SECONDE PARTIE
(TOME II)
Où l'on traite de plusieurs vertus et de plusieurs saintes pratiques, qui regardent l'intérieur de l'homme.
CHAPITRE PREMIER
De l'Oraison
Quel est le moyen de bien faire l'Oraison ?
C'est de bien vivre, et de ne point se laisser aller à l'imperfection : le degré d'oraison répond ordinairement au degré de sainteté, selon que la vie est plus ou moins parfaite, l'oraison l'est aussi.
Quel est donc le principal obstacle à l'Oraison ?
C'est la distraction du cœur, laquelle vient de l'attache qu'on a aux créatures, et de ce qu'on s'est habitué à chercher son plaisir et son contentement parmi les choses extérieures ; c'est-à-dire, qu'une personne qui ne cherche que Dieu, et qui s'est accoutumée à se refuser toute satisfaction naturelle, outre plusieurs autres avantages que cette fidélité lui procure, a celui d'avoir tari la source d'une infinité de distractions.
Lorsque le Saint-Esprit attire puissamment une âme, et l'attache à la pensée de Dieu avec tant de force, que ses facultés demeurent suspendues et comme incapables de penser à d'autres objets, alors on est exempt de distraction ; mais cette manière de s'en délivrer n'est pas ordinaire, et ne dépend point de nous. Le plus sûr moyen pour n'être point distrait dans la prière, est de mettre en Dieu toutes ses affections, de penser sans cesse à lui, et de ne s'employer qu'à son service hors des temps de l'oraison. Cette manière d'empêcher et de prévenir les distractions, est à la portée de tout le monde. Mais il ne faut pas s'y méprendre, il n'y a de véritables distractions que les pensées qui détournent de Dieu. Il peut venir pendant la prière différentes idées, qui regardent l'emploi, le devoir, les occupations extérieures, les personnes qu'on veut porter au bien ; et quoique ces idées ne tiennent pas au sujet de la méditation, on peut s'en occuper sans être distrait, parce qu'elles contribuent à unir à Dieu une personne qui ne cherche que lui.
Comment se peut-il faire que des pensées qui sont hors du sujet dont on à dessein de s'occuper, ne soient pas des distractions ?
Il est aisé de le faire comprendre par une comparaison dont nous nous sommes servis ailleurs. Un joueur de Luth pince avec le pouce la grosse corde de son instrument, tandis qu'il se sert des autres doigts pour pincer plusieurs petites cordes, qui rendent différents sons, sans que cette différence produise rien de désagréable ; parce que les petites cordes sont d'accord avec la grosse. Il en est de même d'une âme qui ne tient à rien de créé ; son principal dessein, à l'oraison comme ailleurs, est toujours de plaire à Dieu ; et les différentes pensées qui lui viennent, ne troublent point sa prière, parce qu'elles s'accordent avec le désir de plaire à Dieu, qui fait le fonds de son oraison.
Il faut dire tout le contraire des personnes imparfaites ; la plupart de leurs pensées sont de véritables distractions ; parce qu'elles viennent de l'affection pour les créatures ; c'est-à-dire, d'un principe gâté, qui met obstacle à la prière, en troublant l'union avec Dieu. De là vient la grande peine qu'ont ces personnes à faire oraison ; comme leur cœur est partagé, les pensées qu'il leur fournit, partagent leur application, et ne leur permettent pas d'être tranquilles.
Comment faut-il s'y prendre pour faire Oraison ?
On commence par un Acte de Foi sur la présence de Dieu, avec qui on va s'entretenir ; on s'humilie devant sa Majesté infinie, et on lui demande pardon de ses péchés. Ensuite on envisage le sujet de la méditation ; si c'est un mystère, on s'en représente les principales circonstances ; si c'est une vérité de l'Évangile, on se met en esprit devant J. C., qui l'annonce aux peuples. C'est ce qu'on appelle les préludes, qui sont nécessaires pour rendre attentives les puissances de l'âme, pour fixer l'imagination, et pour empêcher l'esprit de divaguer. Tout cela n'est qu'une préparation prochaine, qui suppose que le sujet de la méditation a été prévu quelque temps auparavant. Après ces préparatifs on doit se comporter différemment, selon qu'on se trouve dans un état passif ou actif.
Qu'est-ce que l'état passif dans l'Oraison ?
C'est lorsqu'un doux calme vient à saisir l'âme, et à fixer ses puissances dans une espèce de sainte immobilité. Ce calme, dont nous avons parlé ailleurs, vient de la grâce plutôt que de notre étude et de notre industrie. Mais Quelle qu'en soit la cause, il suffit ici 'avertir qu'on ne doit point interrompre ce saint repos par sa propre action, et que Dieu ne demande autre chose de ceux qu'il met dans cette disposition, sinon qu'ils soient doucement attentifs aux inspirations du S. Esprit. Plusieurs manquent en ce point, parce que craignant l'oisiveté ils se donnent beaucoup de mouvements, qui jetant l'empressement et le trouble dans leur âme, les empêchent de jouir de Dieu et de recevoir les opérations de la grâce.
Est-ce que l'état passif demande qu'on ne fasse rien du tout ?
Nous ne prétendons point exclure l'action, qui ne trouble point le repos où Dieu met l'âme ; mais seulement celle qui ne peut pas compatir avec la douceur de ce repos. Lors donc que l'âme s'aperçoit que son action et ses efforts l'embarrassent, au lieu de l'aider, elle doit les faire cesser, et n'agir qu'autant qu'il est nécessaire pour coopérer à la grâce. Cette coopération bien souvent ne consiste qu'à goûter Dieu en paix ; et c'est se tromper beaucoup, que de prendre cette disposition pour un égarement ou pour une oisiveté.
D'où vient qu'il y a si peu de gens qui estiment ce repos ?
Ce n'est pas que Dieu n'y appelle plusieurs personnes, en qui il trouve beaucoup de droiture et de bonne volonté ; mais c'est qu'on n'en connaît pas le prix. La plupart n'estiment leur oraison, que par les raisonnements solides et relevés qu'ils y font, et par les affections marquées et ardentes qu'ils y produisent. L'ignorance du Directeur y contribue aussi beaucoup ; il y en a qui ne connaissent pas les avantages inestimables qu'on peut tirer de ce repos délicat. Il est donc important qu'on sache qu'en matière d'oraison, il y a un état passif où Dieu met certaines âmes, et que celles que Dieu favorise de ce don, doivent se tenir tranquilles, et ne pas troubler l'action de Dieu, pour vouloir trop faire.
Qu'est-ce que l'état actif durant l'Oraison ?
C'est celui où les puissances intellectuelles sont employées pour considérer les objets de la Foi, pour les méditer avec soin, pour s'y affectionner et pour tâcher, à force de discours et de saints propos, de les imprimer dans l'âme. Voici l'ordre qu'on observe ordinairement. On se propose d'abord le sujet qu'on a préparé et divisé en quelques points ; on examine les vérités que ces points renferment ; on les pèse mûrement ; on les approfondit ; on s'en pénètre ; on en fait l'application à ses besoins spirituels. De là naissent les bons désirs, les affections pieuses et les saintes résolutions. On demande ensuite à Dieu la grâce d'accomplir ce qu'on a résolu ; et pour obtenir cette grâce, on a recours à la sainte Vierge et aux Saints.
Quels conseils faut-il donner à ceux qui sont dans l'état actif ?
Il faut leur recommander trois choses ; la première, de ne point mettre le profit de l'oraison dans les raisonnements et dans les idées, quelque sublimes et quelque capables qu'elles soient de donner de l'admiration, parce que ce serait faire de l'oraison une étude et une recherche curieuse. La fin qu'ils doivent se proposer, c'est d'intéresser le cœur, et de lui faire prendre goût aux vérités qu'ils méditent ; et ils doivent être persuadés que la moindre larme de dévotion qui vient du mouvement du S. Esprit, vaut mieux que tous les plus beaux discours du monde.
Il faut en second lieu les avertir que, s'il leur arrive de prendre goût et de s'affectionner à quelque vérité, ils doivent s'entretenir dans ce goût affectueux le plus long temps qu'ils peuvent, et ne point s'en détourner pour passer aux considérations qu'ils s'étaient proposé de faire. C'est l'avis que donne S. Ignace dans son Livre des Exercices. Il est même vrai que, lorsqu'on est trop gêné par les points qu'on a préparés, qu'on ne trouve qu'aridité à les repasser dans son esprit, on peut, s'il se présente quelque vérité plus intéressante, s'y attacher sans scrupule, plutôt que de se tourmenter en vain, pour s'occuper du sujet qu'on avait choisi. On doit néanmoins prendre garde que ce ne soit par lâcheté et par inconstance qu'on se dégoûte du sujet prévu ; car en ce cas il faudrait se vaincre pour s'y appliquer, sans pourtant gêner l'esprit de Dieu, auquel on doit toujours laisser la liberté de nous conduire où il lui plaira.
