Pages

samedi 19 septembre 2020

De la simplicité



Saint François d'Assise

Il est plus aisé de sentir ce que c'est que la simplicité que de la définir. Pour comprendre ce que c'est, considérons-la d'abord en Dieu ; nous la considèrerons ensuite dans l'âme intérieure, et nous en conclurons qu'en Dieu, ainsi que dans la créature, la simplicité est la source, le principe et le comble de toute perfection.
Dieu est infiniment parfait en tout genre de perfection, parce qu'il est un être infiniment simple. Il est éternel parce que son existence n'ayant ni commencement, ni aucune espèce de succession de moments, est simple et indivisible dans sa durée. Il n'y a par rapport à Dieu, ni passé, ni futur, mais un présent immobile. On ne peut pas dire de lui comme de la créature, il a été, il sera, mais il faut dire il est ; et cet il est comprend d'une manière ineffable tous les temps réels et imaginables, sans avoir avec eux aucune mesure commune.
Dieu est immense parce que son existence est infiniment simple quant à la présence. Il est partout et il n'est borné ni renfermé nulle part. Nul corps, nul esprit ne peut être nulle part, parce que tout corps est essentiellement borné à l'espace qu'il remplit, et que tout esprit créé n'existe et n'agit qu'où Dieu veut qu'il existe et qu'il agisse.
La science de Dieu est infinie, parce qu'elle est simple ; il n'y a en lui ni raisonnement, ni multiplicité d'idées, comme dans les intelligences créées. Il n'a qu'une seule idée qui embrasse la connaissance de toutes choses et de lui-même. Il en est ainsi de toutes les perfections divines. La simplicité en est le caractère ; et elles ne sont infinies que parce qu'elles sont simples.
Ses œuvres, au-dehors, sont variées et peuvent l'être à l'infini ; les opérations de sa grâce, de sa justice, de sa miséricorde sont variées de même, si on les considère dans les créatures qui en sont le terme. Mais ces œuvres et ces opérations, considérées en Dieu, ne sont autre chose que son action infiniment simple ; action qui, dans sa simplicité, s'étend à tout dans l'ordre physique et dans l'ordre moral.
La fin que Dieu se propose dans tout ce qu'il fait, dans tout ce qu'il commande, ou défend, ou permet, est infiniment simple, et n'a qu'un seul objet qui est sa gloire. C'est à sa gloire que se tourne nécessairement tout ce qui arrive ici-bas, aussi bien que la félicité des bons dans l'autre vie, et le malheur des méchants.
Ainsi, sous quelque aspect qu'on envisage Dieu, il est simple, et la simplicité est en lui la racine de l'infinité. L'intelligence éclairée de la lumière divine saisit cette grande et sublime vérité ; elle la contemple, mais elle ne saurait ni l'approfondir, ni la comprendre ; Dieu seul peut concevoir son infinie simplicité. Le peu que je viens d'en dire suffit pour nous en donner une idée juste, quoique imparfaite.
Il est évident que la simplicité ne peut jamais être dans la créature ce qu'elle est en Dieu. Mais il n'est pas moins évident que la perfection de la créature consistant dans sa ressemblance avec Dieu, plus elle devient simple à sa manière, plus elle est parfaite. Tout ce que Dieu opère dans une âme pour la rendre sainte se réduit donc à la simplifier ; et toute la coopération qu'il exige de cette âme, consiste à ce qu'elle se laisse arracher toute espèce de multiplicité pour passer dans la simplicité par une participation de celle de Dieu.
Lors donc que l'âme s'est donnée parfaitement à Dieu, afin qu'il fasse d'elle tout ce qu'il lui plaira dans le temps et dans l'éternité, il la simplifie d'abord dans son fond, en y mettant un principe d'amour infus et surnaturel, qui devient le mobile simple et unique de sa conduite. Elle commence à aimer Dieu, sans autre motif que d'aimer ; elle l'aime pour lui-même et non pour elle ; elle rapporte tout à cet amour, même sans y penser expressément et sans y faire attention : l'amour est le simple et unique regard de cette âme ; elle est toujours hors d'elle-même, ou du moins elle tend toujours à s'en dépouiller et à se transporter dans l'objet aimé.
