurs qui en traitent, les mêmes dispositions qu'y apportaient les Bonaventures, les Suarez, les Alvarez de Paz, les Iessius, et plusieurs autres excellents Docteurs. Ces grands hommes qui étaient véritablement spirituels, et qui avoient l'esprit de Dieu, n'ont rien trouvé que de vrai, de solide et de consolant, dans ce qui a paru aux autres des idées chimériques, et des systèmes faits à plaisir.


D'où vient donc que plusieurs Savants n'ont pas l'intelligence de ces Mystères ?

C'est que s'appuyant sur des principes naturels tirés des sciences humaines, leurs lumières se trouvent trop courtes pour atteindre à des objets divins, qu'on ne peut découvrir qu'à la faveur des lumières que la piété et la grâce répandent dans les hommes parfaits. Les grands hommes dont nous venons de parler, outre qu'ils étaient très savants, étaient en même temps fort intérieurs. Ce n'est pas merveille qu'ils aient pénétré des mystères qui sont cachés aux Savants ordinaires, et que ce qui paraît à ceux-ci obscurité et ténèbres, soit pour eux lumière et vérité.
Il faut conclure de ce que nous avons dit dans ce Chapitre, que pour les hommes véritablement spirituels, il y a une maison intérieure où Dieu lui-même les occupe, et où ils se font un plaisir d'habiter. C'est la Doctrine du Livre de l'Imitation de J. C. L'occupation essentielle d'un homme intérieur, est de marcher en la présence de Dieu, sans jamais sortir hors de soi, et sans avoir d'attache à rien d'extérieur. On marche avec Dieu au-dedans lorsqu'on sait s'occuper de lui et avec lui dans son intérieur, et que les facultés de l'âme trouvent de quoi s'entretenir dans cette communication ; mais il est sûr qu'on n'en peut venir là qu'après avoir renoncé à toute affection au-dehors. On demeure volontiers au dedans de soi-même quand on n'est pas frappé de ce qui se passe autour de soi, ou qu'on est accoutumé à y faire peu de réflexion. Mais celui qui se plaît à considérer les choses extérieures, est aisément détourné de l'attention au-dedans. On voit des Prêtres qui ne peuvent dire la Messe dévotement, qu'avec des ornements riches, et sur des Autels bien parés. Il y a des gens que le moindre bruit distrait et détourne de la prière ; c'est une marque qu'ils ne sont pas fort intérieurs. On écrit de saint Ignace, qu'il pouvait se recueillir et faire oraison dans une place publique, aussi aisément qu'à son Oratoire. Celui que rien du dehors ne trouble et ne touche, et qui trouve Dieu dans son intérieur, quand il s'y retire, est arrivé à l'état le plus parfait et le plus heureux de cette vie.



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