La troisième chose qu'on doit recommander à ceux qui sont dans l'état actif, c'est de ne point se rebuter pour les distractions et les sécheresses qu'ils y rencontrent, quand même elles seraient continuelles, et qu'ils ne pourraient se fixer à rien. Ils ne doivent point se décourager, ni abandonner l'exercice de l'oraison ; mais souffrir cette peine avec beaucoup d’humilité et de patience, dût-elle durer toute la vie. Il faut même qu'ils soient persuadés qu'en cela ils rendent à Dieu un service très agréable, dont ils seront libéralement récompensés.
CHAPITRE II
De l'Humilité
Qu'est-ce que l'humilité ?
C'est une vertu qui porte à aimer et à chercher l'abaissement. Ce n'est pas qu'elle engage l'homme dans quelque indigne et honteux assujettissement. Le vrai humble ne s'abaisse que par un sentiment de générosité qui le met au-dessus du commun des hommes. Et bien loin de s'avilir en s'abaissant de la sorte, il devient véritablement grand par la supériorité qu'il exerce sur soi-même, et acquiert une élévation conforme à la noblesse de l'homme, que Dieu a créé pour de grands desseins.
En quoi consiste la pratique de l'humilité ?
À avoir de bas sentiments de soi-même, à fuir toute élévation et toute grandeur ; à conformer son extérieur aux bas sentiments qu'on a de soi.
Qu'est-ce qu'avoir de bas sentiments de soi-même ?
Cette première fonction de l'humilité chrétienne renferme comme trois degrés de perfection. Le premier est de s'estimer peu, même rien du tout. À quoi contribue beaucoup la pensée de notre néant ; car, dit l'Apôtre, si quelqu'un s'estime être quelque chose, il se trompe lui-même, parce qu'il n'est rien. L'homme de soi n'est que misère et que faiblesse ; il ne peut rien faire que Dieu ne l'aide et ne le tienne comme par la main ; et sans le secours de la grâce, il ne saurait pratiquer aucun bien qui soit utile à son salut. Il y a plus ; quelque grâce que l'homme ait reçue de Dieu, il n'a qu'à se considérer par rapport à son corps ou par rapport à son âme, pour trouver en soi mille endroits désagréables, capables de contrebalancer toutes les grandeurs et toutes les grâces qu'il peut avoir reçues. Et lors même qu'il se compare à d'autres, en qui il aperçoit beaucoup de faiblesses, il a toujours sujet de s'humilier à la vue des terribles Jugements de Dieu, et il peut toujours se dire à soi-même : Peut-être que Dieu voit beaucoup de vertu et de mérite en celui à qui je suis tenté de me préférer, et qu'il ne voit en moi qu'un vain éclat sans solidité. Peut-être qu'il sera fidèle jusqu'au bout, et que je ne persévérerai pas dans la grâce.
Quel est le second degré de perfection, renfermé dans cette première fonction de l'humilité chrétienne ?
C'est de passer jusqu'au mépris, et du mépris à la défiance, qui en est une suite, et qui fait qu'on marche avec précaution, et qu'on est en garde contre soi-même, comme se croyant sur le point de tomber à chaque pas. Il est naturel aussi dans cette disposition, de croire les autres plus sages et meilleurs que soi, et de se soumettre volontiers à leur jugement et à leur conduite ; ce qui est comme la base de la parfaite obéissance.
Quel est le troisième degré ?
C'est la haine et l'horreur de soi-même, qui naissent du mépris, et qui font qu'on se regarde comme ce qu'il y a de plus vil et de plus abominable sur la terre, à raison de ses péchés. C'était le sentiment de plusieurs grands Saints. L'Apôtre saint Paul se disait le premier des pécheurs. Saint François se croyait le plus grand pécheur du monde. Saint Vincent Ferrier se regardait comme une charogne insupportable à tous les hommes, et il avait coutume de dire qu'il sentait de plus en plus l'infection de son âme.
Ce degré d'humilité ne se trouve que dans les parfaits, qui peuvent parler ainsi d'eux-mêmes sans manquer à la sincérité, quoique les hommes imparfaits aient peine à comprendre que les Saints croient dire la vérité lorsqu'ils parlent de la sorte.
Quelle est la seconde chose en laquelle consiste l'humilité ?
À s'éloigner de tout ce qui peut contribuer à la grandeur et à l'élévation de l'homme, ce qui se fait en trois manières. Premièrement en fuyant les dignités et les charges qui donnent quelque autorité sur les autres, en s'en estimant indigne, et les redoutant comme une obligation qui passe nos forces, et un fardeau que nous ne sommes pas capables de porter.
Sur ce principe, que ceux qui se donnent mille mouvements pour parvenir à l'Épiscopat, ou qui étant engagés dans un Corps, en briguent les premières charges, se jugent eux-mêmes, et ils verront qu'ils n'ont ni humilité ni sagesse, puisqu'ils cherchent avec tant d'empressement, ce que les hommes vertueux ont fui avec tant de soin. S. Ignace a voulu que tous les Profés de sa compagnie s'engageassent par un vœu exprès à refuser les dignités ; et si quelqu'un était assez téméraire pour y aspirer, ou pour briguer les charges de son Ordre, il veut qu'il soit déféré aux Supérieurs et qu'on procède contre lui. Si ses règles sont sagement établies, et que la lumière divine porte à craindre l'élévation, ceux qui la cherchent sont donc des insensés ou des gens ensevelis dans les ténèbres de l'orgueil, dont le propre est d'aveugler l'homme.
Cette crainte de l'élévation doit s'étendre à la vie spirituelle, et nous détourner sagement de tout ce qui est éclatant, sublime ou extraordinaire dans les voies d'oraison, et dans la pratique de la piété. Il ne faut pas qu'il y ait jamais rien d'affecté, rien de singulier dans la conduite ; mais une grande simplicité à suivre les mouvements de l'Esprit de Dieu. Comme c'est un Esprit très-sublime, il ne faut que le suivre pour arriver bientôt à la plus noble élévation.
On ne prétend pas dire que les âmes humbles ne puissent pas être généreuses envers Dieu et former de grands desseins pour sa gloire, on veut seulement qu'elles ne se portent pas d'elles-mêmes aux voies extraordinaires et sublimes, et qu'elles attendent que Dieu les élève, comme fit celui des conviés dont il est parlé dans l'Évangile, lequel prit la dernière place, et attendit qu'on invitât à monter plus haut.
Le troisième soin de ceux qui sont humbles et qui craignent l'élévation, est de fuir les louanges et les occasions de se distinguer par leurs talents ou par l'éclat de leur vertu, parce que rien n'est plus flatteur que de se faire remarquer, rien ne nourrit tant l'orgueil que l'estime et les louanges des nommes, rien ne détruit plus l'humilité. C'est pour cela que les Saints ont aimé à se cacher, à être blâmés, méprisés, calomniés, maltraités, jugeant en effet que c'était là tout ce qu'ils méritaient, et ne voulant avoir aucune part à l'estime et à la faveur des hommes.
Quelle est la troisième chose en quoi se pratique l'humilité ?
C'est de conformer son extérieur aux bas sentiments qu'on a de soi-même ; ce qui doit paraître, 1.° à la manière de s'habiller ; 2.° à la démarche ; 3.° aux meubles et à l'équipage.
Les personnes humbles ne peuvent souffrir les habits magnifiques, les ornements affectés et les parures mondaines, et on ne saurait trop blâmer certaines femmes qui, faisant profession de vertu, ne laissent pas de prendre grand soin de leurs habits, de leur coëffure et de leur ajustement. Un jour saint Éloi ayant représenté à la Reine de France Baltilde qu'elle était un peu trop parée, elle lui répondit que ce n'était pas trop pour une Reine ; mais c'est trop, répartit le Saint, pour une Chrétienne qui doit se conformer aux règles de l'humilité. La Princesse profita si bien de l'avis, que depuis ce temps-là elle alla toujours vêtue fort simplement. Une sainte femme qui vivait dans le siècle passé, connue sous le nom de Marie de Valence, lorsque des Dames magnifiquement parées venaient la visiter, et qu'on lui disait ensuite que c'étaient des personnes dévotes, avait coutume de dire qu'elle ne comprenait pas comment on pouvait accorder la dévotion avec tant d'ornements extérieurs.
En second lieu, rien ne marque mieux l'orgueil que de marcher avec fierté et d'une manière fastueuse ; il faut qu'on connaisse les humbles à leur démarche aussi bien qu'à leur habit. Enfin, comme les orgueilleux aiment la pompe, la dorure et la magnificence des meubles et de l'équipage, ceux qui sont véritablement humbles, doivent les avoir en horreur, et il est très-surprenant que la vue de la crèche de Notre-Seigneur n'inspire pas à tous les Chrétiens une grande aversion pour toutes ces superfluités dont le monde se fait honneur.
Quels sont les obstacles à l'humilité ?