Dieu la simplifie dans son intelligence. La multitude des pensées qui l'obsédaient auparavant tombe ; elle ne peut plus réfléchir, ni faire de raisonnements et de discours. Une lumière simple, mais indistincte, l'éclaire ; elle marche à la faveur de cette lumière, sans apercevoir d'objet particulier. Son oraison, chargée auparavant de considérations, d'affections, de résolutions, devient simple ; l'âme est occupée, et cependant elle ne s'occupe à rien ; elle sent et elle goûte sans pouvoir dire ce qu'elle goûte. Ce n'est point un sentiment particulier ; c'est un sentiment confus et général, qu'elle ne peut expliquer. Ne lui demandez pas sur quoi elle a fait oraison : elle ne le sait pas ; aucune idée ne s'est présentée à son esprit, ou elle ne s'est arrêtée à aucune de celles qui se sont offertes : ce qu'elle sait, c'est qu'elle s'est mise en oraison et qu'elle y a été comme il a plu à Dieu, tantôt sèche, tantôt consolée, tantôt recueillie sensiblement, tantôt distraite involontairement, mais toujours paisible et unie à Dieu dans son fond : elle passe ainsi les heures entières sans ennui, sans dégoût, vide en apparence de toute pensée et de toute affection : c'est que sa pensée et son affection son simples, et se terminent immédiatement à Dieu, l'être infiniment simple. L'âme est à peu près de même hors de l'oraison ; soit qu'elle lise, soit qu'elle parle, soit qu'elle s'occupe du travail et de soins domestiques, elle sent qu'elle est moins à ce qu'elle fait qu'à Dieu pour qui elle le fait, et que Dieu est l'intime occupation de son esprit ; en sorte qu'à cet égard son oraison et son attention à Dieu sont continuelles, et ne sont distraites par aucun objet extérieur. Cette simplicité de la vue de l'esprit se perfectionne de jour en jour, et le grand soin de l'âme est d'écarter tout ce qui la ramène à la multiplicité.
Dieu simplifie la volonté en la réduisant à un seul but, à un seul objet, à un seul désir, qui est l'accomplissement de la volonté divine. L'âme n'est plus fatiguée, comme autrefois, par mille désirs, mille soucis, mille inquiétudes. Ses affections se trouvent toutes concentrées en une seule ; elle aime tout ce qu'elle doit aimer : parents, mari, enfants, amis, mais elle ne les aime qu'en Dieu et du même amour dont elle aime Dieu. Elle ne sait plus si elle veut quelque chose, parce que son vouloir est confondu avec celui de Dieu, et que Dieu veut pour elle à chaque moment ce qui lui est le plus convenable. C'est ainsi que sa volonté simplifiée trouve son repos et son centre dans celle de Dieu.
Dieu la simplifie en la détachant peu à peu d'elle-même et de tout regard sur son propre intérêt, de toute attention même sur sa situation actuelle. Tout ce qu'elle aimait auparavant, jeu, conversations, lectures, curiosités ; tout cela lui devient insipide ; le commerce des créatures ne lui cause que du dégoût : elle ne s'y prête que par devoir et par bienséance ; Dieu la tire sans cesse au-dedans et la sépare de tous les objets extérieurs. Il lui ôte par degrés tout regard sur elle-même et sur ce qui se passe en elle, parce que ce regard, ainsi partagé et fixé tantôt sur Dieu et tantôt sur elle, ne serait pas simple ; en sorte qu'elle vient à ne plus savoir comment elle est, à n'y plus penser, à ne point s'en embarrasser et à rejeter soigneusement toute pensée dont elle serait l'objet, afin que Dieu l'occupe tout entière. Il lui ôte par la même raison toute vue de son propre intérêt, parce que sa vue et son intention ne seraient pas simples si, à l'intérêt de Dieu elle joignait la recherche du sien, comme distingué de celui de Dieu. Elle n'envisage donc plus ses actions, ses bonnes œuvres, sa perfection, par rapport à elle, ni comme quelque chose qui l'intéresse personnellement ; mais elle voit tout cela par rapport à Dieu, comme des choses qui viennent de lui, qui lui appartiennent, et dont il peut disposer à son gré.
