dimanche 19 janvier 2020

De l'activité naturelle, par le R.-P. Jean-Joseph Surin


Extrait du CATÉCHISME SPIRITUEL DE LA PERFECTION CHRÉTIENNE, TOME II, Composé par le R. P. J. J. SURIN, de la Compagnie de Jésus :




De l'activité naturelle



Qu'entendez-vous par l'activité naturelle ?

J'entends la force de l'âme, lorsqu'elle agit par elle-même au préjudice du mouvement de la grâce.


Quel mal trouvez-vous dans cette activité ?

Elle est un obstacle à la grâce, au mouvement de laquelle elle substitue son propre mouvement et sa manière d'agir, qui est souvent très imparfaite. Nous en avons parlé dans le premier volume, mais non pas aussi amplement que le demande l'importance de cette matière.


Cette activité est-elle toujours également dangereuse ?

Elle l'est plus ou moins, selon le principe qui la produit et les effets qu'elle cause. On peut en distinguer comme trois degrés.


Quel est le premier ?

C'est le plus grossier et le plus dangereux ; il consiste dans une ardeur naturelle, qui fait que certaines personnes ne peuvent rien entreprendre qu'avec impétuosité, et sans quelque mouvement de passion. Ce n'est jamais la raison seule qui les fait agir, ou la seule nécessité qui les mène, leur action est toujours véhémente et fougueuse. Cette disposition est fort contraire à la grâce, parce qu'elle est suivie de dérèglement, et qu'elle jette dans les ténèbres. Le principe de cette activité est l'amour-propre, et le désir de se satisfaire ; à peine a-t-on commencé qu'on voudrait avoir achevé. De là vient une rapidité que rien n'arrête, et qui, produisant la précipitation et le trouble, dérange le cœur et lui ôte sa tranquillité.


Quel est le second degré d'activité ?

C'est une autre sorte d'impétuosité qui n'est pas si dangereuse que la première, parce qu'elle se trouve dans des personnes qui ont la conscience délicate, et qui ne veulent souffrir aucun désordre dans leur intérieur. Cependant, faute de réflexion, elles se laissent aller à leur empressement naturel, et n'écoutent pas assez le Saint-Esprit, qui n'agit que dans le calme et avec tranquillité. Elles n'ont pas aussi assez de soin pour empêcher que la propre volonté ne se glisse dans leur action ; de sorte que si le succès ne répond pas à leur attente, il leur en revient du trouble, de l'inquiétude, du chagrin et de la tristesse. Ce qui n'arriverait pas, si au lieu de se déterminer par elles-mêmes, et d'agir par leur propre choix, elles attendaient le mouvement de la grâce pour n'agir que par le motif de la volonté de Dieu. Voilà ce que c'est que l'activité naturelle, qu'on peut appeler empressement dans ce second degré où elle n'est point si vicieuse, ni si préjudiciable que dans le premier. Bien des âmes qui désirent la perfection, sont sujettes à ce défaut, et le comptent pour rien, parce qu'elles ne comprennent pas combien il est contraire à la perfection où elles aspirent, et quel grand obstacle il apporte à l'opération du Saint-Esprit, qui les aiderait beaucoup plus s'il les trouvait plus tranquilles.


Quel est le troisième degré d'activité ?

C'est un défaut beaucoup plus subtil, et beaucoup plus difficile à connaître que les deux autres. Il se trouve dans les personnes qui ont les passions fort modérées, et les intentions fort pures. Quoiqu'elles désirent sincèrement la plus grande perfection par un trait d'amour-propre dont elles ne s'aperçoivent point, elles se font une habitude d'agir par leur propre mouvement, sans consulter et sans attendre la grâce ; ce qui leur porte un préjudice plus grand qu’elles ne sauraient croire : car il arrive par cette conduite qu'il se forme entre Dieu et l'âme une espèce de milieu qui empêche de voir la lumière divine ; de sorte qu'on opère souvent dans les ténèbres. Le Saint-Esprit voyant que l'âme s'introduit elle-même, se retire en la privant de son assistance particulière, et la laisse agir avec beaucoup moins de perfection que si elle avait attendu le mouvement de ce divin Esprit.
Pour bien comprendre cette vérité, il faut savoir que nous avons en nous deux principes qui concourent à nos actions, qui sont la nature et la grâce. Le bon ordre demande que la grâce gouverne, et que la nature obéisse. Lorsqu'un Écrivain conduit la main de son disciple pour le former à l'écriture, il faut que le disciple agisse, autrement il n'apprendrait rien ; mais il faut qu'il agisse mû et guidé par la main du maître qui conduit la sienne. Si le disciple prévient le maître, il ne peut que gâter l'ouvrage ; son avancement dépend de son attention et de sa docilité à suivre le mouvement de celui qui le conduit. Il en est de même de la grâce, elle est prête à nous guider dans nos actions ; le défaut des hommes, même les plus vertueux, est d'agir par eux-mêmes, c'est-à-dire de prévenir la grâce, au lieu d'attendre que la grâce commence. Ce mouvement précipité de l'homme vient de l'activité naturelle, qui interrompt l'action de Dieu, et met obstacle à l'entière perfection des âmes. C'est pour cela que les derniers et les plus grands efforts des personnes vertueuses, tendent à supprimer cette activité.