Il y en a trois principaux. Le premier, ce sont les richesses : car, dit S. Augustin, comme nous voyons que chaque fruit a un ver particulier, on peut dire que l'orgueil est le ver qui s'attache aux richesses. Ceux qui les possèdent, se croient tout permis, parce qu'ils veulent tout ce qu'ils veulent, et c'est la confiance qu'ils ont en leurs propres forces qui les enorgueillit. Voilà pourquoi l'apôtre S. Paul recommande à son disciple de donner pour maxime aux riches de ce monde, de n'être point orgueilleux, et de ne mettre point leur confiance dans les richesses.
Un second obstacle à l'humilité, ce sont les bonnes qualités tant du corps que de l'esprit ; la science, la beauté, la force, l'adresse : tous ces avantages naturels enflent l'homme, lui inspirent de la fierté, et lui donnent du mépris pour les autres.
Il n'est pas jusqu'aux pratiques de sainteté les plus rudes et les plus humiliantes, qui ne puissent faire entrer l'orgueil dans une âme. (Et c'est ici le troisième obstacle.) Ceux qui mènent une vie pauvre et austère, sont en danger, s'ils n'y prennent garde, de mépriser les autres et de se préférer à eux, et il n'y a qu'une étude sérieuse de la vraie humilité qui puisse les défendre de cet orgueil spirituel, qui se nourrit de pénitence, qui se cache sous les dehors de la sainteté, et qui fait d'un homme humble et mortifié en apparence, ce pauvre superbe que le Sage a jugé digne de toute sa haine.
CHAPITRE III
De la Patience
Qu'est-ce que la Patience ?
C'est une vertu qui donne la force pour supporter le mal.
Quelle sorte de mal est l'objet de la Patience ?
Il y en a de trois sortes ; celui que Dieu nous envoie, celui qui nous vient de la part des hommes, et celui qui vient de nous-mêmes.
Quels sont les maux que Dieu nous envoie ?
On rapporte à cette première sorte tout ce qui est contraire à nos inclinations, lorsqu'il vient de la Providence et de l'ordre que Dieu a établis pour le gouvernement de l'Univers, le chaud, le froid, la famine et les autres fléaux publics. On met encore de ce nombre les tentations, la mort de nos proches, et les autres afflictions particulières auxquelles les hommes sont sujets, et qu'on a coutume d'attribuer à la justice ou à la Providence de Dieu. Tous ces maux sont l'objet de la patience, et on doit s'accoutumer à les souffrir avec une résignation pleine de douceur.
Quels maux avons-nous à souffrir de la part du Prochain ?
Les calomnies, les outrages, les persécutions, les procès et les querelles, la mauvaise humeur, et les manières désagréables de ceux avec qui nous vivons. Il y a des hommes timides et imprudents ; il y en a de violents et d'emportés ; on ne saurait dire lesquels sont les plus difficiles à supporter. Les uns manquent à notre égard par inégalité, par inconsidération et par faiblesse, en ne faisant pas ce qu'ils devraient faire : les autres nous choquent par leur hauteur, et nous tourmentent par leurs violences.
Quels sont les maux qui ont leur source dans nous-mêmes ?
Ce sont, outre les maladies et les infirmités du corps, tous les vices de l'esprit, nos passions, nos mauvaises habitudes, nos mouvements déréglés, nos inclinations perverses, et les tentations que notre propre fond nous fournit. Tous ces maux sont la matière de notre patience, et demandent beaucoup de force et de générosité pour être supportés avec mérite.
Comment doit se pratiquer la patience au milieu de ces maux ?
En montant, comme par trois degrés, à la perfection de cette vertu. Le premier est de recevoir tranquillement les maux qui arrivent, avec une humble résignation à la volonté divine. Le second est de regarder l'occasion de souffrir comme un sujet de joie, selon qu'il est écrit : Faites toute votre joie des diverses afflictions qui vous arrivent. Le troisième est d'être en effet, comme S. Paul, rempli de consolation et dans un excès de joie au milieu des plus grandes souffrances.
De quels motifs doit s'aider une âme qui veut parvenir à la perfection de la patience ?
Il y en a trois principaux. Le premier est d'être bien persuadé que tous les maux partent de la main de Dieu, et de ne considérer que sa volonté dans ce qu'on souffre ; ce qui produira infailliblement la joie, ou du moins la soumission. C'était la pratique de tous les Saints, ils n'envisageaient que Dieu dans les événements les plus fâcheux où Dieu paraissait avoir le moins de part. Job persécuté parla malice du Démon s'écriait : Le Seigneur m'avait tout donné, le Seigneur m'a tout ôté, il n'est arrivé que ce qu'il lui a plu ; que le nom du Seigneur soit béni. David rapporte aussi à Dieu les injures de Semeï, Le Seigneur, dit-il, lui a ordonné de maudire David, et qui osera lui demander pourquoi il l'a fait ? Ce motif, outre qu'il augmente beaucoup le mérite de la patience, est très-propre à adoucir toutes sortes de peines.
Le second motif de patience dans les maux de cette vie, ce sont les avantages inestimables qu'on peut tirer de la souffrance, qui est un trésor inépuisable de toutes sortes de richesses spirituelles.
Le troisième motif, c'est Jésus-Christ que nous devons nous proposer continuellement pour modèle, afin que l'estime et l'amour que nous avons pour lui nous fassent trouver agréables les souffrances qu'il a choisies pour son partage. La vue d'un Dieu crucifié a toujours été pour les Saints un adoucissement dans leurs maux ; elle les a fait soupirer ardemment après la Croix qu'ils ont constamment préférée à toutes les douceurs de la vie.
Nous pouvons ajouter à tout ce que nous venons de dire une excellente pratique d'un Saint et d'un savant personnage qui vivait au siècle passé. Il avait coutume de dire qu'un homme qui souffre, peut trouver aisément partout des motifs de patience, soit qu'il regarde devant soi, ou derrière soi, ou au-dessus, ou au-dessous, ou à côté de soi. Il a devant soi Jésus-Christ son divin modèle ; derrière, sont ses péchés qui pèsent sur lui, comme un fardeau insupportable dont il ne saurait se décharger par trop de souffrances ; au-dessus de sa tête, il ne tient qu'à lui de voir le Ciel qui doit être la récompense de ses peines ; et sous ses pieds, il lui est aisé de se représenter l'enfer qu'il a mérité ; il trouvera à sa droite un nombre infini de Saints qui lui tiennent compagnie ; et il peut voir à sa gauche une multitude innombrable de malheureux qui souffrent plus que lui, et qui ne sont pas si coupables. Tout homme qui fera ces réflexions, souffrira sans doute avec patience, et au lieu de traîner sa Croix à regret, comme font les lâches, il la portera avec soumission et avec plaisir.
CHAPITRE IV
De la Pauvreté
Qu'est-ce que la Pauvreté ?
C'est une vertu qui facilite à l'homme le dégagement des richesses et de tous les biens temporels.
Quels degrés de perfection renferme la pratique de la pauvreté ?
Elle en renferme trois. Le premier est de renoncer effectivement à tous les biens temporels, suivant ce conseil de Jésus-Christ : Allez, vendez ce que vous avez. C'est ce qu'ont fait les Apôtres, et après eux les Religieux qui font profession de n'avoir rien en propre et d'abandonner leur patrimoine, leurs possessions, et tout ce qu'ils pourraient prétendre en ce monde. Mais comme on ne peut pas se passer de tout, parce qu'il faut conserver sa vie ; ceux qui se réservent le moins, pratiquent cette première abnégation d'une manière plus parfaite.
Et parmi ceux qui ne se réservent rien, pour ce qui regarde les fonds et la propriété, il y en a de plus parfaits les uns que les autres. Quelques-uns ne perdent rien à se dépouiller de toute propriété, et quoiqu'ils n'aient rien qu'avec dépendance et permission, ils sont abondamment pourvus, non seulement de tout ce qui est nécessaire, mais encore de tout ce qui peut servir à la commodité. D'autres ne veulent avoir que fort peu pour fournir à leurs besoins, et ils retranchent tout ce qu'ils peuvent pour mener une vie pauvre. Ce ne sont pour tant pas les plus parfaits, quoiqu'ils se réduisent à peu, parce qu'ils ont encore quelque chose. Il est vrai que bien souvent ce ne sont que des bagatelles, quelques petits meubles dont ils pourraient se passer ; quelques Reliquaires et images de piété, qu'ils ne conservent pas purement par dévotion. Mais il y en a assez pour les empêcher d'être mis au nombre de ceux qui n'ont rien du tout, et qui peuvent dire avec vérité qu'ils n'ont pas même leurs habits et leurs meubles les plus nécessaires, parce qu'ils ne les ont que par emprunt, et qu'ils se regardent comme étrangers dans l'usage de toutes ces choses. Lorsque c'est par un vrai zèle pour la pauvreté qu'ils se dépouillent ainsi de tout, ils pratiquent ce qu'on appelle le parfait dénûment, qui met entr'eux et les autres dont nous venons de parler une très grande différence, et sans lequel ne sauraient vivre les véritables pauvres qui ne veulent avoir que Dieu.