Dieu la simplifie dans toute sa conduite extérieure. Nul détour, nulle feinte, nulle dissimulation, nulle intrigue, nulle prétention, nulle affectation, nul respect humain. Elle va simplement comme Dieu la pousse ; elle dit, elle fait ce qu'elle croit être de son devoir, sans se mettre en peine de ce qu'on dira, de ce qu'on pensera. Ses discours sont simples, vrais, naturels ; elle ne prépare rien ; elle dit ce que l'esprit de Dieu lui suggère, sans s'embarrasser des suites. Quand il s'agirait de son honneur, de son bien, de sa vie, elle ne voudrait pas dire un mot ni faire une démarche d'elle-même ; mais elle laisse Dieu arranger toutes choses ; et elle ne voit que lui en tout ce qui lui arrive de la part des créatures.
Voilà un tableau raccourci de la simplicité chrétienne, telle qu'elle se trouve dans une âme qui se laisse conduire à Dieu. Et il est aisé de voir que cette vertu embrasse toute la perfection des voies intérieures ; qu'elle en est le commencement, le milieu et la fin, et que l'âme est parvenue au plus haut degré de sainteté, lorsqu'étant devenue parfaitement simple, elle ne voit en tout que Dieu, elle n'aime en tout que Dieu, elle n'a d'intérêts que les intérêts de Dieu, c'est-à-dire sa gloire et l'accomplissement de son bon plaisir.
On conçoit maintenant pourquoi les âmes intérieures sont méprisées du monde, qui est tout entier dans la malignité, comme dit saint Jean, et dans la multiplicité des objets créés, tandis qu'elles, de leur côté, sont toutes dans l'innocence, la candeur et la simplicité. Ce sont deux esprits tout opposés, dont l'un rejette, condamne et réprouve l'autre. Le monde n'est que feinte, dissimulation, tromperie, amour-propre ; il rapporte tout à soi et à son intérêt temporel. Les âmes intérieures sont tout le contraire ; et, par cette raison, elles passent à ses yeux pour des insensées.
On conçoit encore pourquoi ces mêmes âmes sont haïes et détestées des âmes propriétaires, quoique dévotes et vertueuses d'ailleurs : c'est qu'elles tiennent des routes toutes différentes ; c'est que les unes servent Dieu pour lui-même, sans regard à leur propre intérêt, ce qui est une suite nécessaire de la simplicité ; au lieu que les autres se recherchent elles-mêmes dans le service de Dieu, s'approprient tout, sont avides du sensible, veulent toujours des assurances, et ne sauraient consentir à se perdre de vue un instant. Il est impossible que des dévotions si contraires sympathisent, et que les âmes simples et abandonnées n'aient beaucoup à souffrir des autres, qui voient dans les premières une condamnation tacite de leurs principes et de leur conduite.
Enfin, l'on conçoit pourquoi la sainteté des âmes intérieures est absolument ignorée sur la terre, à moins que Dieu ne la manifeste lui-même. C'est que la simplicité les fait marcher dans une voie commune à l'extérieur, qu'elles n'affectent aucune singularité, qu'elles ont peu de pratiques, que tout se passe au-dedans, et qu'elles se cachent non-seulement aux autres, mais à elles-mêmes. Dieu veut qu'elles soient toutes pour lui ; il les cache dans le secret de sa face ; et, pour mettre plus en sûreté les grâces singulières qu'il leur fait, il permet presque toujours qu'elles soient humiliées, calomniées, persécutées. Ainsi Jésus-Christ a-t-il été méconnu et rejeté des Juifs, et n'a-t-il été glorifié qu'après sa mort.