Que faut-il faire pour en venir à bout ?

Il faut se servir de ces trois pratiques ; la première, est de faire une étude particulière de se retenir lorsqu'on se sent porté avec impétuosité à quelque chose qu'on désire, si on n'est pas pressé de la faire par obligation ; car quoiqu'on puisse faire ce qu'on désire, lorsqu'on ne désire rien de mauvais, c'est toujours un mal de le faire par un principe naturel, tel qu'est celui de contenter son désir. Il est bon dans ces occasions de s'arrêter et de suspendre son action pour modérer l'activité qui emporte ; par-là on apprend à se rendre maitre du mouvement naturel, qui presse le cœur avec importunité, et qui y laisse toujours quelque trouble et quelque espèce d'obscurcissement dont on ne s'aperçoit pas.
La seconde pratique pour réprimer l'activité naturelle, et pour se disposer à recevoir le mouvement de la grâce, c'est de consulter souvent Dieu dans les affaires un peu considérables, de soupirer après la lumière divine, de la demander avec constance, et (comme le conseillait saint Ignace à ses enfants) de ne rien entreprendre d'important qu'après avoir eu recours à l'oraison, pour connaître la volonté de Dieu ; C'est un des exercices les plus essentiels de la vie intérieure, par lequel on s'attire l'assistance particulière du S.-Esprit. Et quoique la volonté divine ne se manifeste pas d'abord avec évidence à ceux qui la cherchent de cette manière, il est vrai pourtant que cette fidélité à recourir à Dieu ici est très-agréable, et qu'elle prépare bien l'esprit à recevoir la lumière divine.
La troisième pratique qu'il faut ajouter aux deux autres, c'est que dans les affaires de quelque conséquence on ne se contente pas de consulter le Seigneur ; mais qu'en effet on attende pour l'exécution le mouvement de la grâce. Dieu qui a beaucoup d'égard aux efforts qu'on fait pour lui plaire, content de cette fidélité, ne manquera point de faire connaître à une âme par quelque mouvement intérieur, ou par quelque trait de lumière, le parti qu'elle doit prendre, et la manière dont elle doit se comporter. Il est vrai que comme nous sommes grossiers, et que cette lumière est fort subtile, l'homme aura de la peine à la distinguer au commencement ; mais dans la suite elle se rendra sensible, et remplira d'une joie parfaite l'homme qui se verra ainsi sous la main de Dieu, et conduit par son Esprit en toutes choses.


Que doit-on faire lorsqu'on, n'aperçoit pas cette lumière ?

Le meilleur parti qu'on puisse prendre dans cette incertitude de ce qu'on doit faire, c'est de dresser son intention à Dieu, s'appliquant sincèrement et de toutes, ses forces à se dégager de toute attache à ses propres intérêts, à renoncer à toutes les vues humaines, et à toutes les satisfactions naturelles, pour chercher uniquement la plus grande gloire de Dieu, sans se flatter ni se ménager en rien. Par cette fidélité on achève de se disposer à sentir le mouvement de Dieu et à distinguer sa lumière ; et on arrive enfin à l'état dont nous avons parlé au commencement de cet ouvrage, lorsque nous avons défini l'homme parfait, celui qui est conduit en toutes choses par le mouvement de la grâce, et par la direction du Saint-Esprit. Cet état qui est la disposition ordinaire des Saints, n'empêche pas qu'ils ne donnent dans quelques faiblesses qui sont des suites de la fragilité humaine. Mais comme ces faiblesses sont rares et de peu de conséquence, et que peu doit être compté pour rien en cette matière, il reste toujours vrai que les Saints sont guidés en tout par l'esprit de Dieu qui habite en eux.



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