Cependant il ne faut point mettre au nombre des obstacles à ce parfait dénûment, certains petits meubles qui contribuent à la dévotion, et qu'on ne garde que par un motif de piété. Saint Xavier avait un Crucifix qu'il portait toujours avec soi ; les hommes apostoliques peuvent faire aux Fideles de petits présents de dévotion pour les attirer et les exciter au bien, et ce serait outrer les choses, que de prétendre qu'en cela il y eût rien de contraire à la perfection de ce premier degré de pauvreté. Mais hors ce cas, il est vrai que, lorsqu'on a la moindre chose dont on pourrait se passer, on n'est pas parfaitement pauvre.
Quel en le second degré de perfection qu'on distingue dans la pratique de la pauvreté ?
Il consiste à user avec beaucoup de modération des choses dont on ne peut pas se passer. Ceux qui n'ont pas l'esprit de pauvreté, appréhendent fort la disette, et ont grand soin de se pourvoir de toutes les nécessités de la vie ; mais les véritables pauvres ne craignent rien tant que l'abondance, qu'ils regardent avec saint Vincent Ferrier comme une mer orageuse dans laquelle il est très aisé de faire naufrage.
Il y a trois excellentes pratiques qui peuvent aider à acquérir ce degré de perfection. La première est de ne retenir de tout ce qui sert à l'entretien et à la conservation du corps, que ce qui est absolument nécessaire, et de se passer de tout le reste, pour imiter Jésus-Christ qui nous a donné l'exemple d'une pauvreté extrême. Il n'est pas nécessaire de faire des vœux et d'entrer en Religion pour se conformer à cette régie, il n'y a rien là que les gens du monde ne puissent pratiquer. Quelle nécessité y a-t-il qu'ils aient tant de meubles, tant d'habits et tant d'équipages ?
Une Dame riche et de grande qualité, qui retrancherait tout ce superflu pour donner abondamment aux pauvres, se contentant pour elle-même d'une honnête médiocrité, ne ferait-elle pas une œuvre digne de grande louange ?
La seconde pratique regarde surtout les personnes qui vivent en communauté. Elle consiste à souhaiter et à chercher toujours le pire dans l'usage des choses nécessaires ; les habits les plus usés, les plus déchirés ; les meubles les plus vils ; tout ce qui sent plus la pauvreté, tout ce qui attire plus le mépris. On raconte de saint Xavier, que quelques-uns de ses amis ne pouvant lui persuader de quitter une soutane toute déchirée, la lui enlevèrent une nuit et en substituèrent une neuve en la place. Et comme le lendemain il ne s'apercevait point du changement, parce qu'il était absorbé en Dieu, on lui dit en riant qu'il y avait du plaisir à le voir depuis qu'il était vêtu décemment ; il comprit d'abord ce qu'on voulait dire, et il en fut si affligé, qu'il ne cessa d'importuner ses amis jusqu'à ce qu'ils lui eussent rendu sa vieille soutane.
Nous avons parlé ailleurs de la troisième pratique ; elle consiste à ne point souffrir que la nature se contente pleinement dans l'usage des choses nécessaires. On ne doit jamais rassasier l'appétit en prenant de nourriture autant qu'on pourrait sans rien faire contre la tempérance, il faut en user ainsi à l'égard des autres soulagements que le corps exige. Les pauvres ordinairement ne chassent pas entièrement la faim, ni le froid, il leur manque toujours quelque chose.
Quel est le troisième degré de perfection en matière de pauvreté ?
C'est de triompher de joie lorsqu'on manque de tout. Comme on demandait un jour à un saint Religieux de la Compagnie de Jésus, nommé Jean Ximenez, ce que c'était qu'être pauvre ; il répondit que c'était tressaillir d'allégresse au milieu de la disette de toutes choses. Cette allégresse qui va jusqu'au tressaillement, et qui passe jusques dans les sens, marque bien la plénitude de la grâce dans les véritables pauvres ; et il ne faut pas s'étonner qu'ils mettent leur bonheur à manquer de tout pour posséder Dieu. S. Xavier étant arrivé au Japon écrivit une Lettre qui commence ainsi : « Par la grâce de Dieu nous sommes arrivés au Japon, où nous manquons de tout ». Cette disette extrême faisait ses plus chères délices.
Pourquoi tant de joie au milieu de tant de misères ?
Parce que la possession des créatures est une espèce d'entre-deux qui se met entre Dieu et l'âme, et que cet entre-deux ôté par la privation de toutes choses, on jouit pleinement de Dieu, et on s'unit à lui sans milieu.
Quelle différence y a-t-il entre un pauvre qui n'a rien du tout, a celui qui a quelque chose ?
La différence est très-grande, parce que le peu qu'on a, est toujours un obstacle à la parfaite possession de Dieu. Celui qui n'a qu'un petit caillou devant les yeux, ne voit pas plus le soleil que celui qui a devant soi une haute montagne ; mais celui qui n'a rien devant les yeux, le voit librement et à son aise. Lorsqu'on demandait à saint François quel était le moyen le plus sûr et le plus court pour aller à Dieu, il répondait que c'était la pauvreté. C'est par elle en effet que nous levons tous les obstacles qui sont entre Dieu et nous.
Outre les biens extérieurs, n'y en a-t-il pas de spirituels et d'intérieurs dont il faut se dégager par esprit de pauvreté ?
Il y en a sans doute, et tels sont la science, les lumières, et les autres biens spirituels dont il faut se détacher pour n'avoir que Dieu. Le véritable pauvre d'esprit ne se réserve rien. S. François Xavier partant pour les Indes n'emporta que son Bréviaire, et ne voulut avoir avec soi ni écrit, ni papier, ni aucun de ces secours spirituels dont plusieurs font provision, et dont ils ne croient pas pouvoir se passer dans leurs fonctions apostoliques. Ce grand Saint croyait avoir tout en Dieu à l'exemple de saint François d'Assise, qui avait coutume de dire : Mon Dieu m'est toutes choses.
Que faut-il donc penser de ceux qui portent avec soi quantité de livres et d'écrits, et qui ne peuvent se passer de ce secours ?
Comme il y aurait de la témérité à les blâmer, il y a sujet de leur dire qu'ils sont moins pauvres que les autres qui n'ont rien, et qu'ils participent moins à l'esprit apostolique, c'est à-dire, à l'esprit de Dieu, qui suffit à qui le possède, qui le rend parfaitement libre, et qui lui sert de ressource dans tous ses besoins. Il est vrai que, lorsqu'on use de ces secours avec beaucoup d'humilité et de défiance de soi même, et sans y attacher son cœur, ils ne sont point un obstacle à la perfection de la pauvreté ; cependant celui qui s'en prive, est dans un plus grand dénûment, et il a l'avantage de goûter Dieu d'une manière plus délicieuse.
Le bienheureux Louis de Gonzague sentant quelque légère attache à un écrit qu'il avait, le porta incontinent à son Supérieur pour n'avoir pas cet obstacle à la perfection de la pauvreté. C'est par le même principe que plusieurs autres, pour jouir de Dieu pleinement, se privent de toute autre ressource, et que dès qu'ils ont la moindre chose ils se sentent à l'étroit jusqu'à ce qu'ils y aient renoncé, éprouvant la vérité de ce qu'a dit S. Paul : Qu'il ne faut rien avoir pour posséder tout.
CHAPITRE V
De la Chasteté
Qu'est-ce que la Chasteté ?
C'est une vertu par laquelle on s'abstient des plaisirs illicites de la chair, et on use modérément de ceux qui sont légitimes.
Sous combien de rapports peut-on envisager la chasteté ?
Sous trois différents rapports qui la divisent comme en trois espèces : car on peut la considérer comme une vertu qui oblige tous les hommes, ou comme une obligation particulière à certains états, ou comme une vertu éminente et infiniment rare, qu'on peut appeler chasteté angélique.
Qu'est-ce que la chasteté, considérée comme une vertu commune à tous les hommes ?
C'est celle qui nous contient dans les justes bornes de la loi de Dieu et de la conscience, par rapport aux plaisirs de la chair, les interdisant absolument à ceux qui doivent les fuir, et les réglant dans les autres, à qui l'usage en est permis. La chasteté prise en ce sens convient aux personnes mariées, qui sont véritablement chastes, lorsque, comme dit S. Paul, elles traitent le mariage avec honnêteté, et que le lit nuptial est sans tache ; c'est-à-dire, lorsque leur amour n'est point partagé, que le mari ne s'attache qu'à sa femme, et que la femme ne s'attache qu'à son mari. Car c'est aux gens mariés, aussi bien qu'aux autres, que s'adresse le même Apôtre, lorsqu'il dit : Vous êtes morts, et votre vie est cachée en Dieu avec Jésus-Christ.
Qu'est-ce que la chasteté, considérée comme une obligation particulière à certains états ?