(Extrait du Manuel des âmes intérieures)


Reportez-vous à De la Simplicité, par le R.-P. Jean-Joseph SurinSur ces paroles : Vous avez tiré votre parfaite louange de la bouche des enfants et de ceux qui sont à la mamelleSur le Crucifix, L'intérieur de Jésus-Christ, Sur Jésus-Christ, La crèche, L'intérieur de Marie, De l'amour pur, De la jalousie de Dieu, De l'enfance spirituelle, De la lumière divine, Vérités fondamentales touchant la vie intérieure, De la paix de l'âme, De la vie de l'âme, Du repos en Dieu, Sur l'Amour de Dieu, De la confiance en Dieu, De la prière continuelle, Dieu seul, Sur les réflexions dans l'oraison, De la pensée de l'éternité, Sur la pensée de la mort, Sur les paroles du Psaume LXXXll : Je suis devenu, en votre présence, comme une bête de somme, et je suis toujours avec vous, Marthe et Marie, De la pureté d'intention, Le prix d'une âme, De la Providence de Dieu sur ses enfants, De la générosité, De l'anéantissement, Du moi humain, Conduite à tenir à l'égard des tentations, De la violence qu'il faut se faire à soi-même, Des tentations, Du directeur, Du cœur humain, Du monde, Faiblesse et corruption du cœur humain, Aveuglement de l'homme, Remèdes à l'amour-propre, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De l'amour du prochain, De l'esprit de Foi, De la fidélité aux petites choses, Sur les trois mots qui furent dits à saint Arsène : Fuyez, taisez-vous, reposez-vous, De l'emploi du temps, Ce que Dieu nous demande, et ce qu'il faut demander à Dieu, Commerce : Image de la vie spirituelle, De la liberté des enfants de Dieu, Instruction sur la Grâce, Instruction sur la Prière, Sur la sainteté, De la Crainte de Dieu, Conduite de Dieu sur l'âme, Moyens d'acquérir l'amour de Dieu, Quels moyens prendrez-vous pour acquérir, conserver et augmenter en vous l'amour de Dieu ?, Litanies de l'amour de DieuSoupir d'amour vers Jésus, Prière de Sainte Gertrude, Élan d'amour, Prière, Acte d'amour parfait, de Sainte Thérèse d'Avila, Prière de Saint Augustin, pour demander l'amour divin, Motifs et marques de l'amour de Dieu, De l'amour parfait, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Se conformer en tout à la volonté de Dieu, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Instruction sur la Charité, Méditation sur l'excellence de la Charité, Prière pour demander la charité, De la force en soi-même et de la force en Dieu, De la consommation en la Grâce, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Sur la croix, De la Simplicité, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De la véritable Sagesse, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Des Vertus, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De l'Union avec Jésus-Christ, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Le Paradis de la Terre, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De la paix du cœur, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De la véritable Sagesse, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Avis important pour ceux qui ont des peines d'esprit, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Sur la vie nouvelle en Jésus-Christ, De l'activité naturelle, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De la vie parfaite, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De la Mortification, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Des moyens de parvenir à la vraie et solide vertu, Idée de la vraie Vertu, De la vraie et solide dévotion, Degrés des vertus qu'on se propose d'acquérir, Pour bien faire l'oraison et pour en tirer le fruit qu'on a lieu d'en attendre, En quelque état que vous soyez, rendez respectable, par vos sentiments et votre conduite, votre titre de Chrétienne, En quoi consiste l'exercice de la présence de Dieu, De la doctrine de Jésus-Christ, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, et Des Conseils Évangéliques, par le R.-P. Jean-Joseph Surin.