C'est celle dont les Religieux font profession, et tous ceux qui font à Dieu le sacrifice de leur corps, par le vœu de continence perpétuelle. Elle ajoute une nouvelle et plus étroite obligation à la loi générale, qui défend toutes sortes de plaisirs en cette matière, à ceux qui ne sont pas engagés dans le mariage.
Quelle est cette chasteté que vous avez appelée angélique ?
C'est celle par laquelle on est exempt de toutes les impressions et de tous les mouvements qui tendent au plaisir. On dit de sainte Thérèse et du bienheureux Louis de Gonzague, qu'ils étaient dans cet heureux état ; et saint Dominique avant que de mourir, déclara qu'à cet égard il avait été toute sa vie comme un enfant au berceau. L'homme peut bien par ses soins et par les se cours ordinaires se disposer à cette sublime vertu ; mais il faut que Dieu y concoure par quelque grâce spéciale : car il est écrit, que nul ne peut avoir la continence si Dieu ne la donne.
En quoi consiste la pratique de la chasteté ?
Dans ceux qui sont mariés, elle consiste à n'aimer que la personne à laquelle on est lié, et à se comporter avec les autres, comme si on était insensible. Pour ceux qui sont dans le célibat, il serait à souhaiter qu'ils pussent vivre, ayant un corps, comme s'ils n'en avoient point. Mais comme il n'est pas en leur pouvoir de se mettre dans cette disposition, et qu'il y a des effets sensibles qu'ils ne peuvent pas toujours éviter, il faut du moins qu'ils soient en garde contre le plaisir que causent ces effets sensibles ; qu'ils n'y arrêtent point leur esprit et encore moins leur cœur, et que surtout ils se défendent du consentement. Cette obligation est indispensable ; et au moins à cet égard ils doivent vivre dans la chair, comme s'ils étaient de purs esprits. La raison est qu'en ce genre il n'y a point de matière légère, et que le seul défaut de réflexion et de liberté peut excuser de péché mortel.
Par quels moyens peut-on conserver la chasteté ?
Il yen a trois principaux. Le premier est de veiller exactement sur ses sens, et en particulier sur celui de la vue, imitant le saint homme Job, qui avait fait un accord avec ses yeux, pour ne penser pas seulement à une Vierge.
La seconde est de traiter rudement le corps, de fuir les délices, et de ne rien accorder à la sensualité. Le troisième, et le plus efficace, est la défiance de soi même, et la fuite des occasions. Saint Dominique sur le point de mourir, dit à ses Religieux, qui étaient assemblés autour de lui, que par la grâce de Dieu il n'avait rien à se reprocher contre la sainte pureté, et qu'il était à cet égard comme un enfant qui ne fait que de naître ; mais qu'il les priait d'être bien persuadés qu'il n'y a que ceux qui savent se défier d'eux-mêmes qui puissent conserver la chasteté. Cette défiance a pour principe la crainte de Dieu, et pour effet, la prudence à éviter les occasions dangereuses.
Qu'est-ce qui met les personnes spirituelles en danger de perdre la chasteté ?
C'est la communication avec d'autres personnes de différent sexe. Quoiqu'il y ait beaucoup de vertu et de droiture d'intention de part et d'autre, il est difficile néanmoins qu'il ne s'y mêle quelque affection ; elle est à la vérité innocente et pure, surtout dans les commencements, et Dieu seul en parait être le motif. Cependant on s'attendrit, la tendresse s'insinue dans les sens, et elle y fait des impressions qu'on ne regarde pas comme mauvaises ; par ce qu'on les confond avec certains effets que produit la grâce, lorsqu'elle se rend sensible au corps. On continue donc à croire que tout est saint ; on ne se défie de rien ; on prend quelquefois de petites libertés, que des personnes de vertu devraient se croire défendues ; mais la droiture d'intention vient au secours pour les justifier. Enfin on en vient à un tel point d'aveuglement, qu'on commet le péché sans presque s'en apercevoir.
Le meilleur préservatif contre ce mal, c'est l'avis que donne saint Vincent Ferrier, dans son Livre de la Vie spirituelle. Toute pensée, toute inclination qui vous porte à quelque chose contraire à la pureté des mœurs, vous parût-elle une révélation, regardez-la comme une tentation et une suggestion diabolique. C'est le moyen de fermer la porte aux illusions, qui sont dangereuses en cette matière, et qui ont eu cours presque dans tous les âges de l'Église, où on a vu beaucoup de personnes vertueuses s'engager dans de grands périls, faute de se tenir sur leurs gardes.
CHAPITRE VI
De l'Obéissance
Qu'est-ce que l'obéissance ?
C'est une vertu par laquelle un homme se soumet, en vue de Dieu, aux ordres et à la conduite d'un autre homme.
En quoi consiste la pratique de l'obéissance ?
Particulièrement en trois points. Le premier est d'être bien persuadé que l'obéissance que nous rendons au Supérieur ou à celui que nous avons choisi pour guide dans la vie spirituelle, nous tient dans l'ordre de la Providence, et que le commandement de l'homme est celui de Dieu. Le second est de recevoir le commandement du Supérieur, comme s'il partait véritablement de Jésus-Christ. Le troisième est d'obéir dans de certaines dispositions qui augmentent beaucoup la perfection et le mérite de l'obéissance.
Sur quoi est fondé le premier point de la pratique de l'obéissance ?
Sur trois principes si solides et si inébranlables, qu'il n'y a aucun lieu de douter qu'on ne fasse la volonté de Spirituel, Dieu, en faisant celle de son Supérieur. Le premier principe est de la Foi ; car Notre Seigneur ayant dit : Qui vous écoute m'écoute ; dès que le Supérieur est légitimement établi, on doit être assuré que c'est Dieu même qui gouverne par son ministère. C'est pour cela que S. Paul a dit : Que celui qui s'oppose aux Puissances s'oppose à un ordre dont Dieu est l'auteur. Le second principe est la fidélité de Dieu, qui n'abandonne jamais ceux qui se mettent entre ses mains : et comme c'est sur sa parole et pour l'amour de lui que nous nous engageons à obéir, il est engagé lui même à s'acquitter de sa promesse, et à récompenser notre confiance, en se servant pour nous conduire, du ministère de ceux auxquels nous nous sommes soumis pour l'amour de lui. Cette vérité est encore fondée sur l'expérience et sur la pratique des Saints, qui ont tous pris la voie de l'obéissance comme la plus sure et la plus agréable à Dieu, et qui ont souvent reconnu et protesté qu'elle ne les avait jamais égarés, et que Dieu n'avait jamais manqué à les conduire comme par la main. S. Bernard veut qu'on regarde le Supérieur comme le Lieutenant de Dieu ; qu'on lui obéisse comme on obéirait à Dieu même, excepté le cas où le commandement de l'homme serait manifestement contraire à la Loi de Dieu.
Mais si le Supérieur était homme qui se conduisît par passion, qui fût de mauvaises mœurs, que faudrait-il faire ?
Il n'en faudrait pas être moins convaincu de l'avantage qu'il y a à obéir ; parce que l'obéissance ne saurait jamais nuire à celui qui la pratique avec droiture d'intention, Dieu disposera toujours les choses, de manière que tout, jusqu'à la passion du Supérieur, tournera à l'avantage de celui qui obéit ; c'est de quoi on doit être bien convaincu : car si on n'était pas ferme sur cette vérité, l'obéissance serait détruite ; du moins elle serait très-imparfaite ; on s'en dégoûterait bientôt, et on se priverait d'un excellent moyen de perfection. C'est ce qui a fait dire à l'auteur du Livre de l'Imitation de J. C., que celui qui se soustrait à l'obéissance, se retire de la grâce.
Ce n’est donc pas aux bonnes qualités du Supérieur qu'on doit avoir égard en exécutant ses ordres ; tout ce qu'on doit considérer en lui, c'est qu'il tient la place de Dieu. Si on s'aperçoit qu'il manque de spiritualité ; que ses intentions ne soient pas droites ou que ses mœurs ne soient pas bonnes, il faut se souvenir de ces paroles de Notre-Seigneur : Les Scribes et les Pharisiens sont assis sur la chaire de Moyse. Observez donc, et faites tout ce qu'ils vous diront ; mais ne faites pas comme eux.
Saint Pierre qui avait puisé cette doctrine dans sa source, veut que nous obéissions à nos maîtres, non seulement quand ils s'attirent l'obéissance par leur bonté et leur douceur : mais encore lorsqu'ils sont rudes et fâcheux.
Quel est le second point de la pratique de l'obéissance ?
Il consiste à recevoir le commandement du Supérieur comme venant de Jésus-Christ. Cette disposition d'esprit n'est qu'une conséquence du principe Que nous venons de poser, et il n'en faut pas davantage pour parer à toutes les difficultés, et pour surmonter tous les obstacles. Tout homme persuadé que son Supérieur est revêtu de l'autorité de Dieu, qui parle par son organe, obéira de tout son cœur, et avec exactitude. Il ne s'agit donc que d'être bien convaincu de la première vérité que nous avons établie.
C'était la pratique de tous les anciens Pères du désert, comme il est aisé d'en juger par un grand nombre d'exemples rapportés par saint Jean Climaque et par Cassien. C'est la doctrine de saint Paul, qui exhorte les serviteurs à obéir à leurs maîtres selon la chair, dans la simplicité de leur cœur, et comme à Jésus-Christ même. D'où il est aisé de juger que le plus grand défaut dans celui qui obéit, est d'envisager l'homme dans celui qui commande, au lieu de n'y considérer que Dieu, dont il tient la place, et dont il déclare les Ordres. Car de là il arrive qu'on n'obéit aux Supérieurs que d'une manière naturelle ; volontiers à ceux qui sont agréables, et avec répugnance à ceux qui déplaisent ; parce qu'on manque de foi, et que sans la foi il ne saurait y avoir de véritable obéissance.
Quel est le troisième point de la pratique de l'obéissance ?
Il ajoute à ce que nous avons déjà dit, trois dispositions intérieures qui donnent à cette vertu sa plus grande perfection, et dont saint Ignace fait mention dans une Épitre écrite aux Religieux de son Ordre. La première est la soumission de l'esprit ; il faut sacrifier ses lumières à celles de son Supérieur, et s'interdire tout examen et toute réflexion qui tend à désapprouver ce qu'on ordonne. C'est ce que le même Saint appelle obéissance aveugle : les plus éclairés doivent la pratiquer comme les autres, et s'aveugler saintement sur tout ce qu'on leur commande, pourvu qu'il n'y ait rien de mauvais : et plus ils sont éclairés, plus le sacrifice qu'ils font de leur raison est délicat et agréable à Dieu. La seconde disposition que demande saint Ignace, est une sainte allégresse qui fait qu'on s'affectionne à ce qui est commandé, et qu'on se porte avec plaisir à l'exécuter. Cette joie vient de l'amour qu'on a pour J. C., qu'on regarde dans le Supérieur. Rien n'est plus conforme à la doctrine de saint Paul, qui veut que les serviteurs servent leurs maîtres avec affection. La troisième disposition est la diligence et l'exactitude dans l'exécution de ce qui est ordonné : il ne faut manquer à rien, ne rien négliger et faire chaque chose au temps marqué, sans user d'aucun délai. C'est la grande pratique des personnes Religieuses, d'obéir promptement, même au son de la cloche qui les appelle, jusqu'à laisser imparfaite la lettre qu'elles ont commencé à former.
L'obéissance ne gêne-t-elle point trop l'esprit de Dieu ?
Il se peut faire qu'elle le gène et qu'elle le limite en certaines choses, qui ne sont pas de conséquence ; mais c'est pour lui donner en d'autres plus importantes une plus ample étendue et une plus grande liberté. Il vaut bien mieux qu'un arbre soit fortement en raciné, que s'il poussait beaucoup de branches superflues : et lorsqu'il en pousse on doit les retrancher, pour le mettre en état de se fortifier par la racine, et de jeter ensuite d'autres branches plus étendues, qui portent du fruit. C'est ce que fait l'obéissance à l'égard de l'attrait de la grâce ; elle le borne quelquefois : mais ce qu'elle semble lui faire perdre d'un côté, elle le lui fait gagner au centuple par mille autres endroits. Sainte Magdelaine de Pazzi, sur le point de mourir, dit à son Confesseur que sa plus grande consolation était de ne s'être jamais écartée de l'obéissance, et que si elle ne s'était point égarée dans les voies extraordinaires par lesquelles Dieu l'avait fait passer ; elle le devait à sa soumission aux ordres de ses Supérieurs, qu'elle avait toujours consultés dans ses doutes.
CHAPITRE VII
Du Zèle
Qu'est-ce que le zèle ?
C'est une sainte passion qu'on a pour Dieu, qu'on voudrait voir aimé et honoré par toutes les créatures.
Quels sont les effets du zèle ?
Il en produit trois principaux, qui sont l'indignation contre tout ce qui offense Dieu, une grande ardeur pour tout ce qui peut contribuer à sa gloire, et un soin particulier du salut des âmes.
En quoi consiste cette indignation, qui est le premier effet du zèle ?
Elle consiste dans une sainte colère, qui donne aux serviteurs de Dieu un grand courage et une fermeté inébranlable, pour s'opposer à tout ce qui ose s'en prendre à Dieu, et pour le combattre de toutes leurs forces. Animés de cette colère, les hommes Apostoliques ne se donnent aucun repos, jusqu'à ce qu'ils soient venus à bout d'arrêter le mal ou de le détruire, et ils en viennent quelquefois à des actions vigoureuses et surprenantes. Témoin ce que fit N. S. pour chasser du Temple ceux qui y déshonoraient son Père. Témoin ce que l'Écriture a dit du Prophète Élie : Qu'il s'est élevé comme un feu, et que ses paroles brûlaient comme un flambeau ardent. Tel a paru saint François en plusieurs rencontres ; et on dit de saint Xavier, qu'il fit brûler la maison d'un Néophite, parce qu'on y avait sacrifié à une idole.
Cette indignation a pour objet trois sortes de maux, qui sont l'Idolâtrie, l'Erreur, qui a deux branches, l'Hérésie et le schisme, et enfin le Vice. Voilà ce qui allume le zèle des hommes apostoliques ; ils veulent briser les Idoles qu'on adore à la place du vrai Dieu ; abolir les erreurs qui combattent les vérités que le Seigneur a révélées, exterminer les vices, et corriger les mauvaises mœurs. Le zèle ne connaît point d'autres ennemis que ceux-là, et il ne se lasse jamais de les combattre.
Quel est le second effet du zèle ?
C'est une noble et sainte ardeur pour la gloire de Dieu et pour tout ce qui peut y contribuer ; en particulier, pour la propagation de la Foi, et pour la réformation des mœurs, et en général, pour toutes sortes de bonnes œuvres. Le but principal des âmes passionnées pour Dieu, est de le faire connaître aux Nations par la prédication de l'Évangile. Un autre objet de leur passion, c'est de rétablir la ferveur, et d'introduire la réforme partout où il en est besoin, et surtout dans l'état Religieux, qui est la plus illustre portion du troupeau de Jésus-Christ, et du Jardin de l'Église. Ce siècle a donné plusieurs de ces Zélateurs fervents, qui ont fait revivre dans les Corps Religieux l'esprit primitif de leur institution.
Outre ces deux grands objets, qui sont la publication de l'Évangile, et la réformation des mœurs, il n'est aucune sorte de bien spirituel, ni d' œuvre de miséricorde qui échappe au désir ardent de procurer la gloire de Dieu. Fonder des Hôpitaux, ériger des Confréries, former des Assemblées de piété, tout sert de matière aux ardeurs du zèle. Nous en avons un bel exemple dans saint Ignace ; tandis que par le ministère de ses enfants, il travaillait à la propagation de la Foi dans le Nouveau Monde, et à l'extirpation de l'hérésie par toute l'Europe, il travaillait lui-même dans Rome à l'établissement de plusieurs Maisons de piété, pour servir d'asile et de refuge aux Orphelins, et aux âmes pécheresses. C'est ce que les Dominiques et les François, ces deux grandes lumières de l'Église, avoient fait long temps avant lui, et par eux-mêmes et par leurs Disciples, qu'ils avoient envoyés par tout pour éclairer les nations, pour convertir les Hérétiques, et pour allumer dans le cœur des Fideles, le feu de l'amour de Dieu. En tout cela, il n'y a rien de surprenant pour qui connaît la nature du zèle. Un cœur embrasé du feu de l'amour de Dieu, voudrait embraser tous les autres, et il ne songe qu'aux moyens de faire connaître et servir celui qu'il aime.
Quel est le troisième effet du zèle ?
C'est un soin particulier et fervent pour sauver ses frères. Les hommes Apostoliques n'ont rien tant à cœur, et c'est en trois manières qu'ils procurent le salut des âmes ; en travaillant à leur conversion, en les consolant dans leurs besoins, et en les faisant avancer dans le chemin de la vertu. Leur premier soin est de les convertir ; leur zèle en cela embrasse tout et ne néglige rien ; ils font pour le salut d'un seul, autant que pour le salut de plusieurs. Saint Vincent Ferrier convertit cinq mille Sarrazins ; et saint Xavier entreprit un long et pénible voyage sur mer, uniquement pour la conversion d'un Soldat : il le vit en effet dans le vaisseau ; il le gagna par ses manières, il le toucha par ses paroles, et après l'avoir confessé, il s'en retourna, parce que c'était là tout le fruit qu'il s'était proposé de son voyage.
Ce n'est pas tout de convertir les âmes, il faut les aider, les soutenir, et ne point épargner ses soins, pour les consoler dans leurs états pénibles. On raconte du Père Balthazard Alvarez, qu'étant malade, une Carmélite qui l'était aussi, le fit prier de l'aller confesser ; qu'il y alla malgré tout ce que put faire pour l'en empêcher, le Frère qui avait soin de lui. Il tomba en effet en défaillance lorsqu'il fut auprès de la malade : et comme il s'en retournait après l'avoir confessée, son Compagnon ne manqua pas de lui dire, qu'on lui avait prédit ce qui venait de lui arriver ; à quoi le Père répartit : Vous ne savez pas, mon frère, de quel prix est aux yeux de Dieu la consolation qu'on donne aux âmes.
Le zèle ne s'en tient pas là : il ne lui suffit pas de convertir les âmes et de les consoler ; il travaille à leur avance ment dans la perfection. Les hommes Apostoliques se croient tous envoyés comme Jean-Baptiste, pour préparer au Seigneur un peuple qui soit parfait. Le même Père Balthazard Alvarez, dont nous venons de parler, regardait cette fonction du zèle comme une obligation étroite ; et il se croyait responsable à Dieu, du peu de progrès que faisaient les personnes qui étaient sous sa conduite. Sainte Thérèse qui avait un si grand zèle pour la gloire de Dieu, dit qu'elle a fondé son Ordre, afin de procurer au Seigneur un petit nombre d'amis qui fussent parfaits.
Tous les plus habiles Maîtres de la vie spirituelle ont été dans cette disposition ; ils ne se sont pas contentés de détourner du mal, les personnes qu'ils dirigeaient ; ils ont eu à cœur leur plus grande sainteté, et leur zèle ne pouvait souffrir en elles le moindre obstacle à la perfection. Saint François, après avoir fondé son Ordre, avait un si grand zèle pour la régularité, qu'ayant remarqué une légère imperfection dans un de ses Religieux, il fit éclater son indignation, s'écria, comme si le Monastère et tout l'Ordre eussent été en proie aux démons. S. Ignace imposait de grandes pénitences pour les moindres fautes, afin d'éloigner de sa Compagnie les plus légères imperfections. Telle est la nature du zèle de n'être jamais content, et de ne mettre point de bornes à ses bonnes intentions.
CHAPITRE VIII
De la liberté d'esprit
En quoi consiste la liberté d'esprit ?
À être exempt de soin : à n'être point troublé par le remord des péchés ; et à n'avoir nulle attache aux créatures.
Comment est-ce qu'être exempt de soin, contribue à cette liberté ?
En ce que ces soins gênent étrangement l'esprit. Et voilà pourquoi Notre-Seigneur qui connaissait bien la véritable liberté, qu'il voulait nous rendre par sa grâce, compare les soins qu'on se donne pour les richesses, à des épines qui déchirent et qui embarrassent le cœur. Voilà pourquoi il disait souvent à ses Disciples : Ne vous inquiétez point, et ne dites point : Qu'avons-nous pour manger et pour boire, et de quoi nous habillerons-nous ? S. Paul instruit de cette doctrine, disait aux fidèles : Ce que je désire de vous, c'est que vous n'ayez point de soins qui vous inquiètent. Mais afin que nous puissions nous conformer à cet avis de l'Apôtre, il faut savoir qu'elles sont les sources ordinaires d'où viennent la plupart des soins qui nous agitent.
La première est dans nos desseins, et dans les diverses entreprises que nous formons : nous les épousons d'ordinaire avec trop de chaleur, et nous n'avons point de repos jusqu'à ce que nous en ayons vu l'exécution ; et cet empressement excessif est un assujettissement et un véritable esclavage. On peut rapporter à cette première source tous les projets qu'on fait, et tous les soins qu'on se donne pour la subsistance, l'éducation, et l'établissement de sa famille : et c'est contre cette sorte de solitude que J. C. nous exhorte à nous armer de confiance, quand il dit : Votre Père céleste sait que vous avez besoin de toutes ces choses.
Ce qui fournit encore beaucoup de soins et de chagrins, c'est l'office et l'emploi dont on est chargé. On est plein de ce qu'on a à faire ; l'esprit est fatigué par l'application qu'il faut donner à mille occupations qui se succèdent les unes aux autres ; et comme la plupart ne savent ni recourir à Dieu, ni prendre les choses comme elles viennent, avec une sainte indifférence, ni se reposer sur la Providence de tout ce qui peut arriver ; on ne saurait manquer d'être souvent accablé, ou du moins de se trouver dans de très-grands embarras.
Les accidents imprévus et les affaires qui surviennent, sont aussi une source abondante de toutes sortes de chagrins, de troubles et de perplexités, pour ceux qui prennent les choses trop à cœur, et qui manquent de soumission aux ordres de Dieu. Un homme qui a un procès, avec quelle impatience en attend-il la décision ? Il n'y a point d'autre remède à ce mal que la confiance en Dieu, la résignation à sa volonté, et son saint amour. Celui qui aime véritablement, n'a point d'autre soin que celui d'aimer, qui n'en est pas un ; il se prête à tout, et il peut dire qu'il n'a jamais rien à faire ; parce que tout lui est égal, et que, pourvu qu'il aime, il a toujours réussi, quoiqu'il arrive. Le moindre souci qui entrerait dans son âme, y ferait le même effet qu'une paille dans son œil ; il faudrait l'en chasser incontinent ; son amour ne pouvant souffrir qu'il soit en peine pour quoi que ce soit, tandis que tout est réglé par la volonté de celui qu'il aime.
Qu'est-ce qui contribue encore à la liberté d'esprit ?
C'est de se garantir des péchés, dont le remord peut causer du trouble : car voilà les grands ennemis de la véritable liberté. Et c'est pour cela que le Fils de Dieu après avoir dit que celui qui pèche, est esclave du péché, ajoute ces paroles : Si le Fils vous affranchit, vous serez véritablement libres ; parce qu'il vous délivrera de vos péchés, et vous procurera la grâce de l'adoption, qui vous mettra dans la liberté des enfants de Dieu ; c'est-à-dire, que rien ne contribue davantage à perfectionner cette liberté, que de se conserver dans une grande pureté de cœur.
Les péchés sont-ils tous également contraires à la liberté d'esprit ?
Il n'y a que les péchés commis avec réflexion qui la détruisent ; les autres, qui sont de purs effets de la fragilité humaine, n'y apportent aucun obstacle ; parce qu'étant aussitôt effacés que reconnus et désavoués, ils ne sauraient troubler la paix intérieure, qui est le fondement de la liberté. Mais les péchés qu'on commet avec délibération, quoiqu'ils ne soient pas considérables de leur nature, produisent toujours quelque trouble ; ils pèsent quelque temps sur le cœur, et ceux qui sont sujets à les commettre, ne savent ce que c'est que la liberté dont nous parlons. C'est pour cela que l'homme véritablement spirituel, a peine à comprendre qu'on puisse offenser Dieu avec une pleine connaissance et de propos délibéré ; sa pratique est de s'éloigner du mal du plus loin qu'il l'aperçoit ; et comme il n'a rien qui l'embarrasse et qui le captive, il jouit toujours d'une parfaite liberté.
Les véritables enfants de Dieu ne tombent que par fragilité et par surprise ; leur cœur n'a point ou presque point de part à leurs chutes ; et à peine sont-ils tombés, qu'ils se relèvent pour marcher avec confiance. La miséricorde de Dieu qui les protège, et le feu tout-puissant du divin amour qui les embrase, consument leurs fautes journalières, et assurent leur liberté, en conservant leur cœur exempt de tache. On recouvre aussi la liberté d'esprit par la pénitence, et par l'humble confession de ses fautes devant Dieu et devant les hommes.
Quelle est la troisième chose en laquelle consiste la liberté d'esprit ?
À n'avoir nulle attache aux créatures. On peut être attaché aux personnes par affection et par amitié particulière. Lorsque cet attachement est trop sensible et trop fort, et qu'il va jusqu'à ne pouvoir se séparer qu'à regret, c'est une dépendance et une espèce d'assujettissement incompatible avec la liberté. Il y a des gens qui donnent leur affection aux biens extérieurs, à leurs richesses, à leurs maisons, à leurs meubles ; le soin de les conserver, et la crainte de les perdre sont de véritables liens qui enchaînent le cœur, et qui le rendent esclave de ce qu'il aime. Une âme généreuse ne peut rien souffrir qui la gêne ; saintement jalouse de la liberté, elle rompt jusqu'aux moindres liens pour aller aisément à Dieu.
On s'attache aussi beaucoup à certaines occupations. Les uns aiment le jeu, les autres l'étude, d'autres la chasse ; ils y pensent sans cesse ; c'est une passion qui les obsède, et qui ne leur laisse pas un moment de liberté pour penser à Dieu. Tant il importe de ne se point laisser dominer par ses occupations, et de se maintenir dans une sainte indifférence.
Le Prophète Isaïe avait sans doute en vue ces différents attachements dont nous venons de parler, lorsqu'il disait : Si vous ôtez la chaîne du milieu de vous, votre lumière se lèvera dans les ténèbres, et vos ténèbres deviendront comme le midi, le Seigneur délivrera vos os. Cette chaîne qui est au milieu de nous, exprime bien l'attache aux créatures ; et cette délivrance qu'on promet pour récompense à celui qui rompra cette chaîne, ne représente pas mal la liberté intérieure. Tout ce qu'il y a jamais eu d'âmes parfaites, ont mis leur principale application à se dégager de tout, et à réunir toutes leurs affections en Dieu, afin de pouvoir lui dire avec le Prophète : vous avez rompu mes liens, et je puis me glorifier d'être libre, depuis que je ne tiens à rien de créé.
Quelle est donc cette véritable liberté dont vous avez traité dans ce Chapitre ?
C'est, à proprement parler, une sainte indifférence, qui s'étend à tout ce qui n'est pas Dieu, et qui met, pour ainsi dire, le cœur au large, et en état de s'élever aisément à tout ce qu'il y a de plus parfait. Au reste, on comprend assez que nous parlons ici de la liberté morale, et nullement de la liberté naturelle, qu'on appelle le libre arbitre.
CHAPITRE IX
De la connaissance de Jésus-Christ
Que renferme cette connaissance ?
Tout ce qui regarde ce Dieu-Homme. 1. Son excellence et ses grandeurs, 2. Ses actions et ses Mystères. 5. Sa doctrine et ses paroles. 4. Ses travaux et ses souffrances. 5. Son esprit et ses vertus.
Quelles sont ses grandeurs ?
Pour en juger, il faut le considérer premièrement en lui même, et ensuite par les rapports qu'il a avec nous. En lui-même et par sa nature divine, il est Dieu, fils de Dieu, Fils unique de Dieu, principe du Saint-Esprit ; il est Verbe, mage du Père, sa splendeur et sa force. Il est encore en lui-même ; mais en conséquence de son Incarnation, le chef-d'œuvre de la main de Dieu, le Saint par excellence, l'Ange du grand Conseil, l'homme impeccable, le Trône et le Temple de la Divinité, celui que le Père, qui est Dieu, a marqué de son Sceau, et qui est né avant toutes les créatures, qui est plein de grâce et de vérité, le trésor de la Sagesse et de la Science, le Seigneur de toutes choses, devant qui la Terre, le Ciel et l'Enfer plient le genou.
Jésus-Christ considéré par rapport à nous, est notre Roi éternel, le Roi des Rois ; il est notre Chef, Maître et Docteur des Nations, Législateur, Prêtre, Pontife éternel, Père du siècle futur, le Prince de la Paix, le Sauveur des pécheurs, l'Auteur de la vie, la gloire de son Peuple, notre Médiateur, notre Avocat, le Vainqueur des Puissances infernales, qui nous tenaient captifs, la Victime éternelle, digne de la majesté de Dieu, le Juge des vivants et des morts. À quoi on peut ajouter tous les honneurs que le Fils de Dieu a reçus pendant sa vie mortelle, soit de la part de son Père, soit du côté des Anges et des Démons.
Quelles actions distinguez-vous en Jésus-Christ ?
On en peut distinguer de deux sortes, les unes ordinaires et communes, les autres extraordinaires et mystérieuses. Parmi ses actions communes et ordinaires, il y en a qui sont seulement humaines et morales ; comme sa conversation, ses voyages, la manière dont il appela ses Disciples, ses prédications, ses jeûnes, ses prières, sa retraite au désert, et plusieurs autres. Il y en a qui sont humaines et divines, que l'École appelle Théandriques ; et ce sont ses miracles, la résurrection des morts, la guérison des malades, la délivrance des énergumènes, la connaissance qu'il avait des cœurs et des plus secrètes pensées, l'empire absolu qu'il exerçait sur les éléments.
Parmi ses actions extraordinaires et mystérieuses, on compte son Incarnation, sa Naissance, sa Circoncision, sa Présentation au Temple, son Baptême, sa Transfiguration, l'institution de la sainte. Eucharistie, sa Passion, sa Mort, sa Sépulture, sa Résurrection, son Ascension. Mais à parler exactement, ce ne sont point là des actions particulières, ce sont plutôt des événements qui ont partagé sa vie en différents Mystères, et qui servent de fondement aux divers états par lesquels il a passé ; tels que sont l'état de son Enfance, de sa Vie souffrante, de sa Mort, de sa Gloire, etc.
Quelle est la Doctrine de Jésus-Christ ?
C'est celle qu'il a enseignée aux hommes : on peut la réduire à douze points principaux. 1. Aimer Dieu de tout son cœur, et le chercher en toutes choses. 2. Reconnaître le Médiateur entre Dieu et les hommes ; s'attacher à sa personne, et compter sur ses promesses. 5. Aimer son prochain, et fui faire toute sorte de bien. 4. Avoir une droite intention en toutes ses œuvres. 5. Aimer l'humilité, la pauvreté et les souffrances. 6. S'étudier d'une manière particulière à la patience et à la douceur. 7. Fermer les yeux à toutes les choses du monde, pour n'envisager que le Ciel. 8. Renoncer à soi-même, être prêt à tout perdre, et la vie même pour Dieu. 9. Faire pénitence. 10. Craindre la Justice et les Jugements de Dieu. 11. Aimer la prière, et y vaquer assidûment. 12. Penser à l'éternité, et vivre dans une vigilance continuelle.
Il faut rapporter à sa Doctrine les malédictions qu'il a lancées contre les méchants ; par exemple, contre les Docteurs de la Loi : Malheur à vous, Scribes et Pharisiens ; les paroles de consolation qu'il a adressées aux gens de bien, comme celles de la dernière Cène, à ses Disciples ; et enfin ses Prophéties sur la fin du monde, sur la destruction du Temple et de la Synagogue.
Que dites-vous des souffrances de Jésus-Christ ?
Il y en a de trois sortes ; savoir, les peines qui ont partagé sa vie ; ses humiliations et ses opprobres ; ses douleurs et ses tourments. On peut mettre au nombre de ses peines, son séjour de neuf mois dans les sacrés flancs de la sainte Vierge ; les faiblesses et les misères de l'Enfance ; sa fuite en Égypte ; le rude travail qu'il faisait dans la Boutique de S. Joseph ; la fatigue de ses voyages ; ses veilles assidues et ses jeûnes presque continuels ; les persécutions qu'il a souffertes de la part des Juifs, et son extrême pauvreté.
À ses humiliations et à ses opprobres, se rapportent sa naissance dans une étable, son obéissance à la Loi de la Circoncision, la Purification de sa sainte Mère, et sa présentation au Temple ; sa soumission à l'autorité de ses Parents, les injures qu'il a reçues, la trahison de Judas, l'abandonnement des autres Apôtres, le mauvais traitement qui lui fut fait chez les Pontifes, chez Pilate, et dans le Palais d'Hérode, les insultes qu'il souffrit de la part des Soldats en dérision de sa royauté, l'affront que lui fît Pilate lorsqu'il le mit en compromis avec Barabbas, le genre ignominieux de sa mort, les outrages qu'il reçut tandis qu'il était sur la Croix.
Ses douleurs et ses tourments appartiennent à sa Circoncision, à son Agonie au Jardin des Oliviers, à sa flagellation, au couronnement d'épines, à la pesanteur de sa Croix, et au crucifiement.
Que faut-il remarquer dans l'esprit et dans les vertus de Jésus-Christ ?
Il faut y remarquer la force, la douceur et la sainteté, trois qualités qui font le caractère de ses vertus, aussi bien que de son esprit.
Par où jugez-vous de la force de son esprit ?
Par son courage et sa générosité, par son exacte sévérité à reprendre les vices, par sa prudence et sa dextérité à confondre ceux qui voulaient le surprendre, par sa fermeté inflexible dans la poursuite de ses desseins pour la gloire de son Père, par l'ardeur de son zèle, par la puissance de ses paroles.
En quoi se montre la douceur de son esprit ?
Dans son humilité, dans sa douceur ; dans sa patience et dans son silence héroïque ; dans sa condescendance, et sa facilité à pardonner ; dans sa charité pour tout le monde, et dans sa tendresse pour ses amis ; dans sa complaisance, et dans la douceur de ses manières ; dans sa candeur et sa simplicité ; dans la tranquillité et la sérénité merveilleuse de son âme.
Quelle est la sainteté de son esprit ?
On peut en juger par son attachement inviolable au service de son Père, par le dégagement de soi-même et de toutes les créatures, par son assiduité à l'oraison, par ses fréquentes élévations à Dieu, par son exactitude à observer la Loi et les pratiques de piété ; il voulut recevoir le Baptême de S. Jean ; il se rendait au Temple les jours de Fête, il renvoyait aux Prêtres ceux à qui il avait rendu la santé.
Voilà de quoi s'occupent les saintes âmes ; voilà leur science et leur trésor ; elles observent dans l'Évangile jusqu'au moindre trait de la vie de Jésus-Christ, elles le repassent ensuite dans leur esprit ; elles le prennent pour modèle ; elles se nourrissent de la connaissance de J. C. ; elles en font leurs délices.
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